Vacarme 55 / Cahier

Tombeau pour une guitare

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Le musicien punk rock Robert Quine est mort. En guitariste hanté par le questionnement de la filiation, Marc Ribot lui rend hommage au moyen d’un tribute textuel et mélancolique. Ce dernier replace la comète noisy aux origines du blues et du be bop. Une histoire minuscule du rock’n’roll s’ébauche alors. Et l’évocation d’un phrasé de Quine, d’un solo de Green deviennent entre autres la matière d’une écriture : un tombeau pour Quine l’Irréductible.

Le mois dernier, Robert Quine, l’ancien guitariste de Richard Hell et des Voivoids, de Lou Reed, et de bien d’autres, s’est suicidé [le 7 juin 2004]. Je n’ai pas été surpris — il était inconsolable depuis la mort de sa femme neuf mois plus tôt — mais cette boucle m’a pris de court.

Je sortais avec Quine peut-être une ou deux fois par mois maximum depuis la mort d’Alice. Le plus étrange (mais aussi le plus prévisible peut-être), c’est que Quine paraissait vraiment avoir dépassé la phase la plus sévère du deuil quand il est retombé dans la dope plus dur que jamais.

Tous ses amis étaient inquiets et parlaient entre d’eux d’intervenir d’une manière ou d’une autre. Mais quand j’ai suggéré à Quine de me laisser le présenter à des gens très bien, pas des idiots, qui sont déjà passés par là, et qui faisaient partie d’un groupe de désintoxication, il a eu une réponse très claire : « Plutôt mourir. »

Ce qui a fini par arriver.

Il y a quelque chose dans la haine de Quine pour la sentimentalité qui m’a privé, moi, et peut être d’autres aussi, des moyens de réconfort habituels, entre autres, l’écriture.

Ce texte est une suite de souvenirs et de réflexions qui concernent Quine. Je n’ai pas fait beaucoup d’efforts pour les relier entre eux. Une autre fois, peut-être ?

Ce que la plupart des gens savent sur Robert Quine, c’est qu’avec Tom Verlaine il a été un des pionniers du solo de guitare punk rock. La découverte de la guitare rythmique punk revient aux Ramones mais si vous écoutez le travail de Quine avec Richard Hell et les Voidoids ou son solo de guitare dans Waves of Fear de Lou Reed et que vous ne perdez pas les dates de vue, vous comprenez que Quine était en avance et qu’il a eu une grande influence par la suite. La filiation est claire : Malcom McLaren entend les Voidoids pendant leur tournée en Grande-Bretagne et, peu après, il forme les Sex Pistols.

Ce qui est moins connu est la connaissance encyclopédique de Quine sur les débuts du rock’n’roll, du jazz et du blues. Quine était un collectionneur de disques obsessionnel, du genre de ceux qui, à 20 ans, traînent dans les quartiers noirs du Midwest pour acheter les vieux 78 tours que les gens balancent aux ordures.

Quine aimait mettre à disposition des cassettes enregistrées à partir de disques de sa collection. Il m’a fait une fois une cassette avec des morceaux très rares de Ike Turner enregistrés au début des années 1950 au moment de l’invention de la Stratocaster. Ike joue sur une guitare trémolo juste après son apparition sur le marché et il accouche avec elle de ce solo délirant, entièrement noise punk. Trois fois, Robert avait interrompu l’enregistrement pour copier le solo sur la bande à trois reprises, juste au cas où je passerais à côté. À lui seul, ce solo est presque suffisant pour comprendre l’histoire du rock. C’est une énergie aussi ancienne que le rock’n’roll et Quine le novateur travaillait aussi dans la continuité. Le rock n’a jamais appartenu à ceux qui jouaient selon les règles.

Autre chose qui paraîtra bizarre à ceux qui s’identifient exclusivement à tel ou tel genre musical : l’inventeur du solo de guitare punk avait l’habitude de jouer chaque jour pendant des heures sur des disques de be-bop, même s’il n’avait pas joué un seul phrasé jazz de sa vie. Qu’est-ce que je n’aurais pas donné pour enregistrer la musique que Quine jouait tout seul dans son studio de musique sur ses disques de Barney Kessel et de Johnny Smith…

Les musiciens, en revanche, ne sont pas étonnés que Quine aie pu tirer un fil qui passe par Blind Willie Johnson, Lester Young, Albert Ayler, Ike Turner et le Velvet Underground et l’étendre à ce qui allait devenir par la suite le son punk. Avec les yeux fermés (pour oublier les personnages sur la scène et leurs coupes de cheveux), tout le monde est en mesure de l’entendre.

Dans son éloge publié dans le New York magazine, Richard Hell décrivait les solos de Robert comme « parfaitement structurés mais introduits au moyen d’expositions scandaleusement sauvages ». Il disait de Quine qu’il était « un expert en ravissements idiots ». À deux reprises, Hell touche juste — et j’ajouterai à sa liste d’exemples de rock originaires qui ont inspiré Quine une petite note au sujet des solos de Grant Green : Quine avait repéré leur autisme caractéristique visible dans l’usage dont faisait le musicien du procédé jazz funky de la réitération. Green pouvait répéter une seule phrase un peu trop longuement et affecter de cette façon le confort de l’auditeur.

Le point commun entre les deux aspects du jugement de Hell est une distance réflexive : pousser l’expression personnelle jusqu’au point de rupture — quand la musique verse dans la sauvagerie et dans le bruit — revient à problématiser l’expression personnelle. Pousser la contrainte formelle jusqu’à l’autisme et l’idiotie problématise aussi la contrainte formelle. (Allez écouter dans Basics de Fred Maher et de Quine la section rythmique : elle se donne comme chef d’œuvre minimaliste parfait, alors qu’elle devrait normalement être complétée par l’ajout de voix et de solo d’instruments).

Et donc ce que vous obtenez à la fin est une esthétique singulière fondée essentiellement sur la critique de cette esthétique. Cette dernière ne laisse place à aucun repos, à aucune résolution, à aucune échappatoire : ce qu’on appelle musique.{}{}Quine et moi nous nous entendions bien parce que nous ne discutions jamais de tels sujets. Nous discutions principalement de matériel de guitare. Notre conversation n’était pas pour autant légère : il est plus juste d’écrire qu’elle était… condensée. Là où un observateur moyen aurait compris que la décision prise par Quine à la fin des années 1990 de passer à la guitare telecaster revenait seulement à utiliser un autre modèle fender, moi je comprenais qu’elle revenait à rentrer dans les ordres.

Quine avait un sens très poussé des merveilles sonores enfouies dans la guitare électrique, un sens qui pouvait aller jusqu’à incommoder les auditeurs. Il éprouvait du plaisir à exploiter les virtualités les plus extrêmes de ces merveilles. Un jour, il m’a demandé de l’accompagner jusqu’à la 48e rue pour aller écouter la Buzz box, une pédale de distorsion particulièrement atroce et cruelle vendue à l’époque chez Manny’s. Le métal noir de la pédale était recouvert de coulures de peinture jaune destinées à simuler des jets de vomi. J’ai immédiatement fait l’acquisition de la Buzz box et ce fut une fierté commune, à Robert et à moi, de savoir que le magasin ne la faisait plus, après en avoir seulement vendu trois, une à lui, une à moi, et une autre à un client qui l’avait rapportée parce qu’il la croyait endommagée.

Quine détestait la connerie. Il finissait par déclarer à presque tous les producteurs et groupes qui l’embauchaient d’aller se faire foutre. Il désertait aussi les enregistrements avec régularité. Il accusait les anciens groupes d’être des connards et des psychotiques. Il déserta même un hommage de Saint Anne à Tim Buckley parce qu’un directeur musical avait coupé un de ses solos de guitare. Ses affrontements avec les groupes et les producteurs reposaient sur la certitude egomaniaque de son génie — à l’opposé, quand il était seul à nouveau, il se soumettait à une autocritique féroce. Il manquait simplement de distance. Tout comme il refusait l’aliénation inhérente au travail de création, il ne se défaisait pas aisément de l’œuvre à laquelle il contribuait et pour laquelle il était rétribué.

Et c’est pourquoi, les uns après les autres, ils cessèrent de l’embaucher et de le payer.

Quine aimait deux choses : sa femme Alice et la guitare électrique. Les gens qui ne connaissaient de lui que le punk mutique auraient eu des difficultés à imaginer qu’il disait à Alice une fois par jour au moins qu’il l’aimait. Et il aimait aussi jouer de la guitare dans des groupes, sur la scène, et dans un studio d’enregistrement. Il mettait dans ses solos plus de travail, d’angoisse, de passion et d’espoir que quiconque à ma connaissance. Mais il manquait du talent nécessaire pour maintenir l’équilibre entre les différents pôles de sa personnalité, un équilibre que beaucoup de gens assimilent à la santé mentale. Il est difficile de contredire les défenseurs de la « personne équilibrée ». Après tout, Quine était aussi un usager de drogue chronique et un tempérament suicidaire. Pourtant il est impossible d’imaginer un amour aussi intense que celui qu’il éprouvait pour sa femme et pour sa musique, être éprouvé par une personnalité autre que la sienne.

J’ai rencontré Quine pour la première fois par l’intermédiaire de John Zorn. Un des premiers enregistrements que nous avons faits ensemble était une bande son. Zorn avait besoin d’un fragment de sept secondes d’un double solo de guitare démentiel et bruitiste pour illustrer un pétage de plomb prenant place dans un dessin animé. Après quelques prises pas assez extrêmes à son goût, Zorn répliqua : « Hé Bob, tu n’as qu’à récapituler ta carrière en sept secondes. » Quine baissa les yeux sur le sol et répondit : « Je vais juste laisser venir. »

Au fil des années, Quine m’a beaucoup appris sur le langage du matériel de guitare, sur des albums dont je n’aurais jamais entendu parler sinon, comme, des années avant qu’il soit ressorti en CD, l’album Going Home d’Albert Ayler, ou comme d’autres enregistrements qui ont changé ma vie.

Parmi les derniers albums que Quine m’a légués, il y eut les derniers enregistrements de Lester Young. Lester, à l’agonie, descendu au dernier degré de l’alcoolisme, n’arrive presque pas à émettre de notes. Derrière lui le rythme be-bop le talonne sans relâche. Entre eux, la communication est totalement coupée, ou presque. Et pourtant Lester finit par l’emporter, en les dépassant tous — son âme sanglante suspendue à jamais à sa guitare-machine.

Post-scriptum

Marc Ribot, guitariste hors-pair et éclectique vient de faire paraître un nouveau disque, Silent Movies. Il collabore également à Bomb magazine pour lequel il a initialement écrit ce texte.