it’s ecology, stupid !

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Les contraintes économiques sont souvent invoquées pour renvoyer aux calendes le souci de l’environnement. Faut-il en conclure qu’écologie et économie seraient vouées à s’ignorer ? L’opposition entre croissance verte et décroissance le laisse croire, et paraît rejouer l’alternative bien connue entre accommodement et rupture. Compliquer ce diagnostic, c’est alors déceler la présence ancienne du souci écologique dans le débat économique ; c’est aussi identifier ce que l’écologie oblige, au juste, à mettre en cause dans les théories libérales.

L’une des forces de résistance les plus puissantes à l’écologie politique n’est autre que le raisonnement économique : la lutte contre le dérèglement climatique, pour la biodiversité ou la réduction de la déforestation se heurte à la nécessité économique d’éviter une concurrence déloyale entre les économies ou les entreprises (si les unes répondent aux exigences écologiques et les autres non), de produire plus pour nourrir plus d’hommes, d’utiliser les ressources disponibles pour améliorer leur bien-être matériel. Comment défendre une décroissance alors que les deux derniers siècles ont établi une corrélation forte à l’échelle mondiale entre croissance économique et réduction de la pauvreté ?

En réalité, s’il ne s’agit pas d’une opposition du raisonnement économique à l’écologie — l’économie des ressources naturelles ne date pas d’hier, ni la réflexion économique sur les éventuelles limites de la croissance — y a-t-il incompatibilité entre l’idéologie de l’économie et l’écologie politique ?

L’économie libérale ne récuse pas l’intérêt des préoccupations écologiques, n’empêche pas de les penser et fournit même des instruments d’analyse appropriés. D’une part parce que, née au xviiie siècle, elle s’affronte dès ses débuts à des enjeux écologiques. La loi des rendements décroissants dans l’agriculture dont Ricardo fait la raison ultime de l’impossibilité d’une croissance infinie est déjà envisagée par Turgot ou d’autres comme une « barrière » à l’enrichissement des nations. L’économie dite classique a d’ailleurs plutôt du mal à envisager une croissance auto-entretenue, à l’exception sans doute de Smith. On pourrait ainsi affirmer de manière provocatrice que l’économie libérale a commencé par être une économie écologique !

D’autre part, un certain nombre de concepts de l’écologie politique ont été formulés par des économistes libéraux. C’est le cas du fameux effet rebond [1] identifié par Stanley Jevons ou de l’état stationnaire envisagé par Ricardo comme horizon inéluctable : l’économie tend selon lui vers une croissance nulle.

Enfin et surtout, c’est Malthus qui semble avoir fourni à l’écologie le cœur de son propos : en énonçant sa « loi de population » en 1798, il jette les bases d’une réflexion sur la comparaison entre les besoins humains et les ressources, ces dernières constituant une contrainte intangible. Pour lui les ressources naturelles — entendues comme les biens agricoles produits — croissent selon une suite arithmétique alors que la population augmente selon une suite géométrique de sorte que la famine généralisée menace. La thèse malthusienne est bien connue, comme le sont ses apories : Malthus néglige le fait que la révolution agricole va permettre une croissance exponentielle des biens agricoles, il ne saisit pas le phénomène de transition démographique et la fin de la croissance exponentielle de la population et sous-estime gravement la capacité du progrès technique à dépasser la barrière des rendements agricoles décroissants. Pourtant, la structure du raisonnement malthusien et sa dimension politique sont essentielles.

La thèse malthusienne apparaît comme la matrice de l’argumentaire écologique contemporain. Les implications de la matrice malthusienne originelle sont doubles. D’une part, les « erreurs » de Malthus pèsent encore aujourd’hui sur les revendications écologistes et jettent un sérieux doute sur la justesse d’une hypothèse qui a pourtant toutes les allures d’une vérité. Les économistes et tous les défenseurs d’une foi dans le futur ont beau jeu de faire des écologistes des Cassandre démodées qui n’auraient toujours pas intégré le pouvoir du progrès technique, c’est-à-dire au fond la capacité des hommes à inventer des modes de production sans cesse plus efficaces. La matrice argumentative malthusienne a longtemps discrédité la position écologiste d’un point de vue économique, et persiste peut-être encore à le faire.

D’autre part, elles inscrivent la pensée écologiste dans une lignée politique pour le moins lourde. En effet, Malthus publie son Essai sur le principe de population en 1798 pour prendre position contre la plus récente des Poor Laws, le Speenhamland Act. Celle-ci oblige les paroissiens à secourir les nécessiteux en instituant une forme de revenu minimum visant à couvrir leurs besoins de subsistance. Cette loi constitue pour Karl Polanyi (dans La Grande Transformation, 1944) le dernier rempart à la marchandisation du travail et son abolition en 1834 ouvrira la voie à la formation d’un marché du travail sur les mêmes principes que tout autre marché de biens. Or, pour Malthus, elle ne fait qu’accélérer l’appauvrissement généralisé parce qu’elle facilite la reproduction des plus pauvres. Au lieu de réduire la pauvreté, elle a pour effet pervers de l’augmenter. Malthus réclame donc son abrogation au nom de l’intérêt général et édicte des mesures préventives comme la réduction volontaire de la fécondité qui seront dénommées plus tard malthusiennes. L’argumentaire écologiste à travers son héritage malthusien admet ainsi à la fois une dimension contraignante — les hommes doivent limiter leurs besoins et leurs désirs pour éviter la catastrophe — et, de fait, une dimension anti-sociale. Cette dernière peut sembler contradictoire avec la tradition de gauche de l’écologie politique — du moins en France. Pourtant, elle mérite attention car la facilité avec laquelle les positions en faveur de la décroissance sont balayées d’un revers de main, notamment depuis le déclenchement de la crise en 2007, tiennent pour partie d’un soupçon de recul social : comment défendre la décroissance avec 10 % de chômeurs ? Vouloir sauver des poissons semble bien peu légitime en regard de l’explosion du nombre d’affamés depuis deux ans et l’écologie politique apparaît comme une préoccupation de nantis quand les revenus s’effondrent pour tous les travailleurs précaires.

En ce sens, l’héritage malthusien n’est ni anodin, ni satisfaisant pour l’écologie politique : il constitue même l’une des clefs d’explication de l’opposition actuelle entre les positions écologiques et le débat économique. Mais il a le mérite de souligner l’ancienneté des débats écologiques dans la pensée économique.

Est-ce alors l’économie du xxe siècle qui rejette l’écologie du fait d’un aveuglement lié au contexte socio-institutionnel de foi dans le progrès ? Cette hypothèse ne paraît guère plus convaincante : la crise des années 1930 a marqué un moment d’effondrement sur elle-même de la logique économique. L’économie standard a de son côté avancé des instruments analytiques essentiels, des défaillances de marché [2] de Marshall et Pigou à la notion d’externalité [3] de Meade. Le xxe siècle est aussi celui de la révolution keynésienne : Keynes a redonné vie à Malthus qui avait le premier conceptualisé la demande effective. Or la question de la demande solvable et de son anticipation est bien au cœur de la réflexion sur la rupture avec l’économie productiviste pour promouvoir une économie écologique.

quelques principes économiques au crible
de l’écologie

Qu’est-ce qui alors fait obstacle économiquement à l’écologie politique ? Il s’agit de voir dans quelle mesure une économie de l’écologie politique requiert de renverser les fondements principiels de l’économie libérale.

Elle nécessite en effet de remettre en cause le marché et la marchandisation : s’opposant au règne de la marchandise, elle récuse ni plus ni moins le rôle du marché comme meilleure modalité d’allocation des ressources. Être écologiste et accepter — faute de mieux — l’économie de marché, c’est ce que le développement durable tente de défendre, mais pour les écologistes radicaux, il ne s’agit alors que de verdir la croissance, ou de faire semblant de saisir l’opportunité des inquiétudes environnementales pour au fond revitaliser un marché déjà admis.

Le calcul individuel lui aussi est attaqué : il ne peut plus être le seul critère de décision. Les défaillances de marché sont légion en matière environnementale puisque le coût marginal privé est inférieur au coût marginal social et que celui-ci n’est justement pas pris en considération dans les calculs individuels.

Quant à la décentralisation des décisions et des échanges [4], on pourrait penser qu’elle est aussi forcément sur la sellette dès lors qu’une instance supra-individuelle semble nécessaire pour défendre l’intérêt collectif soit en imposant des réglementations, soit en jouant de l’instrument fiscal pour orienter les décisions des agents dans un sens écologique. Or, Coase a défendu, en bon libéral, qu’il suffisait, pour internaliser les externalités, que l’État crée de nouveaux marchés qui permettent d’intégrer aux calculs individuels le coût des décisions individuelles pour la collectivité. Les marchés de droits à polluer — dont celui initié dans l’Union européenne en 2005 — sont censés mener les décisions individuelles à l’efficacité écologique sans que la décentralisation des décisions soit atteinte. Mais cette voie revient finalement ni plus ni moins — comme le dénoncent ses opposants — à faire des biens collectifs, comme l’air, des biens marchands. Autrement dit, si la décentralisation est sauvée, c’est au prix d’une marchandisation poussée plus avant, car le présupposé demeure le même que dans toute l’économie standard : le calcul individuel (lorsqu’il intègre toutes les variables) conduit à l’allocation optimale des ressources. L’appel à un État écologique est-il alors incontournable ? Il paraît contradictoire avec toute une partie de l’éthos écologique qui défend peut-être moins la liberté individuelle que la libre association, la pertinence de la gestion collective librement consentie, les organisations horizontales sans instance hiérarchiquement supérieure. L’écologie politique en effet porte les traces d’un anti-étatisme (notamment en France, chez Gorz ou chez Guattari). Ainsi, il n’est pas du tout certain que la décentralisation des décisions et des échanges doive être condamnée par l’économie écologique. L’État de l’écologie politique semble avoir une dimension indéterminée, entre les deux bornes d’un État gendarme insuffisant pour garantir l’intérêt écologique collectif et d’un État planificateur centralisateur qui entraverait les gestions collectives spontanées sans aucun gage d’efficacité (l’exemple des économies socialistes passées en témoigne). Mais la question est peut-être plus simple et plus insoluble en vérité aujourd’hui car l’échelle des États-nations n’est plus du tout appropriée à l’action écologique : une gouvernance écologique mondiale se révèle aussi nécessaire qu’inexistante.

La concurrence est-elle aussi battue en brèche ? D’une part, la concurrence est vue tant comme l’argument du démembrement des services publics qui servent la cause environnementale que comme le moteur d’une course aux profits qui fait fi de toute considération collective. D’autre part, la concurrence est un aiguillon de l’innovation, qui fait partie du programme de l’écologie politique dès lors qu’elle récuse la visée réactionnaire (au sens propre) ou régressive d’une société stationnaire. En d’autres termes, si l’innovation peut avoir du sens pour l’écologie politique, ce n’est certainement pas au nom d’une foi dans le progrès, mais plus modestement parce que même la décroissance ne cherche pas une société immobile. Dès lors, la concurrence peut-elle être écologiquement souhaitable ? On hésite : d’un côté, elle apparaît comme un moyen de stimuler l’innovation écologique. Si l’on envisage la possibilité d’un nouveau cycle économique fondé sur une grappe d’innovations écologiques, la concurrence n’est pas forcément ennemie de l’économie écologique. De l’autre, elle fait figure d’entrave aux décisions écologiques, comme le montre le semi-échec du sommet de Copenhague de décembre 2009 : c’est entre autres pour des raisons de concurrence que les États-Unis et la Chine n’ont pas voulu s’engager sur des mesures chiffrées avec un échéancier contraignant. C’est aussi au nom de leur possible perte de compétitivité que les entreprises européennes se plaignent des normes écologiques uniques qu’elles subissent et, plus généralement, c’est à une logique du moins-disant écologique que la concurrence mondiale semble forcément conduire. Au total, la concurrence, principe essentiel de l’économie standard, se situe apparemment sur une ligne de tension qui n’est pas encore résolue.

Finalement, c’est le marché et le calcul individuel qui semblent être au cœur de l’opposition entre écologie politique et économie. En récusant leur efficacité, l’écologie politique invite à penser une économie dans laquelle les agents ne sont pas seulement des automates calculateurs mais subissent des contraintes collectives, et dans laquelle le marché est, si ce n’est supprimé, du moins « encastré » comme le proposait Polanyi. Bref, réaffirmer une économie qui se soucie des inefficacités du marché et lui adjoint nécessairement d’autres modalités d’allocation en partant du principe que certains actifs ne sont pas propres à être alloués de façon marchande. Finalement, économie et écologie politique ne sont pas contradictoires mais l’économie écologique suppose une véritable subversion des catégories économiques standard. Il s’ensuit que l’opposition entre croissance verte et décroissance est sans doute tout simplement stérile dans la mesure où l’économie écologique à venir comportera certainement à la fois des activités en croissance (verte) et d’autres en réduction. L’économie écologique n’est donc ni purement révolutionnaire, ni purement réformiste. L’enjeu d’une telle économie est peut-être aujourd’hui de réinventer un nouveau Malthus, plus lucide sur les potentialités du progrès technique mais aussi plus à gauche.

Notes

[1L’effet rebond désigne en économie le fait qu’une nouvelle technique censée réduire notamment l’utilisation d’énergie ait au final pour effet de l’augmenter. Jevons a ainsi démontré que même si les locomotives sont de plus en plus économes en charbon, leur multiplication conduit à une hausse de la consommation de charbon.

[2Les market failures ou défaillances de marché désignent les situations dans lesquelles l’allocation de marché ne conduit pas à l’optimum.

[3Une externalité (ou effet externe) désigne le fait que l’activité d’un agent affecte le bien-être d’un autre sans qu’aucun des deux reçoive ou paie une compensation pour cet effet.

[4Grand principe libéral qui veut qu’aucun agent, aucune instance n’impose de choix aux individus ou n’organise les transactions à la place du marché.