Vacarme 53 / Cahier

Ode to Blood

par

Quand le jazzman Ornette Coleman a rencontré le guitariste américain James Blood Ulmer, il a entendu la manière « harmolodique » de jouer que lui-même recherchait. Mais personne n’a jamais su et ne sait exactement ce que cela signifie. Rodolphe Burger qui a collaboré à plusieurs reprises avec Blood Ulmer lui a demandé de préciser ce qu’on pouvait entendre par là avant de tenter, ici, sa propre interprétation. Portrait admiratif et reconnaissant.

« La prosodie, c’est à Oakland qu’il fallait l’apprendre, de celui qui a le sang dans son nom. »

Philippe Lacoue-Labarthe

Le 12 avril 2006, j’ai eu le plaisir de pouvoir accueillir au Conservatoire de Strasbourg, lieu « Wasp » s’il en est, un des représentants les plus éminents de la musique noire de la fin du siècle, James Blood Ulmer. La « conférence » qu’il y a donnée restera dans les mémoires de cette institution. Il n’avait jamais, je pense, donné de « conférence ». L’objet en était l’« harmolodie », dont aujourd’hui encore, personne ne connaît le fin mot, tant elle reste liée à une pratique musicale, celle d’Ornette Coleman et de ceux qui l’ont côtoyé. Le dernier mot de James, lors de ladite conférence, face aux questions insistantes des étudiants en composition du Conservatoire, et après avoir asséné que « pour jouer de la musique harmolodique, vous devez d’abord devenir une personne harmolodique », fut un geste : il empoigna une guitare et se mit à jouer.

Pour introduire cette improbable conférence, j’avais « présenté » James Blood Ulmer, en ces termes :

« On ne sait pas vraiment quand est né James Blood Ulmer. Il y a une date officielle qui est le 2 février 1942 et puis une autre le 8 février 1940, qui est sans doute la vraie date : c’est celle que sa mère lui a communiquée. Il est né en Caroline du Sud et il a été plongé dans la musique dans son enfance puisque son père, pasteur baptiste, l’a très tôt fait participer à une chorale gospel. Il dit se souvenir avoir commencé à jouer de la guitare à l’âge de neuf ans, mais il en jouait certainement déjà avant. La première musique qu’il a pratiquée est le blues, et c’est à ce moment-là que son chemin a divergé de celui qui lui était tracé par son père. Comme vous le savez, le blues était considéré comme la musique du diable. L’itinéraire de James l’a alors mené, à travers le blues, à accompagner des chanteuses de doo-wop, à jouer dans de nombreux orchestres de rythm’n blues, jusqu’à découvrir le jazz. Il arrive à New York dans les années 1970 et fait la rencontre décisive de sa vie de musicien : Ornette Coleman. En réalité, on ne sait pas qui rencontre l’autre. Ornette, lorsqu’il rencontra James pour la première fois, dit de lui : “cet homme joue naturellement de façon harmolodique.”

L’harmolodie est la théorie musicale développée par Ornette Coleman. Ce dernier trouve en James Blood Ulmer l’incarnation spontanée de la musique qu’il essaie, à ce moment-là, de développer dans des formations de musique improvisée auxquelles James se trouve immédiatement intégré. C’est Ornette qui produit son premier disque, Tales of Captain Black.

À partir de là, James a développé une carrière solo impossible à résumer, qui comporte à ce jour une trentaine de disques. La plupart d’entre eux ont posé d’énormes problèmes de classification. En 1995, un album qui a beaucoup compté, Are you glad to be in America, paru sur le label Rough Trade, était qualifié par la critique de jazz de l’époque de “punk jazz”. Certains de ses disques ont été considérés comme des disques de blues, d’autres de funk, quelquefois de rock, ou encore de ce qu’on appelle aux États-Unis l’"avant-garde music". On ne peut donc pas résumer le projet musical de Blood. Ce qui le définit, c’est à la fois l’extraordinaire singularité de son son et de sa pratique de la guitare, ainsi que sa faculté de traverser les grands genres traditionnels de la musique noire en traçant sa propre tangente. Il est un des musiciens les plus inclassables de son époque, en même temps reconnu par ses pairs comme un guitariste exceptionnel, totalement hors norme. Il a toujours manifesté un certain dédain pour sa propre virtuosité, et a toujours décliné les propositions de certaines majors qui voyaient en lui l’unique successeur plausible de Jimi Hendrix. Sa réponse aux sollicitations, et aux questions en général, est toujours la même, sereine et irréductible : “I play my music.” »

Mais cette présentation en forme de notice appelle un post-scriptum.

Il m’était difficile de dire en sa présence ce que je voudrais maintenant ajouter, et qui concerne mon propre parcours musical. S’il s’agit, là encore, de la reprise, c’est de la façon la plus littérale, et pour moi la plus « intime ». Ce qui m’a amené à « reprendre » la musique reste en grande partie inexplicable, et d’une opacité que je veux croire salutaire. Mais une chose est certaine : celui qui m’aura remis sur ce chemin, plus que tout autre, c’est James Blood Ulmer.

La date est incertaine (en 1977 ou 78 ?) mais le moment inoubliable. C’était au festival d’Antibes, lors d’un concert du Prime Time d’Ornette Coleman, que j’ai découvert Blood. Il crevait littéralement la scène. Aucune ostentation, malgré la stature immense, et l’allure martienne (un martien venu d’Afrique). Une désinvolture même dans la concentration. Et surtout : un « son » au sens le plus musical du terme. C’est-à-dire un geste instrumental, une « manière » de jouer totalement inouïe. Dans le contexte d’une des musiques les plus « libres » qui soient, James Blood Ulmer faisait entendre, dans un seul geste, dans un seul son, tout à la fois : tout le blues et tout le funk, et toutes les musiques noires, tout le rock et jusqu’à la virulence du punk, la plus grande liberté mélodique, une audace futuriste alliée à un archaïsme assumé. La quadrature du cercle. Ce fut un éblouissement.

Ce souvenir vaut pour moi comme scène primitive. Il y eut bien d’autres scènes, une longue série. J’ai suivi tout le parcours de Blood, comme d’aucun autre musicien.

Il y eut New York au début des années 1980, Paris de nombreuses fois, et Strasbourg plusieurs fois. Il y eut notamment ce concert mémorable, un 21 juin, au Lazy Bird à Strasbourg. Blood était devenu pour les musiciens de Kat Onoma un signe de ralliement : c’est le seul que nous allions voir tous ensemble. Ce soir-là, son trio jouait sur notre matériel, et dans la salle, l’unique public était constitué des membres de Kat Onoma. Que venais-je, que venions-nous, entendre et voir à ces concerts de Blood ?Nous venions voir et entendre l’homme, comme dit Lacoue-Labarthe, qui a le sang dans son nom, je pourrais traduire aussi : qui parle avec son son. C’était moins les multiples « propositions musicales » de Blood, toujours changeantes, quelquefois déroutantes, qui nous passionnaient. Ni même leur transcription discographique : je ne sais jamais quel disque de Blood conseiller à qui veut le découvrir. C’est une musicalité tout entière resserrée, concentrée, dans le son, inséparable donc de son incarnation, de sa manière physique. Rien de plus difficile à décrire qu’un « son ». L’essence d’un son n’est rien de sonore. Le son « parle » et pourtant ne dit rien. Il est « diction » pure (c’est lui, la « prosodie » dont parle Lacoue-Labarthe [1]). D’abord instrumentiste, James est aussi un extraordinaire chanteur, et il rappelle souvent que son jeu s’est forgé au contact de toutes les chanteuses qu’il aura accompagnées. Il chante comme il joue, et il joue comme il parle. Je le découvrirai plus tard avec ses messages téléphoniques. J’en ai conservé certains qui étaient comme des fragments de musique répétitive. On aurait pu les transcrire sur partition et les jouer à la guitare.

Et quand il prononce son propre nom, souvent en insistant trois fois, on croit l’entendre jouer l’une de ces petites phrases répétitives si caractéristiques de son jeu, et qui sont comme sa signature. Chanter, jouer, parler, sont une même chose chez Blood. Être musicien n’a pas d’autre sens pour lui que d’être porteur de cette équivalence.

C’est visiblement cela qui sidéra Ornette Coleman quand il vint l’écouter dans le petit studio de Brooklyn où il répétait (je crois que c’est Billy Higgins qui les mit en rapport) et lui fit dire : « cet homme joue naturellement harmolodique ». Ce qui était pour Ornette un horizon, le but à atteindre qu’il fixait à ses musiciens, se présentait chez Blood à l’état brut et comme une évidence. L’évidence en question défie toute approche « musicologique ». Il s’agit de l’« être musicien » au sens le plus fort et surtout incarné du terme.

C’est ce qui a amené Blood, en préambule à l’étrange « conférence » que je lui ai proposé de donner au Conservatoire, à récuser d’emblée l’appellation même de « musicien » : « être appelé musicien n’est pas pour moi une bonne chose » (il lui est arrivé de dire en entretien, à propos des « musiciens » : « Vous les écoutez jouer mais vous pensez sincèrement qu’ils feraient n’importe quoi d’autre beaucoup mieux »). C’est ce qui l’a conduit également, lors de cette conférence, à déplacer constamment la question posée (celle de l’« harmolodie ») hors du champ de la stricte analyse musicale.

« Avant de pouvoir jouer de la musique harmolodique, vous devez être une personne harmolodique » dit-il à plusieurs reprises. Et à la question : « Qu’est-ce qu’une personne harmolodique ? » il finira par (ne pas) répondre en empoignant une guitare.

« Je crois que je suis une personne harmolodique » : à nous de nous débrouiller avec cette affirmation. On peut approcher la chose négativement. Une personne harmolodique, dit James, est dans le constant souci pour échapper à toute espèce de spécialisation : « Une personne harmolodique fait un effort intime pour ne pas rester dans une catégorie. » C’est ce qui explique que Blood lui-même se soit appliqué à traverser tous les genres : « Dans ma situation, je joue aussi du jazz, du gospel, du rock, de l’“avant-garde music” ou je ne sais quoi. » Mais cela a aussi un sens plus « technique », qu’Ornette formule quelquefois à sa façon drôlatique, et qui dit un peu quelque chose de l’harmolodie en tant que « méthode d’improvisation » : « Voici ce que je dis à mes musiciens : regardez, dans la batterie, il y a le ton, il y a la vitesse, il y a le climax, dans la guitare aussi. Ils ont tous les mêmes propriétés, ce n’est qu’une question de texture. Alors si vous jouez avec moi, ce que je veux que vous fassiez, c’est que, si vous faites le rythme, vous vous occupiez aussi de la vitesse ; si un autre s’occupe de la vitesse, alors vous prenez la mélodie. Mais vous ne devez pas rester dans le même couloir pour savoir où vont les autres. Si vous en voyez un dans le couloir n° 5, qui n’arrive pas à en sortir, et que vous voulez l’en faire bouger, alors vous allez dans le couloir n° 5, et il est bien obligé d’en sortir. D’accord ? » Ce qui rend James Blood Ulmer si « spécial », et fait de lui le musicien le plus « naturellement harmolodique » aux yeux d’Ornette, c’est que tout son jeu, chacun de ses gestes, est une récusation du principe de « spécialisation » musicale, et au-delà, du principe même de la musique comme genre particulier d’activité (et a fortiori comme profession).

Lorsqu’il s’agit néanmoins de désigner en quelque façon sa « musique », un terme revient fréquemment dans sa bouche, hautement investi : celui de Guitar Music.Ce qu’il appelle Guitar Music est tout autre chose que de la musique jouée avec une guitare. Dans l’enceinte du Conservatoire, James a été amené à s’expliquer sur ce point. Et à développer un paradoxe. S’il a toujours, comme je l’ai rappelé, affiché une certaine désinvolture à l’égard de son instrument, un dédain pour sa propre virtuosité, très rare chez les guitaristes, il se considère en même temps comme l’ambassadeur d’une musique fondamentalement liée à la guitare. La guitare est selon lui l’instrument « harmolodique » par excellence. Ce qui en fait l’instrument du futur, celui d’une musique affranchie de l’hégémonie du piano, c’est-à-dire à la fois de la rigidité harmonique et du « tempérament égal » : « La guitare elle-même est l’instrument qui a subi la plus longue dépréciation. Nous autres guitaristes ne devrions pas avoir à nous régler sur le piano… Le piano a été tempéré, mais ils ont aussi tempéré la guitare. Or la guitare n’est pas un instrument tempéré. » Mais cela fait aussi d’elle, et en même temps, l’instrument d’un passé perdu : « Donc il y a une musique perdue. » Voilà pourquoi le son de James Blood Ulmer, l’homme-guitare par excellence, incarne à ce point quelque chose comme un « futur antérieur » de la musique. Il se situe très au-delà de ce que peut atteindre la simple « reprise » d’un passé oublié. Il le dit en toutes lettres : « La musique peut aller plus loin en arrière que cela. Qu’est-il arrivé à ceux qui ont perdu leur passé ? »

J’ai une immense dette envers cet homme : il m’aura fait entendre, un soir à Antibes, le son même du recommencement.

Post-scriptum

James Blood Ulmer & Rodolphe Burger ont enregistré ensemble en 2003 un album en public, Blood & Burger. Guitar music (Dernière Bande).

Notes

[1Cf. Rodolphe Burger, « Prosodie du jazz », Vacarme, n° 51.