Vacarme 52 / Cahier

La femme et le pantin (1935)

par

La femme et le pantin faisait partie d’une rétrospective Josef von Sternberg en 1973 dans un cinéma du Castro disparu depuis et depuis longtemps.

Pris sur internet : Adapté du roman de Pierre Loüys qui engendra également Cet obscur objet du désir de Luis Buñuel, La femme et le pantin (1935) se passe dans une Espagne de studio très élaborée qui situait Marlene Dietrich au centre d’un triangle amoureux avec un militaire plus âgé et un jeune révolutionnaire. Tous deux connaissent la souffrance exquise d’être snobé par elle. Le beau et l’arbitraire règnent de concert en la personne de Concha Perez, ouvrière dans une usine de cigarettes, qui dit à un de ses admirateurs, « Si tu m’aimais vraiment, tu te serais tué ». La femme et le pantin est un mélange fascinant de romantisme décadent, de militantisme de gauche années 1930, et de l’obsession de Sternberg pour l’autoritarisme et la liberté.

Josef von Sternberg et sa découverte, Marlene Dietrich, ne travaillèrent plus ensemble après cet échec commercial notoire. Antonio Galvan (Cesar Romero), un jeune militaire, rencontre la séduisante Concha Perez et tombe aussitôt sous son charme. Antonio confie son amour pour Concha à son ami Don Pasqual (Lionel Atwill), officier plus âgé et plus gradé. Pasqual est horrifié en apprenant la toquade d’Antonio ; il y a des années, Concha et lui s’étaient engagés dans une longue et désastreuse liaison pendant laquelle elle ne cessait de l’attirer dans ses filets et d’engloutir sa fortune. On croyait le film perdu jusqu’à ce que Dietrich fournisse une copie provenant de sa collection personnelle pour une rétrospective Sternberg en 1959. John Dos Passos a co-écrit le scénario.

CONCHA : Arturo, un café !
PASQUAL : Mes émotions n’ont pas l’air de te faire beaucoup d’effet. N’as-tu peur de rien, Concha ? N’as-tu aucune peur de la mort ?
CONCHA : Non, pas aujourd’hui. Pourquoi ces questions ? Tu comptes me tuer ?
PASQUAL : Tu joues avec moi comme si j’étais un idiot. Ce que je donnais avec joie, tu l’as pris comme une voleuse.
CONCHA : Je pensais que tu serais heureux de me voir. Je regrette de m’être assise.

La femme et le pantin fut le film le plus controversé des années 1930. Le gouvernement espagnol exigea que la Paramount retire le film de la circulation et détruise toutes les copies. La Paramount ne retira le film que lorsque le Département d’État américain lui demanda de le faire. Le film enregistra de lourdes pertes au Box Office, ce qui nuisit irrévocablement aux carrières de Marlene Dietrich et des autres acteurs, sans compter une partie de l’équipe technique.

Pendant les années 1930-1935, le tandem formé par Sternberg et Dietrich était celui qui avait le plus de succès à Hollywood. Sternberg faisait lui-même la photographie et Dietrich a l’allure d’une déesse malfaisante, une beauté à la limite de l’absurde. De tous ses films, La femme et le pantin était celui qu’elle préférait.

CONCHA : Qu’est-ce que tu as fait ?
ANTONIO : De la politique. Révolutionnaire un peu.
CONCHA : C’est tout ? Je croyais que c’était quelque chose d’important.

Je n’ai pas vraiment de mal à pleurer, mais j’ai besoin de cette histoire avec ses larmes de glycérine. Je pleure très facilement, il me suffit de commencer à faire les gestes et en moins d’une minute je pleure à chaudes larmes. Peut-être suis-je déprimé — mais le plus souvent c’est cette envie de pleurer qui vient après la lecture d’un gros roman russe. Combien il est impossible de contenir, et pourtant il le faut, tout le temps qui a passé, les générations, les personnages, leurs enfances, leurs vies adultes, leurs morts. Les grands événements de l’Histoire et la façon arbitraire qu’ils ont d’affecter les individus et à chaque instant tous les ricochets et les retournements potentiels qui s’accumulent pour créer une vaste étendue de possibles courant le long du récit, à l’intérieur de chaque souffle, une vaste étendue incriminant chaque souffle. C’est pourquoi j’associe ces larmes, qui semblent contenir tant de distance, avec l’expérience de vieillir. Elles sont l’expression d’une distance intolérable, une distance impossible à contenir, donc les sentiments peuvent bien être obstrués et souffrants et le corps recroquevillé ou même disloqué, il y a aussi, délicat filigrane, un motif plein de vide que je savoure avec une sorte de reconnaissance, l’équivalent spatial d’une tête de mort, mais adorable, ou plutôt, si difficile à supporter. On dit souvent que les gens qui vieillissent le mieux vivent dans le présent, ou même que l’on vit dans le présent quand on vieillit, volontairement ou non, donc peut-être qu’à mesure que je vieillis la simple conscience d’une grande quantité de temps égale deuil.

PASQUAL : Je t’aime, Concha. La vie sans toi n’a aucun sens.
CONCHA : Une minute, je vais t’embrasser.

Je pleure tout particulièrement après les films, pas tellement dans la salle, mais à la maison dans ma salle à manger, même pendant le dessert. Vraiment n’importe quel film. Pour moi c’est lié au fait de vieillir parce que les films compriment tellement de temps, et je me demande si je ne suis pas plus « en phase » avec mes sentiments, comme on disait. On disait, « nous devons nous prendre en main », et rien ne semble plus improbable, puisque nous ne nous sommes jamais pris en main et nous sommes encore moins près de le faire aujourd’hui. « Je dois me prendre en main » — rien n’est moins sûr. Comment Ed fera-t-il, lui qui n’est plus de ce monde, pour se prendre en main ? À cette époque-là, au début des années 1970, nous allions voir des films qui mettaient globalement en avant une sexualité et une position esthétique qui refusaient la différence entre la forme et le fond. Je pense à la scène de duel dans La femme et le pantin. Elle faisait partie d’une rétrospective Sternberg en 1973 à San Francisco, dans un cinéma du Castro sur la 18e rue, disparu depuis et depuis longtemps.

Pasqual n’a jamais su soigner son addiction à Concha, et quand il rencontre Concha avec Antonio lors d’un carnaval, Pasqual est submergé de jalousie et provoque Antonio en duel. Le duel a lieu dans une forêt à l’aube. Marlene Dietrich porte de la dentelle noire comme si elle pleurait déjà la mort dont elle est l’instigatrice. Elle brandit une ombrelle de dentelle noire. Voici ce que Ed et moi avons retenu du film : afin de faire étinceler l’écran, Sternberg a fait glisser des perles de glycérine le long de centaines ou de milliers de fils invisibles, pluie lente, chaque goutte captant sa part de lumière et la traînant vers le bas.

Les gouttes languissantes et le grondement de la pluie sans mesure avec le lent mouvement de la lumière, tout comme le grondement du sexe est sans mesure avec l’indifférence de Marlene, ou avec l’acte de pénétration, un déséquilibre qui lui donnait une passivité de conte de fée.

Il est difficile d’écrire sur cette image sans recourir à une forme sombre de camp — du myrte dans mon trou de balle. Dix minutes après sa première projection en 1935, c’était déjà camp. Qu’est-ce que cela voulait dire, fabriquer un spectacle si élaboré pour l’acte de pénétration ? L’entourer de tant de beauté. Le subvertir par tant de mélodrame. L’entourer de tant d’artifice. Élaborer le pur et l’impur, la sainte et la putain, l’amour de la chair et l’horreur de la chair, le dualisme perpétuel d’un va-et-vient des hanches.

CONCHA : Ha ! C’est la meilleure. Il me menace. De quel droit me dis-tu ce que je dois faire ? Es-tu mon père ? Non ! Es-tu mon mari ? Non ! Es-tu mon amant ? Eh bien je dois dire que tu te contentes de peu.

Descente languissante, lente beauté et Ed et moi renvoyés à nos lentes vies hippies, lentes et anxieuses, comme si c’était Ed et moi que Sternberg dirigeait. Lentes à cause de l’excitation, lentes à cause de la peur, l’excitation jamais complètement évacuée, la peur ne retrouvant jamais son origine en se consommant.

Je ne pense pas que nous avions conscience du deuil profond de cette image, nous ne pouvions pas ajouter cela à notre mélange de romantisme décadent et de contre-culture. L’obsession a toujours été mon sujet. Ed, mort ou vivant, un mur de briques pour me cogner la tête. Pour quoi faire ? — pour me distraire du sentiment de la mort.

Le jeu des acteurs est du niveau d’une pièce de fin d’année. Marlene Dietrich est censée être séduisante mais elle n’a qu’un registre : la fanfaronnade. Elle est presque macho, comme si elle défiait les hommes avec sa chatte. Mais c’est surtout son indifférence qui la distingue, comme si elle était totalement indifférente au film en costume d’époque. Son indifférence est l’histoire que raconte Sternberg : l’indifférence de Dietrich vis-à-vis de lui, son indifférence aux autres acteurs, au scénario, à son propre sort, mais pas à l’éclairagiste ni à la lumière.

Pas le sexe, la lumière — c’est elle que Ed cherchait quand il peignait : les hommes nus qui flottent en direction du bord de la toile et puis plus rien — laissant des nuages, du ciel et de la lumière, expériences du vide et de l’excitation. C’est ce que le scintillement des gouttes signifiait pour nous. C’était de la lumière et c’étaient des larmes. Pas des larmes pour les morts du film, ces personnages de carton-pâte ne furent jamais vivants, mais des larmes versées par l’oracle à mesure qu’elle débite des inepties qu’il faut interpréter : quelque chose de mauvais va se produire. Quelque chose de mauvais s’approche de nous.

Oui c’est une sorte d’oracle. Alignez-vous sur la lumière et le savoir de la mort, remerciez le cadreur, l’éclairagiste, assurez-vous de leur soutien.

Où avons-nous fait fausse route ? — son maquillage était grotesque, le crâne blanc en dôme, les sourcils crayonnés en forme de perpétuelle surprise, la mâchoire creuse aux extrémités. Comme une sorcière de Mario Bava, une sorcière d’Argento. Ce qui protégeait l’intérieur de son corps contre lui-même s’est évanoui, les tendons claquent sur les os, la douleur brûle à ses poignets et à ses chevilles.

Il y a quelques nuits j’ai fait un rêve : Hitler apparaît et je dis à mes amis, Hé, c’est Hitler, tuons-le. Ils disent, Ah oui, Hitler, il a bonne mine. Hé les gars, je dis, c’est Hitler, allez, il faut qu’on le tue. Ils disent, Il est en forme ces jours-ci — ouais, il a l’air d’aller. J’étais Bob et qu’est-ce que Bob peut bien savoir du meurtre ? Hé les gars, allons tuer Hitler. En plus, le pire s’est déjà produit alors à quoi ça sert ? C’était la position de Dietrich aussi, c’était l’expression de Weimar : le pire s’est déjà produit. J’ai ramassé une pierre pour la lancer sur Hitler, mais elle a atterri à quelques mètres de moi. Il n’était même pas troublé. C’est ce que la tête de mort de Dietrich disait, que le pire s’était déjà produit — c’est pour ça que nous ne pouvions pas la comprendre ou l’interpréter à l’époque — le début des années 1970 — le pire ne s’était pas encore produit. C’est sur cela qu’étaient fondées sa passivité, son indifférence, elles faisaient entrer la nouvelle du deuil dans l’univers du sexe qui pour nous était fondé sur la promesse et l’espoir. L’obsession, qui est peur de la mort, amour obsessionnel, deuil érotique. Le crâne riait déjà à travers le visage creusé, les yeux démesurés.

CONCHA : Bonjour. Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Je suis venue voir si vous étiez mort. Si vous m’aimiez assez vous vous seriez tué hier soir. Pas bon ! Ni fait ni à faire. Mon chocolat chaud est bien meilleur.

Au lieu de vous ordonner de vivre, votre amante vous ordonne de mourir. Elle prête un vif intérêt à votre mort, puisqu’elle est morte. Il ne vous reste plus rien à quoi vous raccrocher, plus rien à croire, plus rien à comprendre. Ô Ed, puis-je trouver le chemin de toi au dos de cette image foutue, l’ombrelle de dentelle noire, les larmes de glycérine glissant le long de mille ficelles ? Comme si mon but était de te trouver ? — pour faire durer notre amour pour toujours ? — pour ajouter des images aux images infinies du monde ? Tu es parti il y a quinze ans et je ne vais pas tarder à mourir. C’est quelque chose qui ressemble à l’amour et qui ressemble à la vengeance que de traduire une expérience en mots : mon amour à sens unique pour le monde.

(je trahis une promesse faite à moi-même — j’avais promis que je ne m’adresserais pas à Ed à la seconde personne comme si le langage pouvait me faire flotter jusqu’à lui. Une promesse plus qu’une décision esthétique. Je parle à sa photo ou à son image dans mon esprit. Pas le Ed que j’ai vu pour la dernière fois, mais plus jeune. Ce que je pleure, est-ce de ne plus avoir accès à sa beauté — la gloire de ma propre jeunesse, l’excitation et les larmes de glycérine — ou bien sa mort qui eut lieu 25 ans plus tard ? Mes sentiments sont entravés par la réversibilité de l’enfance et libérés par l’irréversibilité de la mort. Est-ce bien vrai ? Parfois je dis Ô Ed. Si je pouvais « déplier » ce soupir il recouvrirait ce livre et beaucoup d’autres. Peut-être qu’il y a une façon de parler à Ed que je ne suis pas prêt à employer en public. Je me mets volontiers nu quand vient quelqu’un, mais je suis gêné de parler à Ed en votre présence. Et comment parle un mort ? — En voix off, depuis le futur, à propos des événements qui ont précédé sa mort.)

Post-scriptum

Traduit de l’américain par Omar Berrada.

Robert Glück écrit (poèmes, romans, nouvelles) et enseigne à San Francisco. Dans les années 1970 il a fondé avec Bruce Boone le mouvement dit New Narrative auquel ont été associés Kathy Acker, Dennis Cooper, Kevin Killian et quelques autres. Parmi ses livres, Jack the Modernist (1985), Margery Kempe (1994), Denny Smith (2003). Le texte qui suit, extrait d’un roman en cours intitulé About Ed, a été publié en anglais dans l’ouvrage collectif Life As We Show It (dir. B. Pera & M. Tupitsyn, City Lights Books, 2009).