Vacarme 57 / Places en action

« Ne pas avoir peur du vide » entretien avec Anne Labroille

Être un architecte de la place ou réinventer du vide dans la ville. Résister aux flux toujours plus rapides. Potelets, trottoirs, bancs, le mobilier urbain redessine la place pour coordonner les rythmes et partager l’espace.

J’aime les places. En termes urbains, la place est un espace dégagé, encadré par des bâtiments, connecté à d’autres places par un réseau de voies. Bien que vide, la place publique est toujours un élément architectural emblématique. Peu à peu l’aspect symbolique a disparu pour laisser place au vide investi par les flux des nouveaux moyens de transport toujours plus rapides.

Alors que la place offrait un formidable lieu de respiration urbaine, la ville contemporaine, de plus en plus dense et grouillante, l’a transformée peu à peu en rond-point géant ou en aire de stationnement, au risque et péril de ses usagers, au détriment du calme de ses riverains. Prenez la place de la Concorde, la place de la Bastille, la place de la République à Paris, l’ancienne place de la Victoire à Bordeaux, le quai des Belges sur le vieux port de Marseille. L’espace libre est devenu le prolongement des rues qui déversent des flots de trottoirs, de caniveaux, de chaussées pour les voitures, les voies de bus, les lignes de tramway. Pour couronner le tout, on a canalisé les flux pour favoriser la vitesse, on a créé des couloirs longitudinaux juxtaposés les uns aux autres avec, ponctuellement, quelques croisements codifiés, normalisés comme les zèbres passages piétons, ou les passages souterrains. Les promeneurs fatigués ont été exclus. Les bancs ont été évacués des programmes d’aménagement urbain. La voiture est devenue la reine de ce nouvel espace public — c’est une banalité. Heureusement, cela évolue.

La plupart des projets d’aménagement de places sur lesquels j’ai travaillé consistaient d’abord à dégager ces espaces de la circulation ou du stationnement des véhicules pour en faire à nouveau des espaces collectifs. La création de places aujourd’hui est une initiative écologique de bon sens urbain.

Car depuis une dizaine d’années, on note une politique urbaine plus avenante envers l’espace public. L’effet Guggenheim, peut-être. Le succès de Bilbao a fait des émules ; certains maires se sont réappropriés les programmes urbains et l’espace public se met à retrouver peu à peu son importance symbolique au sein des villes. On redécouvre le potentiel urbain des places que l’on réaménage avec soin, à grand renfort de communication…

Alors oui, je fais des places parce que la place reste le seul espace public « gratuit » dans la ville. C’est pour moi le lieu où l’on développe des poches de sociabilité, de rencontre, de rassemblement, toutes classes confondues. La place doit être un moment de pause, c’est l’arrêt des flux, il faut donc créer un espace suffisamment vide, et non imposant, un espace à prendre, pour que les gens se croisent et se parlent.

architecte urbaniste L’aménagement urbain n’est pas un programme noble et gratifiant car celui qui aime signer ses oeuvres se trouve ici face au vide, face à des « monuments en rien », comme ceux inventés par Apollinaire dans le Poète assassiné. Il y a peu de matières, peu de dimensions : le principal matériau étant le sol, l’expression est minimale.

Pourtant, en termes d’aménagement, le travail de l’architecte est fin et subtil : il travaille sur des dénivelés. Et cette immatérialité est au service des convergences de flux, de quelque nature que soient ces flux, ça s’arrête, ça s’apaise, ça se mélange.

Mon matériau donc, c’est le caniveau, la bordure, le sol. Le calpinage est particulièrement minutieux. Calpiner, c’est fracturer la dalle, c’est dessiner le sol. Le sol est soumis à des forces très importantes, c’est piétiné, c’est roulé, c’est foulé, le mouvement est perpétuel sur une place, le revêtement doit être choisi afin de résister au temps et aux mouvements.

Les programmes d’aménagement urbain émanent en général de la volonté politique d’une collectivité territoriale (ville, agglomération, communauté de communes…), et les projets sont organisés et gérés par les services techniques des villes ou par des SEM (sociétés d’économie mixte). Mais, pour certains projets d’envergure (les tramways par exemple), les fonds régionaux, nationaux ou européens peuvent intervenir en partie dans le financement. Ce qui est important, c’est que le privé soit le moins décisionnaire possible, sinon on ne contrôle plus rien.

mobilier urbain ’ai une attention particulière pour le mobilier urbain — on peut d’ailleurs dire qu’il remplace la statue royale sur la place. Il reste la seule expression visible de cet espace. Bancs, luminaires, grilles d’arbres, sanitaires, kiosques, potelets, corbeilles, ce mobilier est en général dessiné dans les cabinets d’architecture et de design. Il peut être de belle facture et fabriqué avec des matériaux nobles et robustes (bois, fonte, acier, inox, béton). Il doit être en adéquation avec le lieu et l’usage, il donne un vocabulaire à l’aménagement, parfois une identité à la ville.

Mais les limites du projet architectural se situent souvent autour des normes drastiques qui régissent l’espace public. Toute personne, quelle que soit sa condition physique, doit pouvoir accéder à tout espace — ce qui en soit est formidable — mais cette généreuse attention aboutit à des normes insensées et parfois contradictoires. Prenons le potelet — une petite borne si vous voulez —, par exemple, c’est très contraignant, les normes de diamètre, de hauteur. Tous les potelets sont à changer en France, ils ne sont plus à la norme : plus le potelet est bas, plus le diamètre doit être large, plus il est fin plus il doit être haut, afin que les mal voyants ne se prennent pas les pieds dedans. De plus, un mal voyant doit pouvoir détecter avec sa canne la présence de tout mobilier ou d’une rupture de niveau grâce à des alertes au sol (objets en saillie, picots podotactiles, bandes de couleurs contrastées aux tailles, espacement). Le cheminement doit être suffisamment large (1,40 m au minimum) et dénué de tout obstacle pour permettre la libre circulation des fauteuils roulants. Les marches sont interdites, remplacées par des rampes interminables à moins de 4%. Il y a quelque temps, je me souviens avoir utilisé des picots en inox par exemple. Mais immédiatement, les remarques d’une association de PMR (personnes à mobilité réduite) sont tombées car ces picots chauffaient les coussinets des chiens pour aveugles.

Ce mobilier, on le demande facile à entretenir et à manipuler. L’élément le plus fragile du mobilier est le potelet, le merveilleux potelet anti-stationnement qui prend les chocs de voiture. On le demande résistant mais pas trop non plus, parce qu’il ne faut pas que les gens se blessent en rentrant dedans, alors, il y a un seuil de limite de rupture imposé. Un potelet, c’est entre 150 et 200 euros ; un banc, c’est entre 5 et 10 000 euros. Un luminaire, c’est 5 à 6 000 euros. Un aménagement urbain, c’est entre 150 et 300 euros le mètre carré. Et c’est le prix du vide, car tout cela ne sert qu’à conduire les flux et aménager le vide.

La vraie réussite, c’est de pouvoir constater que le mobilier urbain change d’usage : cela signifie simplement que la population s’en est emparé. Le détournement de mobilier est une des choses les plus gratifiantes pour un architecte. Alors qu’en géné­ral, on nous demande d’ajouter des ergots sur les bancs pour « casser » le mouvement des skateurs, un jour lors de l’inauguration du parvis d’un théâtre, le directeur général des services techniques de la ville m’a annoncé que les arêtes des bancs étaient noircies et que c’était formidable, cela signifiait que le lieu avait été investi. 

espaces partagés fin d’avoir l’adhésion des populations et de créer du lien social autour des projets, des collectifs d’architectes, d’urbanistes, de plasticiens (je pense au collectif « Le Bruit du Frigo » à Bordeaux), commencent à installer leurs ateliers au sein des quartiers, laissant la porte ouverte en permanence sur le lieu de création. Ces nouveaux processus créatifs permettent l’appropriation de l’espace public par les habitants, car ils ne sont plus spectateurs ou commentateurs du projet, mais acteurs et partie prenante de leur cadre de vie. Ces collectifs sont encore dans un système associatif à la marge : il faudrait qu’ils puissent se développer sur des projets pérennes, au sein de réseaux de fabrication urbaine institutionnalisés. Qu’ils durent, que les objets soient entretenus, changés.

J’aime de plus en plus créer ce qu’on appelle des « espaces partagés ». Dans de nombreux aménagements urbains contemporains, on crée désormais ces espaces dans lesquels il n’y a plus de différenciation entre la voirie et le trottoir. Là, le piéton est prioritaire sur la voiture qui est priée de s’arrêter. Le piéton peut aller partout et la voiture doit rester au pas. Le développement de ces zones permet de ralentir les flux. Les choses se fluidifient très vite et il y a une rupture transversale, on arrive à des connexions différentes. On dématérialise la circulation — on supprime les marquages et les codes — quelle respiration ! Cette « slow » architecture permet de ralentir le rythme des villes pour générer la rencontre et l’investissement des lieux publics à l’échelle humaine. Il faut développer cela, aller vers moins de signalétique, le plus de vide, le plus de place, le plus de ville. Il faut des places, il faut laisser de la place ! Il faut dégager l’espace et ne pas avoir peur du vide.

Post-scriptum

Anne Labroille, architecte, a été responsable du pôle d’aménagement urbain de l’agence Wilmotte & associés.