la culture en communs entretien avec Philippe Aigrain

Si la gratuité ne vient pas à vous, allez à elle : tel semble être le principe des réseaux « de pair à pair ». Ces nouvelles formes de partage et de gestion de domaines communs, si elles défient la logique capitaliste, sont aussi source d’inquiétude pour les producteurs de ces biens, souvent très peu fortunés. De là deux attitudes : soit ajouter des lois aux lois pour protéger la propriété, soit prendre appui sur les pratiques qui s’inventent pour imaginer d’autres manières de rémunérer la création.

Les débats autour de la loi « Création et Internet » (Hadopi) ont mis en scène une opposition très vive entre deux interprétations des échanges de fichiers sur internet : le vol et le partage. Vous-même avez contribué à fonder le collectif La quadrature du net, dont le mot d’ordre est « Partager n’est pas voler ! » Que se joue-t-il selon vous dans cette opposition ?

Le partage correspond à un mouvement profond dans le rapport à la connaissance et aux biens culturels. Sont en jeu dans tous ces débats sur la propriété intellectuelle les droits de chacun à accéder aux connaissances, de créer en utilisant ce qui existe, de partager avec d’autres ce qu’on aime. Or la technologie permet aujourd’hui à chacun de copier et de faire circuler, à l’infini, de l’information et des œuvres. Cela perturbe bien entendu les équilibres économiques, notamment dans les champs artistiques et culturels. Je fais partie des gens pour qui la solution doit être recherchée du côté de la mutualisation d’un certain nombre de biens que l’on peut considérer comme « communs ». À la différence des biens physiques, les biens numériques sont non-rivaux et non-exclusifs, comme le disent les économistes. Lorsqu’on vole une montre, son ancien propriétaire ne peut plus s’en servir. Mais un bien numérique, à l’image d’une idée ou d’une formule moléculaire, se diffuse par multiplication, non par accaparement ; il peut être partagé entre deux, vingt, trente personnes sans qu’aucune en soit privée. Comment penser l’économie de ces transactions et échanges, dès lors qu’ils ne peuvent être limités sans dommage pour les libertés et que doivent être pris en compte les problèmes de subsistance des créateurs ? Comment assurer une coexistence pacifique entre des espaces hors marché, où sont produits et utilisés des biens communs, et une économie de transactions monétaires qui formule aujourd’hui la question en termes de vol et de pillage de biens propriétaires ? C’est là toute la question.

Vous proposez des formes de mutualisation. Dans des domaines comme l’école ou les transports, l’État pourrait sans doute se porter garant de la socialisation de biens collectifs. Quel rôle vous paraît-il devoir jouer ici ? À supposer seulement qu’il doive en jouer un ?

Il y a deux questions en effet. On trouve dans le monde des militants du Libre des approches de laisser-faire libertarien qui s’expliquent assez bien par le fait que les gens qui ont grandi pendant les quarante dernières années n’ont vu dans les États que les garants des intérêts des grands industriels, de ce que j’ai appelé le « capitalisme informationnel », tant de la pharmacie par exemple que de l’industrie des médias. Mais l’État a cette capacité d’obliger les gens à se rencontrer et à confronter leurs propositions. On pourrait imaginer une situation de politique tribalisée où chacun construirait dans son îlot ; les îlots interagissant bien sûr, nos sociétés sont très fortement interdépendantes mais sans effort conscient de prise en compte des propositions adverses. Sauf que l’État y contraint. Même si les intérêts des grands industriels ont trouvé en lui un soutien réel dans la période récente par ailleurs, il continue de jouer d’autres fonctions. Malgré les coups et l’érosion qui le frappent, l’État providence ne se délite que très lentement. Je ne désespère pas que, poussé par le débat démocratique, il sache jouer le rôle qu’à mon sens on doit en attendre dans le domaine des biens communs, à savoir celui de garant, trustee disent les anglophones, au sens fort de garant des conditions d’existence. Empêcher les acteurs de s’approprier ou de piller excessivement des ressources communes, de capter des brevets logiciels ou des brevets sur les gènes ou d’épuiser les ressources naturelles, sont des fonctions importantes. Le Conservatoire du littoral en est un exemple. Abondé à la fois par le Budget et par des dons d’acteurs privés et individuels, c’est un dispositif mutualiste mis en place par l’État. Dans certains champs comme l’école en effet la socialisation par l’impôt porte les meilleures garanties d’égalité. Mais dans d’autres domaines il faut imaginer des formes où l’État ne joue pas directement le rôle de collecteur de fonds ; il doit plutôt être le garant de processus de mutualisation passant par des mécanismes pluriels. Prenez encore le domaine de la santé. Même si aujourd’hui le recours aux assurances privées tend à brouiller le modèle social et politique qui a présidé à la naissance de la Sécurité sociale, les ordonnances de 1945 avaient choisi une gestion paritaire adossée au travail, aux élections professionnelles, aux syndicats. Aujourd’hui dans le champ culturel, des modes de gestion plus fluides me sembleraient infiniment préférables à une gestion administrée — des règles par exemple qui permettent de prendre en compte les préférences d’affectation des fonds par les individus eux-mêmes. Appliqué au domaine social, ce type de principes déboucherait probablement sur une fuite des riches devant les pauvres, ou sur des affectations injustes. Mais je crois qu’on peut prendre avec les pratiques culturelles un peu plus de risques. Et tirer davantage de bénéfices et de diversité d’une approche authentiquement mutualiste.

Une approche qui aurait l’avantage par ailleurs de défendre une idée plus démocratique de la culture ?

Je tente en effet de promouvoir un projet de démocratisation culturelle radicalement opposé à celui de l’époque de Jean Vilar, où l’on disait, en caricaturant un peu : nous savons quelle est la culture de qualité et nous voulons la faire partager aux masses. Ce modèle me paraît en porte-à-faux avec la réalité. Nous parlions de partage : il est clair que le partage des goûts et des créations réinvente la diversité culturelle, autant qu’il la brasse. Je crois d’ailleurs avoir prouvé [1] que la diversité d’attention aux œuvres est beaucoup plus importante dans les communautés de partage volontaire ou dans les échanges pair à pair non autorisés que dans les marchés dits légaux : formuler une requête est autrement plus actif que de répondre aux stimuli publicitaires. Les réseaux qui fonctionnent sur le mode de la demande ciblée (on cherche un album, un artiste, un film, un acteur) font apparaître un éventail de résultats beaucoup plus large et diversifié que les autres formes de diffusion. Sur les sites de streaming (ou d’écoute en ligne) qui vivent de la publicité par exemple, il faut concentrer l’attention et pour cela on concentre, au moins sur certaines pages, les produits d’appel. Aujourd’hui un authentique projet de démocratisation culturelle doit être un projet de capacitation des gens, ou d’empowerment, si vous préférez, qui porte sur les pratiques de création certes — celles-ci ne cessent de se développer depuis quinze ans, et ce n’est sans doute pas un hasard si leur redéploiement coïncide avec la diffusion de masse du numérique et de l’internet —, mais aussi sur toutes sortes d’activités intermédiaires, de réception critique, d’appréciation, de recommandation, de réutilisation ou détournement parodique des œuvres. L’espace de l’internet est très riche. Il nous expose à un risque bien signalé par Vinton Cerf, l’un des ingénieurs de l’internet : il disait que c’est « un univers où nous devons nous habituer à rencontrer des tas de choses que nous n’aimons pas » et assignait à l’éducation une importante fonction de préparation des enfants à cette situation. Mais cette richesse est indéniable.

Vous proposez que les internautes participent au financement de la création par le biais d’une « contribution créative ». Mais ne recherchent-ils pas avant tout la gratuité ?

Pour être franc je suis critique à l’égard du concept même de gratuité. Le sens qu’on lui donne est trop divers. Vous avez d’un côté Denis Olivennes, ex-patron de la FNAC, qui dit que la gratuité c’est le vol, c’est un leurre : on vous fait payer autrement, et d’une façon perverse. D’un autre côté Jacques Attali qui, partant de la baisse du coût marginal de la reproduction — du fait que les coûts de pressage ou de diffusion des disques ayant disparu, la diffusion d’une unité supplémentaire coûte extraordinairement peu cher — défend l’idée qu’au contraire le devenir naturel de tout ce qui relève de l’information est d’être gratuit et socialisé comme bien public — sans apporter, certes, grande précision sur les mécanismes qui le permettraient, mais dans une vision positive de la gratuité. Ou encore des gens comme Laurence Allard, qui avait organisé en 2003 à Sciences Po un séminaire sur les « Cultures de la gratuité », qui valorisait celles-ci en s’appuyant sur la théorie du don maussienne, dans une sorte d’attitude qui mêle, disons, la performance artistique et Robin des Bois. Le mot est tellement polysémique que je préfère en utiliser d’autres ; il me semble plus intéressant de parler de hors marché, ou de logiques non transactionnelles. Par ailleurs revendiquer la gratuité, est-ce vraiment intéressant ? Je ne le pense pas. Les sites de streaming s’efforcent aujourd’hui de la faire survivre, en attirant la publicité par exemple. Mais si le modèle publicitaire décline, faut-il refuser à tout prix le principe d’abonnements, même minimes, qui le compenseraient ? Le pire selon moi serait, non pas le retour au payant, mais qu’un acteur privé puissant assure cette gratuité. Car il ne le fera pas pour rien : le site de streaming Spotify [2], par exemple, a accès aujourd’hui aux catalogues des quatre majors de la musique enregistrée [3]. Pourquoi une telle faveur ? En échange d’une participation de 23 % à son capital, qui permettra à ces dernières de promouvoir leurs propres productions. On préserve certes un système gratuit, mais au prix de mécanismes de contrôle similaires à ce qui se passe dans la distribution des biens physiques : limitation de l’espace des rayonnages, marges arrières pour être en tête de gondole, etc. On maintient, en d’autres termes, l’hégémonie de firmes qui cherchent avant tout à concentrer l’attention sur leurs produits.

Vous préférez, dites-vous, parler de « hors marché ».

Pour comprendre cette idée il faut remonter je crois à Ronald Coase, cet économiste britannique devenu prix Nobel en 1991 et qui, dès 1937, réfléchit à l’analyse des coûts de transactions, c’est-à-dire au poids que représente la nécessité, sur un marché, de devoir négocier chaque transaction (l’achat de matières premières, l’embauche du détenteur d’une compétence, etc.). Il analyse l’existence même des entreprises et des administrations comme un moyen d’éviter la lourdeur des transactions monétaires et des contrats, comme un refus de s’en remettre strictement au marché. Soixante ans après, Yochai Benkler, l’auteur de La Richesse des réseaux [4], va plus loin : il explique que, pour l’information, les coûts de transaction sont considérablement réduits par rapport à ceux du marché ou des organisations hiérarchiques si on passe par la coopération libre, avec l’institution d’un statut de bien commun pour toutes les productions intermédiaires. Benkler décrit en fait un nouveau mode de production, la production par les pairs sur la base des biens communs. On a une structure ternaire où le producteur de biens communs donne aux biens communs, et l’usager prend aux biens communs, sans que soit établi de lien contractuel entre les individus. La logique est « non transactionnelle », au sens où pour se servir de quelque chose dans ce système, on ne demande pas la permission : aucun achat, ni abonnement, ni même contrat n’est nécessaire. C’est la reconnaissance de ces phénomènes d’usage de biens communs, développés parallèlement aux univers de transactions commerciales, qui m’a conduit à préférer le concept de « hors marché » à celui de « gratuité ». Mon idée n’est pas de dire que le marché c’est le mal ; mais que soient préservées des sphères de hors marché pour un certain nombre d’activités essentielles, notamment celles qui produisent et évaluent l’information. Denis Olivennes a raison de dénoncer les forces qui essayent de s’approprier l’intermédiation entre les individus et la création. Mais il n’a pas compris que le partage entre les individus est un puissant antidote à la domination de ces forces. Bien plus puissant que les petits ajustements dont accouchera la mission Création & Internet (dite « Zelnik », du nom de Patrick Zelnik, le patron du label Naïve) constituée par Frédéric Mitterrand il y a trois mois pour proposer de nouveaux modes de rémunération des acteurs de la création.

Revenons à votre proposition de « contribution créative ». Vous préconisez que la moitié de son revenu soit reversé aux créateurs sur la base des usages effectifs des œuvres.

C’est l’un des grands principes en effet sur lesquels elle repose. Les internautes joueraient ici un rôle central, à la fois comme producteurs de données (recueillies au travers d’un panel de volontaires) et dans l’affectation des financements, puisque leur répartition serait fonction des usages observés. Je crois beaucoup à la valeur de l’usage comme indicateur. Il me semble plus juste que le critère de préférence retenu par les partisans du « mécénat global ». Cela donne évidemment lieu à débats, mais on dispose déjà d’expériences : aujourd’hui la redevance pour copie privée est répartie pour la musique par trois mécanismes, les ventes de disques, les passages à la radio, et les sondages par téléphone, où l’on demande aux gens ce qu’ils ont gravé. Or ces sondages donnent des résultats très concentrés, alors que les pratiques le sont probablement beaucoup moins : si je vous demande quels sont les dix derniers films que vous avez vus, à moins de tenir un carnet de notes vous me citerez sans doute les films dont vous avez aussi récemment vu les affiches dans la rue. Le second grand principe de la contribution créative est de ne pas seulement rémunérer la création (à laquelle elle consacre la moitié de ses ressources) mais aussi de financer son futur et son environnement. Si le volet « rémunération » repose sur une logique de constatation des usages, le volet « financement de la production » obéit ainsi à une logique de programmation : il faudra faire des choix, qui varieront avec les médias et leur économie spécifique. Les différents médias sont caractérisés en effet par des besoins d’investissement dans la production très divers, il faudra travailler collège par collège et prendre en compte les spécificités de chacun ; nous avons fait des propositions déjà relativement avancées en ce sens [5]. Or un choix de répartition de financements n’est rien d’autre qu’une politique culturelle : qui en passera nécessairement par des négociations entre les acteurs des différentes filières et dépendra sans doute de leurs capacités d’influence respectives. Mais le public, j’espère, y jouera un rôle qu’il ne joue pas actuellement.

Le troisième grand principe de la contribution créative est celui d’une participation des internautes. Vous parlez de 5 à 7 euros par mois par ménage, qui génèreraient de 1,2 à 1,7 milliards d’euros au total. Comment êtes-vous parvenu à ces chiffres ?

De façon à la fois rigoureuse et arbitraire. Rigoureuse, car nous sommes partis de données empiriques : nous avons tenté d’évaluer les revenus actuels des droits d’auteur. L’idée était de pouvoir répondre à ce qu’on nous oppose systématiquement : les auteurs vont perdre leurs revenus. Nous avons donc considéré les sommes qui leur sont effectivement versées aujourd’hui (pas celles qui sont appropriées au passage par des producteurs) au titre de la consommation privée de biens et de services culturels : tout ce qui correspond aux ventes de livres, disques, dvd, et à leurs équivalents en services sur le web (les téléchargements payants de phonogrammes et vidéogrammes). Et nous proposons d’établir le volet « rémunération » au même niveau. C’est évidemment totalement arbitraire. Mais cela offre aux créateurs la garantie irréfutable qu’au moment de la mise en place de la contribution créative leur collectivité bénéficiera d’au moins autant d’argent qu’auparavant (en réalité beaucoup plus). Sauf que la répartition ne sera pas la même en raison de la plus grande diversité d’attention aux œuvres. D’où des oppositions qui s’ajoutent au fait que si l’on affecte 50 % aux œuvres futures, on va à l’encontre de l’intérêt des héritiers, qui collectent aujourd’hui une proportion très importante des droits d’auteur. Le pragmatisme de la proposition ne manque pas de portée. Quand je dis à Pascal Rogard, le directeur général de la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques), « Voilà cinq ans que vous refusez les 200 millions d’euros par an pour le cinéma que pourrait vous fournir la contribution créative — soit un milliard d’euros ! —, comment expliquez-vous cela ? », la question a un certain poids.

Ne pourrait-on pas plutôt taxer les fournisseurs d’accès internet ?

La question n’est pas simple. Pour commencer, on peut craindre qu’en cas de taxation des fournisseurs d’accès, 50 à 100 % des prélèvements se reportent sur la facture des consommateurs. S’il s’agissait d’épargner ces derniers, l’objectif serait donc manqué. Si on avait par ailleurs le contrepoids du partage de fichiers, l’idée aurait pu être bonne. Mais en l’absence de garde-fou, taxer les fournisseurs d’accès reviendrait à les mettre en position de force. Les besoins d’équipement commençant à plafonner, la plupart de ces producteurs de biens d’infrastructures approchent du terme de leur déploiement et cherchent à diversifier leurs activités. S’ils contribuaient au financement du champ de la création ils pourraient se dire en droit de revendiquer l’accès aux catalogues, et s’acheminer, à terme, vers la formation de sortes de cartels verticaux avec les fournisseurs de contenus les plus puissants. Le risque serait alors, là encore, celui d’une « télévisionnisation » de l’internet, avec une concentration accrue de l’attention. Quant à se tourner vers les internautes, on aimerait, c’est certain, pouvoir recourir à des modes de socialisation qui les épargnent. Mais dans l’immédiat, le principe d’une participation des usagers du net ne me paraît pas non plus scandaleux. Dans les débats sur la licence globale, en 2005, le paiement était conçu comme une compensation faite aux torts infligés aux artistes et aux producteurs. Il était tenu pour optionnel et connoté de façon négative. Ici il n’est plus question de compenser un tort, mais de contribuer à un bien commun — c’est autre chose ! Permettez-moi par ailleurs d’indiquer des ordres de grandeur. Pour l’internet fixe, la consommation par ménage est aujourd’hui de 33 euros par mois. Chaque abonné paie également en moyenne 72 euros par mois pour la téléphonie mobile. Cette dernière somme pourrait être divisée par dix — si l’on en croit Free. Même sans aller jusque là, on devrait arriver à capturer moins de 10 % des sommes actuellement dépensées pour le portable.

Quel est l’état des forces pour défendre vos propositions aujourd’hui ?

Au début des années 2000 je croyais que tout irait très vite : tous les travailleurs intellectuels sérieux, économistes, sociologues, juristes non mercenaires, ayant basculé de notre côté, ce n’était plus qu’une question de temps, il suffisait que la génération en place disparaisse. Ce que j’avais pressenti et espéré s’est passé en effet : les acteurs du capitalisme informationnel (représentants des laboratoires pharmaceutiques, de majors de la musique enregistrée, ou tant d’autres) n’ont cessé depuis dix ans de perdre du terrain. Ils sont devenus imprésentables, y compris pour leurs amis capitalistes eux-mêmes ! Mais dans le même temps est apparue une nouvelle forme de pouvoir politique qui prend appui sur une rhétorique perverse, orwellienne au sens de la novlangue, qui vide les mots de leur sens et de leur rapport avec les faits. Et ce pouvoir se sentant menacé par la déconstruction critique caractérisant l’espace public numérique — où la moindre chose dite est mise en doute, pour le meilleur et pour le pire — a conçu un double projet : d’une part parvenir à confiner l’espace public des échanges numériques ; d’autre part imposer un agenda sécuritaire sur toute une série de questions. Or la collision entre ce double projet et les mécanismes d’extension de la propriété intellectuelle a contribué à réinstaller un rapport de forces défavorable. La loi Hadopi n’est pas isolée. Il y a la Loppsi (Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure), la nouvelle loi sur le statut de la presse en ligne, le traité Acta, qui prévoit une coopération internationale pour en finir avec la contrefaçon en général et notamment le « piratage sur internet », une nouvelle initiative de la Commission européenne sur la mise en œuvre des droits de propriété intellectuelle… Ce sont des dizaines de textes. Je pensais que le débat démocratique rattraperait ces normes, mais il les a tout au plus freinées. Leurs promoteurs ont indéniablement pris des coups, cela fait cinq ans par exemple qu’ils échouent à faire passer des traités à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). Mais ils cherchent d’autres moyens. Sur la contribution créative, ou d’autres dispositifs similaires, la situation est certes moins sombre que ce tableau général ; le rapport de forces paraît plutôt meilleur. Mais comment dire ? Je suis passé de l’optimisme tout court à un optimisme raisonné à long terme.

Post-scriptum

Philippe Aigrain est un acteur clé de la lutte contre les brevets logiciels et des débats autour de la propriété intellectuelle. Il a récemment publié Internet et création. Comment reconnaître les échanges sur internet en finançant la création ?, InLibroVeritas, 2008 (sous licence Creative Commons).

Notes

[1Voir Philippe Aigrain, “Diversity, attention and symmetry in a many-to-many information society”, First Monday 11(6), 2006, ainsi qu’un article à paraître sur la diversité d’attention dans le réseau pair à pair eDonkey.

[2Site de streaming qui demande le téléchargement d’un logiciel au lieu de fonctionner sur un navigateur web, comme Deezer.

[3Non pas gratuitement, mais pour un prix très raisonnable autant qu’inconnu. À titre de comparaison, Universal Music a proposé son catalogue pour 10 millions d’euros par an à DailyMotion, dont le budget total est d’1 million par an.

[4Yochai Benkler, La Richesse des réseaux. Marchés et libertés à l’heure du partage social, préface de Philippe Aigrain, Presses universitaires de Lyon, 2009 (sous licence Creative Commons).

[5Voir Internet et création. Comment reconnaître les échanges sur internet en finançant la création ?, InLibroVeritas, 2008 (sous licence Creative Commons), www.ilv-bibliotheca.net/librairie/i....