Les super-héros sont des gens comme les autres

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Si Watchmen constitue désormais une œuvre de référence, au-delà du cercle des amateurs de comics américains, c’est parce que Les Gardiens (son titre français) est une aventure graphique à suspens en même temps qu’une méta bande dessinée. Who watches the Watchmen ? La question spéculaire scande un récit qui reflète l’histoire des États-Unis en retravaillant les aventures de ses super-héros. C’est donc une fiction sur les fictions constitutives de l’american dream, qu’il s’agit à la fois de dénoncer et de réinventer.

Et si l’on prenait le personnage du super-héros au sérieux [1] ? L’idée constitue le principe, au sens fort, de Watchmen : ce défi est en effet l’opérateur de fiction par lequel se construit le roman graphique de Moore et Gibbons. Les premières pages l’indiquent d’emblée au lecteur : découpage rigoureux et symétrique de la planche, couleurs criardes, angles exacerbés dignes d’un volume de Spiderman, le tout associé à une enquête sur un meurtre puis au silence pesant du personnage qui apparaît à la fenêtre de l’appartement, au cœur de la nuit (fig. 1).

état des lieux

Les douze fascicules qui constituent Watchmen retracent le destin de six personnages principaux, qui appartiennent à la deuxième génération de héros masqués qu’a connue l’Amérique. La figure du super-héros a le même statut pour ces personnages que pour nous lecteurs. Simplement, dans leur monde (fictionnel), parce qu’elle a été prise au sérieux par quelques individus, elle est passée de la fiction à la réalité. En effet, les héros masqués de la première génération ont choisi cette voie parce qu’ils avaient lu avec passion des comics de super-héros, et ceux de la deuxième génération les ont imités. Comme l’explique Hollis Mason, le premier Hibou, dans son autobiographie (Sous le masque), « Les super-héros s’étaient échappés de leur univers en quadrichromie pour envahir la réalité effective des manchettes noir-et-blanc ». La construction même des personnages rappelle ce principe car leurs « masques » renvoient le lecteur aux aventures qu’il a lues : le Comédien est à la fois Nick Fury et Captain America, Dr Manhattan ressemble autant à Superman qu’au Surfer d’argent…

Le roman graphique décline la proposition d’une autre manière. L’un des protagonistes, il est le seul, a des super-pouvoirs : Jon Osterman, devenu Dr Manhattan. En 1959, à l’occasion d’un accident lors d’une expérience nucléaire, ce physicien acquiert un pouvoir sur la matière et devient ensuite l’arme la plus puissante des États-Unis. Grâce à lui, le pays gagne la guerre du Viet-Nam ; Nixon change la Constitution pour se faire élire une troisième fois, en 1976, et obtient sa réélection en 1980 et en 1984. Le scénario tire avec rigueur les conséquences, politiques et technologiques, de l’existence réelle d’un super-héros : elle conduit à la contrefactuelle qui ouvre le monde parallèle de l’uchronie (« Si Nixon n’avait pas été contraint de démissionner en 1974… »), ainsi qu’au monde science-fictionnel : grâce à Dr Manhattan le rythme du progrès scientifique s’est accéléré, ce qui explique qu’une histoire située en 1985 puisse être de l’ordre de la science-fiction, du moins du roman d’anticipation.

circulations

En 1985, qui est aussi la date de publication du comic, la tension entre les deux blocs est à son comble ; par ailleurs, les anciens héros masqués — contraints à l’arrêt de leur activité en 1977 par le Keene Act — semblent menacés : Edward Blake (ex-Comédien) est assassiné, Adrian Veidt (ex-Ozymandias) fait l’objet d’une tentative de meurtre, Rorschach est arrêté et emprisonné, Dr Manhattan est accusé d’avoir donné le cancer à ceux qui l’ont fréquenté. Il décide de quitter la Terre pour Mars, son départ ouvrant alors la voie à l’attaque nucléaire.

Moore et Gibbons usent du dispositif propre à la bande dessinée, c’est-à-dire des possibilités offertes par l’espace entre deux cases et par la combinaison du texte et de l’image, pour compliquer la narration graphique : la succession des images se dédouble parfois entre situation présente du personnage et flashbacks (fig. 2), entre New York en 1985 et une BD enchâssée que lit un jeune new yorkais, une même image pouvant réunir plusieurs lignes narratives, voire plusieurs voix, par le biais des pensées ou des journaux intimes retranscrits et par des phylactères insérés. Le comic invite par là le lecteur à une intense circulation entre les différentes histoires, sur un mode diégétique (d’un univers à l’autre), mais aussi métaphorique, voire allégorique.

Uchronie et parodie, le monde fictionnel de Watchmen ouvre ainsi sur tout un ensemble de mondes possibles : les univers mentaux des personnages, leurs passés, le monde super-héroïque, le monde de la science-fiction, le monde contrefactuel, mais également sur le monde réel. Car là réside aussi la puissance de la fiction créée par une contrefactuelle, ou de type science-fictionnel : d’une part, elle tend à prendre pour objet la transition vers le monde parallèle, elle explicite la distance entre le monde réel et le monde contrefactuel, mettant ainsi en scène ses propres rouages, et d’autre part, elle suscite dans l’esprit du lecteur, pour cette raison même, un mouvement d’aller-retour entre le monde contrefactuel et le monde réel, entre le monde de Dr Manhattan et notre monde en 1985. Et c’est ce qui donne à l’œuvre sa portée critique, sur la course aux armements, sur le simulacre de république que sont les États-Unis, sur certains mythes américains.

démythifications

Le monde fictionnel concerne aussi le monde du lecteur car, en vertu de son principe de construction, il parle des super-héros en tant qu’ils sont des personnages de l’univers super héroïque — ce qui fait de Watchmen une méta-fiction. D’abord, parce qu’elle en fait l’histoire : les destinées des personnages calquent celles du genre, l’histoire des justiciers, celle des comics eux-mêmes. La première équipe de héros (les Minutemen) a été rassemblée en 1938, date de la création de Superman  ; après une période d’activité pendant la guerre, ils sont dispersés en 1949, soit à peu près à la fin de ce qu’il est convenu d’appeler le Golden Age ; la formation de l’équipe de la deuxième génération (les Crimebusters) correspond au renouveau du genre super-héroïque après le recul des années 1950 ; l’époque où prend place le récit est bien celle où renaît l’intérêt pour les super-héros.

Ensuite, par ce procédé même, le roman graphique plonge le lecteur dans l’histoire des comics, comme un roman, situé dans l’entre-deux-guerres, dont le personnage d’aventurier flamboyant serait peu à peu confronté à l’impossibilité de trouver des coups dignes de lui ; comme le lecteur entretient avec les super-héros la même relation que les personnages de Watchmen, il se trouve de plain-pied avec eux, amené à comprendre de l’intérieur l’histoire du genre super-héroïque, ses ressorts et ses personnages. Or, si l’on y prend garde, le monde contrefactuel élaboré par la bande dessinée est paradoxalement assez réaliste et n’est guère éloigné de celui du lecteur de 1985 (les Soviétiques envahissent l’Afghanistan, les concerts de rock ont lieu au Madison Square Garden). On peut reformuler cela de la manière suivante : si les super-héros existaient, le monde ne changerait pas radicalement, ils faciliteraient simplement la voie à des régimes plus militaristes et autoritaires. Aussi l’idée du super-héros comme sauveur est-elle une illusion. Non seulement ils sont condamnés à être des adjuvants du pouvoir (comme le deviennent les deux seuls héros dont on n’a pas exigé la retraite : le Comédien et Dr Manhattan), mais ils sont également la manifestation d’une tendance fascisante.

L’un d’entre eux pourtant « sauve le monde » : Adrian Veidt, l’homme le plus intelligent du monde, provoque la paix planétaire grâce à un monstre transgénique qui, envoyé sur New York, tue la moitié de sa population mais entraîne un élan de solidarité entre l’URSS et les USA. Cependant cette fin de l’Histoire, qu’il présente comme l’avènement d’une utopie, n’est que l’instauration de son ordre, fantasme capitalistique ou rêve de maîtrise d’un homme qui se prend pour un nouvel Alexandre, et dont il n’est pas du tout sûr qu’il survivra à des révélations sur les fondements de sa construction, issues du journal de Rorschach, ou au hasard qui caractérise l’histoire des hommes. En outre, le personnage de Veidt met aussi en perspective la théorie du complot, qui nourrit toute une partie de la production super-héroïque : elle est ainsi identifiée à un fantasme de puissance, sous-tendu par le besoin d’entrer dans un face-à-face avec un ennemi.

désordonner

À cette fascination de l’ordre, attachée à l’eschatologie américaine comme au personnage du super-héros, Watchmen oppose une réponse pratique, par le biais de ses personnages et grâce au dispositif de la bande dessinée. Alors même qu’un personnage comme Rorschach fonde sa pensée et son action sur le principe d’une séparation radicale et claire entre le bien et le mal (comme le blanc et le noir dans son masque), il ne laisse pas le spectateur choisir entre ses émotions à son égard : comment arbitrer entre la sympathie, l’indignation, le dégoût, l’admiration, ou la fascination face à son histoire enfantine, son usage de la force et de la violence, son discours sur le déclin et la morale, son désir d’amitié, sa fidélité ? Dans l’univers super-héroïque, l’opposition entre le bien et le mal est presque toujours évidente, même — peut-être surtout — dans les histoires où le super-héros se découvre un côté obscur. Un personnage comme Rorschach subvertit le système de valeurs qui régit habituellement cet univers. Par ailleurs, le processus de succession et de juxtaposition des vignettes, la circulation dans la pluralité des mondes à laquelle Watchmen engage son lecteur, voue le désir d’ordre à l’échec. Moore et Gibbons multiplient à plaisir les échos (visuels ou langagiers), les symétries, les rapports entre les différentes lignes narratives et les différents mondes, au point de rendre impossible une image synthétique de la « structure cristalline » (la formule est de Moore). À partir du chapitre VIII, les effets en deviennent presque vertigineux.

composer

Cependant cette contre-scénarisation, pour reprendre le mot d’Yves Citton, n’est pas une simple déconstruction. Des structures mythiques animent justement la construction des personnages et de la narration, montrant qu’elles n’ont rien perdu de leur efficacité ou de leur puissance explicative : l’histoire d’Hercule furieux, le motif de la démesure, celui du rôle de sa vie et du risque de se prendre pour son personnage, et d’autres encore. Des horizons s’esquissent, même au-delà de la destruction de Veidt où trouvent la mort les personnages secondaires qui participaient à la constellation d’histoires et de hasards qui font le monde : le couple, celui de Dan et Laurie par exemple, comme de nouveaux Adam et Eve (fig. 3), ou l’utopie, plutôt le nouveau monde, que Dr Manhattan voudrait créer sur une autre planète. Et Watchmen est loin de condamner l’héroïsme ; le lecteur est plutôt invité à composer une figure idéale (sa figure ?) à partir des héros masqués et des personnages secondaires, à emprunter des traits aux uns et aux autres – comme des vignettes pour une planche.

Post-scriptum

Clotilde Thouret enseigne la littérature comparée à l’université Paris 4. Elle travaille sur le théâtre baroque et la bande dessinée.

Notes

[1Bien des réflexions de cet article ont d’abord été partagées avec Renaud Pasquier, pour un article paru dans le n° 25 de la [revue Labyrinthe-http://labyrinthe.revues.org.