La bonne combinaison

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« Quand on se sent bien dans un vêtement, tout peut arriver ». Ce ne sont pas les amateurs de zentai qui viendront contredire Yves Saint-Laurent. Moulés dans leur combinaison d’élasthanne, ils font plus que s’inventer des histoires : ils les vivent.

Le zentai est une combinaison intégrale très moulante en élasthanne dotée d’une fermeture éclair qui court de l’arrière de la tête au bas du dos. Un zentai de base n’a d’ouverture ni pour les yeux ni pour la bouche, ce qui n’empêche pas de voir, de fumer, ou même de boire. Si les avis sont partagés sur ses origines, une chose est sûre : le zentai est japonais ; il doit son nom à la contraction de « ZENshin TAItsu », qui signifie « collant de la tête aux pieds », et fait peut-être écho à Sentai, titre de l’une des premières séries de science-fiction japonaise, dont les héros masqués portent des costumes très près du corps. On dit aussi qu’il tire sa source des vêtements que les marionnettistes du théâtre traditionnel Bunraku employaient pour se dissimuler, alors qu’ils manipulaient leurs marionnettes à vue. On sait surtout que la culture zentai a son roi, Marcy Anarchy. Ce photographe japonais de 54 ans a découvert à l’âge adulte le caractère sexuel qu’avaient pour lui les héros aux visages sans expression des séries de son enfance. Peu après, il faisait confectionner son premier costume avant de fonder, en 1985, le mouvement « Zentai ». Ce mouvement, dont l’extension doit beaucoup au net, rassemble notamment ses adeptes dans des soirées érotiques. Le port du zentai y est obligatoire, on s’y caresse sans se reconnaître, on jouit du caractère aphrodisiaque de l’élasthanne et de l’anonymat – même si l’orgasme y est proscrit. Autre pratique courante, le walkabout, qui consiste à sortir dans la rue en zentai, seul ou à plusieurs, en s’y faisant parfois photographier.

Je suis une amatrice, de celles et ceux qui trouvent toujours une occasion pour porter leur zentai en public. Après qu’une amie m’a fait découvrir les zentai, j’ai regardé, fascinée, des dizaines de photos et vidéos sur le net. Peu après avoir acheté mon premier zentai, un coup de tête a décidé d’une première sortie en public, avec mon partenaire de l’époque. Nous avions le trac et étions très excités. Nos zentais aux couleurs métallisées sous une veste, nous avons traversé Berlin à vélo et nous sommes dirigés vers un des clubs de la ville. Dans la queue, on ne voyait que nous. Il m’a fallu un moment pour comprendre le paradoxe de la situation : moulée dans ce qu’on décrit souvent comme une seconde peau, j’étais comme nue, particulièrement exposée aux regards et pourtant complètement protégée.

La pratique de base du zentai est inoffensive, sensuelle et tactile. Et pourtant, la vision d’une personne en zentai, notamment s’il est noir, évoque et suscite une forme de violence. Moi-même, je ne parviens pas à me voir autrement que comme objet sexuel ; je suis un jour sortie en club avec mon partenaire, moi en zentai et lui non : mon recours au zentai a beau être plus ludique que fétichiste, j’ai beau n’avoir pas de goût particulier pour la soumission, l’impression d’être une femme-objet ne m’a pas quittée. Mais c’est aussi un plaisir : on ne me voit pas donc je me sens moins responsable de moi-même. Tous les amateurs de zentai disent avoir fait cette expérience. Et en effet, je peux, en zentai, faire et dire n’importe quoi ; je peux me laisser aller à raconter des histoires, jouer un rôle. Car il faut répondre aux questions. Ceux qui ne sont pas effrayés veulent savoir. Suis-je brûlée, mon visage est-il défiguré par des cicatrices, suis-je laide, belle, jeune, vieille ? Certains font des suppositions, d’autres trouvent que ça n’est pas loyal : pourquoi ne joue-t-on pas le jeu ? Aurait-on quelque chose à cacher ?

Il est arrivé qu’on me plaigne : j’étais, croyait-on prisonnière d’une combinaison qui obstruerait ma respiration et dont il serait difficile de m’extraire. Je sais, tout au contraire, que je me crée des espaces de liberté. Je deviens une ombre, je disparais. Je fais l’expérience de n’être personne et tout le monde à la fois. C’est que, selon moi, toutes les filles en zentai ne forment qu’une seule et même personne. Ce qu’on veut, c’est être anonyme. Et sans doute est-ce aussi ce que les autres attendent de nous. Je suis une fiction ; je suis leur fiction. Un jour à une fête, un type voulait se marier avec moi et que je n’enlève jamais mon zentai. Il me parlait mais m’écoutait à peine. Quand j’ai ôté ma cagoule, il a disparu pour de bon. Un de mes amis raconte avoir été poursuivi aux toilettes par une fille qui lui a demandé à plusieurs reprises si elle pouvait l’embrasser. Mais qui voulait-elle embrasser au juste ?