Vacarme 59 / cahier

L’état d’incandescence (sur le cinéma de Sylvain George)

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Sylvain George filme comme on cherche et comme on combat, avec les migrants de Calais qu’il accompagne depuis quelques années, en étranger du monde des images balisées dont il fait apparaître a contrario la violence et l’obscénité. Ses films tiennent autant de la fresque que du tract, du document que du poème, de l’arme et du refuge. Éloge.

Sylvain George est le nom d’une comète cinématographique. Son œuvre, née alors que Sarkozy commençait son ascension vers le pouvoir, a grandi dans l’ombre de cette éclipse, et a jeté son regard sur ce que celle-ci a voué soit à la surexposition, soit à l’invisibilité : les migrants, les luttes. George a commencé à tourner en 2005 et a constitué une immense archive — plus de mille heures de rushs — formant une chronique des oppressions et des résistances. Il a expérimenté tous les moyens techniques — super 8, vidéo, numérique, téléphone portable — et toutes les durées, mais toujours en tournant autour de ces mêmes figures. Dans cette pratique se sont liés trois soucis : éthique — comment filmer ceux qui n’ont rien rien sans voler leur image ? — ; esthétique — comment rendre une dignité visuelle à ces êtres sans tomber dans le spectaculaire ? — ; politique — quelles images opposer à celles du pouvoir ?

Les films nés de cet enregistrement acharné épousent le devenir des événements qu’ils accompagnent. Toujours remontés, grandissant par agglomération de fragments, ils ne constituent pas des œuvres closes et organiques, mais des dynamismes poreux à travers lesquels les mêmes images fondamentales circulent. Le dernier de ces films métamorphiques a pour nom Les Éclats  : il égrène quelques pans de vie de migrants de Calais, leurs fuites face aux rafles, leurs moments de repos et de joie. Ces films forment des chapelets de scènes autonomes, série de tranches de « vie nue ». Le cinéma doit assurer refuge et sauvegarde à ces éclats. Toute image vaut comme archive parce que le cinéma est doué d’un rôle rédempteur : il peut sauver la « mémoire des vaincus » dont parle Benjamin, offrir un asile à ceux qui n’en ont trouvé nulle part. Abri second et lui-même précaire, il est doté de cette « faible force messianique » qui lui permet d’assurer une survie à ceux dont la vie a été mutilée, de les arracher à l’oubli pour préserver leur mémoire. La deuxième partie de L’Impossible — Pages arrachées a été faite avec Khaihullah, jeune Afghan, dont un carton nous apprend qu’il a été ensuite assassiné par les passeurs. Les films de Sylvain George sont à la fois étendards et linceuls.

Que l’image soit archive signifie aussi qu’elle entretient un rapport autre avec la temporalité. Elle permet la rencontre du proche et du lointain, l’éclatement du temps linéaire faisant remonter la mémoire enfouie des morts du passé. Les images des grillages des camps autour de Calais font ressurgir dans une collision du passé et du présent celles que Resnais a montrées dans Nuit et Brouillard. Prise dans cette dialectique temporelle, et grâce à la distance introduite par le noir et blanc, l’actualité des images change de sens : elles ne sont plus faits divers, images parmi d’autres, mais forment l’archéologie de notre présent. Une longue scène de Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerre), montre des journalistes anglais et français couvrant une rafle dans la « jungle » située aux abords de Calais, où se sont réfugiés les migrants après la fermeture de Sangatte. George inscrit à même son film le rapport à l’actualité dont il représente la négation. Ses propres images luttent avant tout avec ce flux médiatique, comme elles s’opposent à celles réalisées par la police lors des manifestations pour identifier les suspects — dans L’Impossible, on voit çà et là un CRS ou un agent en civil armé d’une caméra. Les journalistes filment un fait d’actualité comme s’il était un petit point sur la longue ligne du temps homogène et vide ; Sylvain George fait de ces moments des étincelles éclairant l’histoire à rebours. La police filme les gens pour les identifier ; Sylvain George a le problème inverse : il cherche à filmer ces corps sans visage ou ces visages sans nom sans assigner d’identité, à suivre ces ombres fugitives sans tenter de les saisir comme objets. Le héros d’Un homme idéal le rappelle : « Je suis dans l’ombre. » Lui comme les autres demandent à être éclairés en respectant l’obscurité qui les entoure.

C’est là une question de hauteur et de distance. George renonce à toute vision totalisante pour mettre en place une vue immanente, prise dans les fluctuations des conflits. Les nouvelles caméras permettant un tournage individuel dans lequel l’objectif est comme une excroissance naturelle de la main facilitent cette invention d’un point de vue s’identifiant à la position d’un corps immergé dans l’action. George est à côté, avec ceux qu’ils filment. L’engagement cinématographique a rarement été pris dans un sens aussi physique. C’est parce que la caméra est elle-même exposée qu’elle peut filmer l’exposition des corps face au pouvoir. Un des ciné-tracts de George, son Contre-feux n° 6, montre une intervention de CRS dans un foyer de Montreuil en 2005, puis les échauffourées entre police, manifestants et sans-papiers dans les rues avant l’établissement d’un camp dans un square avoisinant. Le spectateur est confronté à une vision aveugle : la caméra, noyée dans la foule, ne voit rien ; les sons ne sont que cris ; les charges ajoutent au chaos. Le film ne cherche pas à offrir une claire compréhension des événements, mais à enregistrer la violence que subissent les corps. C’est seulement en se plaçant dans une situation équivalente à la leur que Sylvain George peut se permettre de filmer ces personnes.

Le respect à leur égard commence par la reconnaissance de leur altérité et de la distance qui les sépare de la caméra. Ils sont d’abord filmés comme silhouettes lointaines et évanescentes. Ce n’est qu’après ces prises de loin que l’approche devient possible : la caméra tourne alors autour des visages sans oser les saisir, ne les filme que rarement en pleine lumière et choisit alors un angle oblique ou une contre-plongée, ou bien les suit dans leurs marches et leurs courses. Toute l’esthétique de Sylvain George vise à laisser, dans le cadre, la possibilité pour ces gens d’un mouvement de fuite et d’esquive, que l’encadrement ne soit jamais enfermement. Elle conserve leur anonymat — on voit plus de cagoules que de visages — tout en filmant le marquage des corps, les stigmates nés du refus du fichage policier : une des scènes génériques revenant dans chaque film montre les migrants détruisant leurs empreintes digitales à l’aide de rasoirs, de clous incandescents ou d’acide. Les visages ne sont filmés en gros plan que lorsqu’ils délivrent un discours sur leur condition ou l’état du monde, lorsque la parole se fait libératrice et permet de surplomber la vie mutilée. Le cinéma est alors le moyen de rendre la parole à ceux qui ne l’ont pas. Une lettre écrite par Sylvain George et un migrant, Temesghen, publiée dans Libération [1], rappelle que les migrants sont ceux qui, toujours montrés, et souvent avec obscénité, ne sont jamais interrogés ; ils ne sont pas des parts politiques, mais de simples restes. Les films de George entendent construire un lieu pour leur parole, aussi faible soit son écho.

Dans ce concert de colères tournées en revendications, deux idées reviennent sans cesse : que ces êtres sont « in between  », comme le dit un des hommes de Qu’ils reposent en révolte, entre deux pays, entre vie et mort, dans un monde transitoire et précaire ; qu’ils sont dans un état d’ignition permanent : « we’re just burning ourselves », déclare un groupe dans Les Éclats. La lande déserte des alentours de Calais, les plages vidées, les frêles forêts, tous les espaces filmés par Sylvain George ressemblent à un vaste territoire dévasté, pure zone. Terre de transit, cette aire voue les être à l’errance et à la combustion. Le feu, omniprésent dans l’œuvre de Sylvain George, figure tant la destruction que l’insurrection. Khaihullah, le mort qui porte la mémoire de tous les oubliés, est, dit un carton, « l’incendié de la société ». Un poème de George lu à la fin de Ils nous tueront tous définit la substance des films : « Voici, des mots de feu, des notes de feu, des images de feu […]. Nous sommes des corps de feu. » Des plans de flammes viennent ponctuer les parties de L’Impossible, auxquels s’ajoutent les images de brasiers omniprésentes. Sylvain George va jusqu’à définir son œuvre comme un « poème filmique incendiaire [2] ». Le feu est à la fois l’origine du mal et son remède, le sceau du malheur historique et l’étincelle de l’espérance que les films tentent de raviver. Il dit la souffrance comme la révolte, et cristallise l’ensemble de l’œuvre autour de sa figure, parce que, élément dialectique par excellence, il marque le point d’incandescence à partir duquel la misère se retourne en colère.

C’est là la trajectoire de la majorité des films de Sylvain George. Ils commencent par la présentation des corps exposés et se terminent par une bataille. La dernière partie de Qu’ils reposent en révolte montre une veillée d’armes qui au petit matin devient affrontement avec la police. Ce mouvement du type « de la nuée à la résistance » ne s’achève pas sur ces combats soldés par une amère défaite, mais continue sur une deuxième fin, au ton élégiaque et non plus épique, filmant les espaces vidés, à la recherche des traces de la lutte, des miettes de la mémoire. Un des plus beaux ciné-tracts, N’entre pas sans violence dans la nuit, donne l’épure de cette trajectoire : le film s’ouvre sur le récit d’un homme expliquant les rafles alors que des voitures de police se profilent à l’horizon. Les contrôles commencent, et l’émeute avec eux. Sylvain George, aux côtés des manifestants, filme la police de loin, comme ombre non plus fugitive mais menaçante, avec laquelle il ne faut pas négocier l’approche mais maintenir la distance, qu’elle ne devienne jamais humaine par la proximité et ne soit le signe que de sa fonction. Le film suit alors le mouvement organique de la rencontre des deux violences, jusqu’à ce que la police, après quelques arrestations, soit obligée de repartir sous une grêle de pierres. La place vidée, George reste à filmer une absence, et à donner forme à un deuil, comme s’il fallait sauver aussi, après les flammes, les cendres de l’histoire.

Sylvain George dit travailler sur l’image dialectique et l’allégorie, revisitant ces catégories benjaminiennes via le prisme du cinéma. Benjamin, dans le Trauerspiel, posait que l’allégorie moderne était liée au regard mélancolique contemplant l’histoire comme champ de ruines. Il ne faut peut-être pas donner d’autres significations aux regards lointains qui peuplent ces films : les réfugiés cristallisent l’état du monde, sont parmi les monades qui l’éclairent avec le plus d’intensité. La dialectique, elle, joue à plusieurs niveaux. Chaque image doit dialectiser toutes les autres, non seulement celles du film mais aussi celles qui constituent l’ambiance visuelle dans laquelle nous baignons. Elle multiplie les lectures, organise des chocs faisant surgir des éclairs de sens. Mais la dialectique confère aussi à l’entreprise de Sylvain George toute la négativité qui définit la vocation du cinéma indépendant. Le cinéaste use souvent d’un procédé expérimental utilisant le négatif même de l’image : manière d’affirmer un point de vue renversé. Plus importante encore est la dialectique liant et opposant le noir et le blanc, qui distingue Sylvain George d’un Philippe Garrel, dont l’esthétique reste purement expressionniste. Le premier pratique sans cesse la sous- et sur-exposition — qui produit d’ailleurs ce qu’on appelle une image « brûlée ». Il accentue les contrastes à un tel point que la notion de dégradé est exclue ; l’écran vire souvent au blanc immaculé ou à la nuit noire. Cette dramaturgie de la lumière figure le drame de l’histoire, les points phosphorescents trouant l’image devenant le signe de l’étincelle de l’espérance benjaminienne. Dans No border, les feux d’artifice du 14 juillet viennent rayer de leur blancheur la noirceur du ciel ; dans Qu’ils reposent en révolte, les étincelles s’échappant du feu forment quelques flambées fluorescentes trouant le voile noir qu’est l’image. Le son subit un traitement équivalent : dialectique entre la rumeur et la clameur, les haut-parleurs du pouvoir et les murmures des opprimés, les cris et les paroles arrachées à la fureur. Dialectique, aussi, entre le scriptural et le visuel : à l’absence de voix off et la rareté des paroles supplée une double inscription de l’écrit dans l’image. Sous la forme de cartons d’abord, qui insèrent entre les plans des citations, fragments textuels venus de Benjamin ou d’ailleurs et disant le sens du geste cinématographique. Dans une autre logique viennent ensuite les plans de graffitis, d’affiches ou de panneaux, détournant leur sens initial et l’élargissant : ainsi de l’indication « Chasse interdite » montrée après la rafle de Qu’ils reposent en révolte, ou de l’enseigne du « Stade de l’épique » dans Les Éclats. Il y a, enfin, une dialectique structurelle. George alterne les moments d’urgence et les stases. Ses films s’ouvrent toujours sur des séries de plans sur des paysages vides, des vols d’oiseaux, des arbres secoués par le vent, des statues. Chaque scène de guerre est précédée ou suivie par des moments de répit, des regards mélancoliques portés sur un monde naturel dont on ne sait pas s’il est ici auroral ou crépusculaire. Le temps se ralentit, s’arrête, comme l’historien fige le temps à l’instant du danger. La poésie semble seule capable d’aménager au sein du film l’espace de recueillement nécessaire au déploiement de la colère comme à la fuite pour la survie. Ces arrêts, parmi les plus beaux moments de l’œuvre, en révèlent la puissance et ses limites forcées : le cinéma ne peut que construire un lieu autre, un petit coin servant d’abri ; il ne fera s’écrouler aucun monde, mais permet d’y échapper pour un temps, afin d’y mieux revenir armé contre lui.

Dans un manifeste écrit sous forme de poème en 2004, avant de lancer son grand projet d’archivage, Sylvain George en définissait ainsi la teneur : « Le cinéma qui vient bruit encore, / toujours, / à jamais, / du mouvement des ombres. » Ce « cinéma a-humain, / de cloportes, / de damnés, / de plébeiens », « attentif, / aux forces du dehors, / aux lignes de fuites, […] flux et reflux » n’a qu’un combat : « il agit, contre les images du monde », et au moyen d’images. Il organise un incendie visuel, flambée lyrique qui répond au givre gouvernemental, aux froides armures des CRS, aux années d’hiver. Pour que l’étincelle reste vive.

Post-scriptum

Gabriel Bortzmeyer, membre du comité de rédaction d’Independencia, prépare une thèse en études cinématographiques.

Notes

[1Ce texte, comme tous ceux de Sylvain George cités ici, est disponible sur le site de la revue en ligne Independencia, www.independencia.fr/SERIES/SERIE_SYLVAINGEORGE.html.

[2Entretien avec Gabriel Bortzmeyer, Journal du Festival de Lussas, 2010.