droit de créances

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Inscrire les revendications écologiques dans le jeu des échanges, des torts et des réparations, est-ce se plier à une rationalité gestionnaire au détriment de l’exigence de justice, ou instituer au contraire une scène politique, en désignant des responsables et en donnant à ce qui pourrait sembler une fatalité la forme d’un conflit ? Instrument de visibilité autant que de mesure, la notion de dette écologique est un cas exemplaire : loin de se réduire à un outil de quantification, elle vient redéfinir la carte des rapports Nord-Sud.

En novembre 2008, quelques jours avant la victoire de Barack Obama, un autre président démocrate était élu à l’autre bout de la planète, mettant fin au règne de l’oligarque tropical Maumoon Gayoom qui régnait depuis trente ans sur les Maldives. Alors que Barack Obama a, aujourd’hui, largement déçu les espoirs écologiques placés en lui, Mohamed Nasheed est, dans le même temps, devenu une figure emblématique du mouvement pour la justice climatique et la reconnaissance de la dette écologique. Avant son élection, Mohamed Nasheed, opposant historique de Gayoom, avait été arrêté douze fois. Aux Maldives, archipel de 1196 îles étalées sur 90000 km2, les prisonniers politiques ne se retrouvent pas derrière les murs d’une prison, mais en exil sur une île lointaine, inaccessible et entourée de requins. C’est sans doute là, seul au milieu de l’océan, que Mohamed Nasheed a conçu un étrange projet : acheter un nouveau pays et financer cet achat inédit par les pays responsables du bouleversement climatique qui menace sa patrie de disparition. Les Maldives, dont le point le plus haut culmine à moins de deux mètres, sont en effet un paradis menacé d’être englouti, d’ici cinquante ou cent ans, par la montée des eaux. Dès sa prise de fonction, Mohamed Nasheed a donc annoncé à la presse étrangère sa décision de constituer un fonds souverain et d’envoyer des émissaires à l’étranger prospecter dans la perspective d’un déménagement général des 350000 habitants, justifiant ainsi cette singulière décision : « Nous ne pouvons rien faire pour arrêter le changement climatique par nous-mêmes, aussi devons nous acheter des terres ailleurs. Cela nous servira de police d’assurance si le pire se produit. On ne veut pas quitter les Maldives, mais on ne veut pas devenir des réfugiés climatiques vivant dans des tentes pendant des dizaines d’années. » Arguant du fait que les Maldives ne sont pas responsables du dérèglement climatique qui causera leur futur engloutissement, Mohammed Nasheed revendiquait alors une aide — terres ou argent — de la part des pays responsables de ce phénomène mondial, dont le paradoxe est de toucher en premier lieu ceux qui y ont le moins contribué.

Les « panists » ont, depuis, envahi les rues de New York. On surnomme ainsi ces familles de la classe moyenne qui défilent tous les soirs de Broadway à Wall Street armés de casseroles, de poêles et de tout l’arsenal ménager possible, des louches aux fourchettes en passant par les rouleaux à pâtisserie, avec lesquels ils frappent bruyamment, plus ou moins en rythme. Cet investissement sonore de la ville vise à rappeler à leur gouvernement et au monde leur inquiétude, après la fermeture des banques, qui leur laisse chaque heure de moins en moins d’espoir de retrouver un jour leurs économies de toute une vie. Les autorités politiques et financières américaines ne peuvent guère leur promettre de jours meilleurs. L’État américain se trouve en effet virtuellement en faillite, tant la dette écologique contractée par le pays, ajoutée à un endettement structurel déjà massif, a précipité le pays au bord du gouffre. La rue américaine accuse d’ailleurs les politiques du FMI et de la Banque mondiale d’avoir aggravé la situation en exigeant des réformes structurelles qui ont jeté des milliers de gens sur le carreau, au nom du remboursement de la dette extérieure du pays. De plus en plus de voix contestent d’ailleurs la suprématie du Sud dans ces deux instances, en particulier la règle de fait qui veut que les directeurs soient systématiquement argentins pour le FMI et chinois pour la Banque mondiale.

Cette scène est fictive. Mais les États-Unis pourraient bien connaître le même sort que l’Argentine en 2001, si les pays du Sud se trouvaient en mesure d’exiger le remboursement de la dette écologique. Cette dette d’un nouveau genre est une notion aujourd’hui centrée sur un calcul de la responsabilité historique des émissions de gaz à effet de serre, au fur et à mesure que les bouleversements climatiques sont devenus la préoccupation environnementale dominante. Elle ne s’y réduit pourtant pas. Sa première formulation, au début des années 1990, se fait sous la plume de chercheurs de l’Institut d’écologie politique du Chili, dans un contexte d’inquiétude vis-à-vis des cancers de la peau que le trou dans la couche d’ozone pourrait occasionner. Les chercheurs mettent en cause les pays industrialisés, accusés d’en être responsables, par leur production de CFC, en évoquant la possibilité de faire payer les soins médicaux par les plus gros pollueurs. En 1992, au sommet de la Terre de Rio, la dette écologique est pour la première fois débattue dans une instance internationale, avant que cette idée ne connaisse une éclipse. Elle est relancée au milieu des années 2000 par Rafael Correa, lorsque le président équatorien propose de ne pas exploiter un gisement pétrolier considérable situé dans le parc protégé du Yasuni, pour en conserver la biodiversité exceptionnelle et surtout ne pas ajouter aux émissions mondiales de gaz à effet de serre. En échange de cette non-exploitation, le président Correa demande alors aux pays riches de verser à son petit pays l’équivalent de la moitié de ce qu’aurait rapporté l’exploitation de ce champ de pétrole, soit 350 millions de dollars par an pendant treize ans. Les compensations financières internationales ne viennent pas, et Quito, à l’heure actuelle, a malgré tout décidé de ne pas exploiter les 920 millions de barils qui couvent sous le parc du Yasuni. Mais l’idée de chiffrer les effets des politiques nationales sur le climat mondial fait son chemin.

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La séduction politique de la notion de dette écologique, dans sa version climatique aujourd’hui dominante, se heurte toutefois à un calcul et une mise en œuvre complexes, en dépit du relatif consensus pour dire que les pays du Sud sont à la fois les pays les moins responsables et les plus touchés par les bouleversements climatiques. Si on considère que la responsabilité s’établit en fonction des totaux d’émissions par pays, la Chine devient le premier pays débiteur, suivi de près par les États-Unis. Si on considère que ce sont les émissions par habitants qui sont le critère de responsabilité numéro un, la Chine, de premier pollueur, glisse vers la 25e place, tandis que les pays du Golfe remontent en haut du classement, puisqu’ils consomment, par habitant, six fois plus qu’un Américain du Nord. Si on considère d’abord la notion de responsabilité historique, en considérant l’émission des gaz à effet de serre depuis 1750, c’est le Royaume-Uni qui devient le premier pollueur, et donc le premier débiteur potentiel. Le classement se modifie encore si on choisit comme date de calcul le début des Trente Glorieuses, ou le début des années 1980, lorsque les instruments nécessaires à la mesure des effets dévastateurs de l’effet de serre sont devenus opérationnels. Si on ajoute encore dans le calcul les émissions liées à la déforestation — ce qu’on ne fait habituellement pas — le Brésil remonte à la 3e place et l’Indonésie à la 4e place.

La question sensible de savoir qui, parmi les pays riches, seraient les principaux débiteurs est corollaire de la mesure politiquement délicate de la répartition de ces « créances écologiques » virtuelles. Comment en effet définir les niveaux de vulnérabilité ? Si on considère le nombre absolu de personnes exposées aux risques liés aux dérèglements climatiques, des pays comme la Chine, l’Inde ou le Vietnam arrivent en tête des pays les plus vulnérables. Mais si on prend en compte la proportion de la population exposée aux risques, les petits États insulaires, comme Tuvalu ou les Maldives, se situent alors en tête de classement, et donc en priorité dans la liste, pour le moment inexistante, des territoires créanciers.

Cette difficulté à définir les responsabilités et les bénéficiaires des possibles versements a posé souci dans les négociations sur le climat qui se sont tenues à Copenhague en décembre dernier, y compris du côté de certaines ONG et de pays du Sud inquiets que cette séduisante idée de dette écologique ne vienne bloquer le financement et l’attribution d’aides pour financer l’adaptation aux conséquences des dérèglements climatiques. Devant la réticence, sensible à Copenhague, des pays riches à signer des chèques importants et leur propension à se renvoyer la balle, plusieurs acteurs ont exprimé leur crainte que cette notion ne puisse jamais être inscrite dans un traité. Cette « fausse bonne idée » de la nécessaire réparation des erreurs du passé pourrait même se faire au détriment de l’urgence à prévenir les catastrophes à venir. La reconnaissance de cette dette écologique pourrait en effet ouvrir la voie à toute une série d’actions en justice, notamment de certains pays insulaires du Pacifique menaçant d’accuser les plus gros pollueurs pour violation de leur intégrité territoriale ou pour qu’ils payent des dommages et intérêts liés aux bouleversements climatiques.

Les aides prévues à Copenhague ont toutefois été tellement insuffisantes qu’on peut sans peine imaginer que les revendications d’aides à l’adaptation et de reconnaissance de la dette écologique ne soient pas antagonistes, bien au contraire. Or, derrière ces tensions, ne se joue pas seulement un rapport de forces, mais également une conception différente de la justice. Faut-il que celle-ci, en matière écologique, soit rétributive ou distributive ? Doit-on fonctionner sur des mécanismes de créances, dues aux pays du Sud, ou sur des critères de solidarité ? L’efficacité politique et environnementale oscille entre ces deux pôles. Une justice climatique purement rétributive signifierait en effet qu’un pays touché par les impacts du changement climatique, mais qui en est aussi responsable, par exemple la Chine, ne pourrait pas recevoir d’argent pour l’adaptation de son économie aux défis environnementaux. Au motif que c’est un pays responsable d’une immense quantité d’émissions de gaz à effet de serre, mais au risque de ralentir encore la nécessaire conversion de l’économie de la future première puissance mondiale. Une forme de justice fondée sur les capacités de paiement et les besoins, davantage que sur le calcul des responsabilités présentes et historiques, n’efface pas l’idée d’une dette écologique, mais permet de ne pas réduire cette dette à son aspect comptable.

renverser la dette

L’horizon de la dette climatique n’est pas nécessairement un chiffre définitif, qui ne serait de toute façon valable qu’à temps T. Il constitue avant tout le solde d’une revendication pivot du tiers-mondisme comme du mouvement altermondialiste : l’annulation de la dette des pays pauvres, comme symbole d’un rapport de forces Nord/Sud contestable et contesté. « Quantifier » la nature peut être problématique. Sauvegarder la planète pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle vaut, demeure nécessaire. Mais la mise en équation des responsabilités écologiques des pays riches en dit moins sur la valeur de la terre ou de la nature que sur l’affirmation d’une volonté politique : en finir avec l’autre dette, celle du Sud. On peut bien sûr réintégrer cette motivation politique dans une considération écologique, en soulignant les dégâts possibles sur l’environnement de cette dette plombant les budgets réduits des pays les plus pauvres, et, par ricochet, leurs préoccupations écologiques. Mais ce que qu’exprime la notion de dette climatique, c’est d’abord une inversion de la dette, dans ce qu’elle incarne des inégalités Nord/Sud.

Le groupe activiste espagnol ¿Quién debe a quién ? (Qui doit à qui ?), menant campagne pour l’abolition de la dette externe et pour la restitution de la dette écologique, a ainsi tourné un clip aussi absurde que cohérent. Il met en scène un huissier en costume venant réclamer le paiement de la dette écologique au nom des Indiens Guarani à une jeune urbaine espagnole en partance pour les Caraïbes en avion.

La procédure de calcul de la dette écologique rend palpable l’inégal partage des richesses et des fragilités de la planète. À cette aune, la mesure de l’exploitation écologique du Sud par le Nord rendrait totalement caduque ce que le Sud doit au Nord. Au prix de la tonne de CO2 à la fin de l’année 2009 — 14 euros la tonne —, le calcul du « capital carbone » de chaque pays (rapporté à sa population et à ce qu’il a déjà émis), donne en effet un chiffre de 12000 milliards de dollars dus par les pays du Nord au pays du Sud. La dette des pays du Sud envers les institutions du Nord se chiffre actuellement à 3500 milliards de dollars si on additionne dette privée et publique, et à 1200 milliards si on ne parle que de la dette publique. Il n’est certes pas besoin de dette écologique pour légitimer l’annulation de la dette du Sud, mais l’argumentation chiffrée pèse lourd, puisque se cristallise ici une autre mondialisation, où les effets planétaires des destructions écologiques peuvent devenir des outils pour appuyer une reconsidération, sinon une inversion, des équilibres géopolitiques. La dette écologique s’adosse donc à un horizon politique qui est celui de l’écologie politique : la perception croissante d’une communauté de destins à l’échelle planétaire oblige à repenser les conduites individuelles comme les décisions internationales. Mais, en faisant un détour par une mondialisation écologisée, elle donne la possibilité à des débiteurs de se retrouver créanciers, à des pays dominés de ne pas mendier de l’aide mais de revendiquer leur dû, à des humiliés de se rêver en nouveaux riches.