Vacarme 55 / Lignes

Du pavot à la pivoine parier sur une refondation de l’image des drug users en Afghanistan

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En 2006, Médecins du Monde implantait un programme de réduction des risques liés à la consommation de drogues en Afghanistan, pays placé au cœur de conflits planétaires et touché de plein fouet par l’intensification de la guerre à la drogue des dernières décennies. Porté par des ambitions sanitaires et de (re)mobilisation communautaire, ce programme s’est trouvé confronté aux conséquences de trente ans de guerre et de violences. S’obstiner cependant et ne pas lâcher la barre, c’est le principe qu’énoncent trois des porteurs du projet.

La « figure du toxicomane » est née en Afghanistan à l’aube du xxie siècle. Par « figure du toxicomane », nous entendons la construction d’un objet social et politique utilisé par les acteurs des politiques de lutte contre les drogues, professionnels de santé, décideurs publics, mais aussi, puisque nous sommes en Afghanistan, les agences des Nations unies et les pays de la coalition qui occupent militairement le territoire.

Première particularité : nous sommes ici dans la zone qui produit la quasi-totalité de l’opium mondial depuis une vingtaine d’années. À cet égard, les propos tenus par le candidat Obama lors de son discours de Berlin le 24 juillet 2008 étaient explicites lorsqu’il exprimait sa préoccupation concernant « les champs d’opium en Afghanistan [qui] deviennent de l’héroïne à Berlin »… ou ailleurs ! La décision du président Obama de porter de 50 000 à 130 000 soldats la présence militaire en Afghanistan s’inscrira ensuite dans la longue et meurtrière guerre à la drogue et aux drogués engagée par Nixon en 1970. Elle vient renforcer par les armes le dispositif onusien de contention des drogues, laquelle est considérée comme une priorité de l’agenda national afghan depuis le début des années 2000.

De fait, l’intervention militaire des États-Unis et de l’OTAN, initialement pensée comme une réaction aux attentats du 11 Septembre et une lutte contre « l’Axe du mal » incarné par le régime taliban et l’ancien allié américain Ben Laden, s’est rapidement transformée en guerre à la drogue. Les troupes engagées dans les différentes opérations en Afghanistan ont progressivement été mises à disposition pour des opérations anti-narcotiques. Autrement dit, les soldats de la quarantaine de pays présents en Afghanistan ne meurent pas dans les actions de « maintien de la paix » ou dans les combats contre les « insurgés », mais dans les champs d’opium. Un exemple suffit à illustrer le propos : le budget du commandement militaire américain dédié spécifiquement aux opérations militaires anti-narcotiques en Afghanistan est passé d’1 million de dollars en 2002 à 73 millions en 2004. En 2007, le Département d’État américain obtenait à lui seul 420 millions de dollars pour financer les opérations militaires d’éradication des champs d’opium. Égrener des chiffres croissants et démesurés jusqu’à aujourd’hui serait cependant sans grand intérêt : il est désormais établi que la guerre à la drogue est le noyau de la guerre qui ne dit pas son nom en Afghanistan [1]. Officialisant cette situation, les ministres de la Défense de l’OTAN ont d’ailleurs donné leur accord formel en octobre 2008 pour que les forces de l’International Security Assistance Force (ISAF) participent aux côtés de la police et de l’armée afghane aux opérations anti-narcotiques, quand les cibles sont supposées être liées aux talibans.

Il est évident que, dans ce cadre, le consommateur traditionnel d’opium qui nourrissait les anecdotes de la littérature de voyage depuis Marco Polo a disparu. À sa place a émergé une figure indispensable à la justification locale de la guerre mondiale à la drogue : celle de l’Afghan consommateur d’opiacés, non plus exotique mais négatif photographique, ou revers indissociable de l’Afghan producteur d’opiacés. Cette figure semble être la pierre de touche de la Stratégie Nationale Afghane de Lutte contre les Drogues, adoptée en 2003, actualisée une première fois en 2006, et aujourd’hui à nouveau en chantier. La réduction de la demande locale de drogues et la mise sous traitement (au sens de sevrage) des usagers de drogues constitue l’une des quatre priorités de cette politique, qui comprend également l’éradication de la production et du trafic mais aussi la promotion de cultures alternatives pour les centaines de milliers d’agriculteurs qui vivent de la production de pavot à opium, et enfin le développement d’institutions étatiques pour appliquer cette politique [2]. Dernier « pilier » stratégique qui pourrait d’ailleurs être comique si les enjeux humains qu’ils cachent n’étaient pas si dramatiques : les élites politiques et administratives du pays sont quasiment toutes impliquées directement ou indirectement dans le circuit des opiacés illégaux. Ceux qui ne le sont pas sont éliminés physiquement.

Mais voyons l’envers du décor. Les spécialistes et les professionnels de santé estiment que, sur une population de 28 millions d’habitants, ce sont 1 à 1 million et demi d’Afghans qui présentent aujourd’hui des usages problématiques d’opiacés. En l’espace de cinq ans, le nombre de consommateurs d’héroïne a augmenté de 140%  [3]. On sait les dangers que l’absence d’offre de soins appropriée fait courir à la santé des personnes directement concernées et, par voie de conséquence, au pays tout entier, avec un risque majeur de généralisation des épidémies de sida et d’hépatites virales. Face à une telle situation, les mêmes spécialistes savent également qu’une approche en termes de réduction des risques constitue certainement la réponse la plus efficace pour contenir et diminuer ces dangers. C’est la logique qui a présidé à l’intervention de Médecins du Monde en Afghanistan. Depuis 2006, un programme implanté à Kaboul a permis d’introduire dans le pays le « paquet des services de réduction des risques » : échange de seringues, prise en charge médicale des usagers de drogues (dont l’accès aux antirétroviraux), traitements de substitution, etc. Au-delà de sa stricte dimension technique, en termes de « services offerts », l’un des enjeux majeurs de ce programme est de promouvoir un nouveau sujet social et politique, qui vienne faire contrepoids à celui du « toxicomane » : un consommateur de drogues citoyen, mobilisé dans une visée de transformation sociale. Un nouveau chapitre s’ouvre dans cette histoire afghane récente des drogues.

En Afghanistan comme ailleurs, les logiques à l’œuvre en matière de drogues sont bien établies. Un premier courant, dominant à l’échelle mondiale et qui a fourni le terreau sur lequel s’est développée la guerre à la drogue, repose sur une volonté de contrôle dont les deux ressorts sont l’éradication de l’offre et la réduction de la demande. Ce modèle de contrôle a malheureusement bien souvent conduit à des dérives en matière de droits humains : d’une part à l’instrumentalisation des infrastructures médicales pour « guérir de la toxicomanie » les personnes contre leur gré, certains pays qualifiant de « traitement » des pratiques relevant de la torture et de l’enfermement ; d’autre part à la pénalisation des personnes qui continuent d’utiliser ces produits interdits. C’est ce courant qui prime en Afghanistan, avec des atteintes violentes aux droits humains, dont le vaste centre de détoxification de Jangalak à Kaboul constitue la quintessence. Le second modèle est beaucoup plus récent et s’est forgé en réaction à l’épidémie de sida [4]. Il a pour ambition première de sortir de l’alternative mortifère soin-répression. Son principe majeur repose sur le fait que les personnes qui utilisent des drogues sont dotées des mêmes aptitudes au souci de soi, et des mêmes droits et devoirs que tout un chacun. Les réponses mises en œuvre le sont dans un cadre pluridisciplinaire et ont pour objectif initial de réduire les risques sanitaires et sociaux générés par l’usage de drogues dans un contexte politique généralisé d’interdiction et de relégation morale. C’est dans ce cadre pluridisciplinaire que les consommateurs de drogues eux-mêmes s’organisent et se mobilisent. Et dans cette seconde logique que le consommateur-citoyen peut trouver à exister, à prendre la parole et à agir, pour lui et pour ses pairs.

trente années de guerres externes et internes

Depuis une trentaine d’années cette nouvelle figure politique émerge en différentes contrées du globe. Mais le chemin de cette construction est bien souvent long et périlleux. Les groupes qui réussissent à s’organiser sont souvent fragiles, pour des raisons à la fois liées à l’histoire personnelle de leurs militants et au statut légal et moral qui leur est fait. Le consommateur de drogues est et reste un mauvais sujet ; on peine toujours à le tolérer.

Malgré les réelles difficultés de cette seconde voie, il n’y avait aucune raison qu’elle ne trouvât une modalité spécifique de développement en Afghanistan — sinon peut-être la force inégalée de la « figure du toxicomane » en Afghanistan ? Car si cette figure puise une partie de sa construction dans le courant dominant du contrôle, elle revêt ici une force particulière. Eu égard d’abord à la place centrale qu’occupe la question des drogues dans le pays et dans la guerre qui s’y joue. Mais aussi en raison des conséquences de plus de trente années de guerres : guerres externes avec l’ex-Union soviétique dans la décennie 1980 puis de nos jours avec la coalition menée par l’Occident ; guerre interne avec les luttes des années 1990 entre clans, factions et chefs de guerre afghans. L’une des principales conséquences de cette terrible histoire a pour nom l’économie de la survie : la question n’est même plus de vivre, tant bien que mal, mais de ne pas mourir. Plus des deux tiers de la population ont moins de trente ans et n’ont connu, comme cadre de construction personnelle, que le seul horizon de la guerre et de son corollaire, la violence. Et tous ont connu ces trente dernières années des situations difficilement imaginables. Témoins de cette violence : 6 à 8 millions d’Afghans ont fui leur pays à différents moments de ces conflits ; dans les années 1980, les Afghans comptaient pour la moitié de la totalité des réfugiés dans le monde ; et d’ailleurs, toujours aujourd’hui, des adolescents afghans en fuite peuplent les bords des canaux à Paris…

Dans cette configuration particulière, le concept même d’une démarche dite « communautaire » se heurte à des difficultés d’entendement et de compréhension. Que faut-il pour qu’une telle démarche se cristallise et se traduise par des actions ? D’abord qu’existe effectivement une communauté de situation, c’est-à-dire que des personnes — en l’occurrence des consommateurs de drogues — à un moment donné et dans un contexte donné, aient le sentiment qu’elles partagent effectivement une situation. Mais ce sentiment ne saurait à lui seul générer une communauté de groupe, c’est-à-dire le passage d’une juxtaposition de situations individuelles à l’existence d’un collectif, formel ou informel, dans lequel les personnes puissent se reconnaître ; ni engendrer une communauté d’intérêt, dans laquelle puisse se fonder la volonté d’agir ensemble pour changer la situation dont on souffre. Voilà bien la difficulté de la construction communautaire en Afghanistan : l’économie de la survie y est si prégnante qu’elle constitue un puissant obstacle, à toutes les étapes du processus. La préservation de l’intérêt individuel l’emporte souvent sur celui du groupe. Non de façon spécifique à l’Afghanistan sans doute, mais de façon certainement plus puissante qu’ailleurs. Il ne s’agit pas ici de blâmer, mais de témoigner d’une difficulté qui n’avait pas été envisagée aux prémices de ce programme de réduction des risques. À la puissance de la « figure du toxicomane » afghan, dont l’intensité est proportionnelle à son instrumentalisation par les armées étrangères, vient s’ajouter la force implacable de l’économie de la survie. Dès lors, il est très difficile, voire épuisant, de lutter sur les deux fronts : les quelques leaders communautaires afghans qui émergent sont les premiers à être fragilisés, voire broyés pour certains d’entre eux, par cette lame de fond.

Pourtant, l’instillation de ce modèle reposant sur la mobilisation des communautés avance ! Pour la première fois, la journée mondiale de lutte contre le sida a été marquée par un événement majeur en décembre 2010 : des consommateurs de drogues afghans, rompant avec leur image de « toxicomanes », se sont organisés et ont décidé de manifester publiquement afin de faire valoir leurs droits et leurs compétences de citoyens. Au-delà de ce symbole fort, un véritable travail de fond, essentiel car portant sur les valeurs, s’est engagé depuis près de cinq ans dans le programme de Kaboul. Nous faisons le pari que, tel le bulbe de pivoine planté par le jardinier qui ne produira sa première fleur que quelques années plus tard, le modèle de l’« usager-citoyen » prend racine en Afghanistan. Il nécessite nos soins militants, mais le risque est fort que l’hiver soldatesque amoindrisse ou empêche sa croissance.

Certes il est impossible, après trente ans de violence ininterrompue, de passer en quelques années d’une économie de la survie fondée sur la préservation de l’intérêt particulier à l’économie du bien collectif ; ce travail demandera de très longues années, voire a minima un saut générationnel, tant les blessures sont profondes. Mais il est possible d’agir sur l’autre contrainte, à savoir l’investissement de l’Afghanistan comme terrain princeps des puissants dans la guerre mondiale à la drogue. Peut-être faut-il porter ce constat d’empêchement des processus d’empowerment individuels et communautaires à l’argumentaire d’un départ des troupes étrangères d’Afghanistan ? Il y aurait là dans tous les cas une belle occasion de faire déborder le concept de réduction des risques de son creuset initial, construit sur des valeurs de santé et de respect des droits humains, vers une signification plus politique. Les consommateurs de drogues afghans auraient alors écrit une belle page, non seulement de leur pays mais aussi de ce combat mondial.

Post-scriptum

Chloé Forette, Olivier Maguet & Olivier Vandecasteele sont membres de la Mission Réduction des Risques-Afghanistan de Médecins du Monde.

Notes

[1Une première analyse du Transnational Institute a démontré cette logique dès décembre 2006 : « Losing Ground. Drug control and war in Afghanistan », Debate Papers, n°15. Amsterdam, décembre 2006.

[2NDSC, Islamic Republic of Afghanistan, Ministry of Counter-Narcotics, National Drug Control Strategy, An Updated Five-Year Strategy for Tackling the Illicit Drug Problem, Kaboul, Janvier 2006.

[3De 50 000 consommateurs en 2005 il est passé à 140 000 en 2009. Voir le Rapport 2009 de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONDUC).

[4Même s’il puise certains de ses principes éthiques et médicaux dans l’expérience de ce qui fut appelé le « système britannique » de prise en charge des consommateurs d’opiacés, né dans les années 1920 à la suite des recommandations de la commission présidée par Sir Humphrey Rolleston qui préconisa la prescription médicale de diacétylmorphine.