Vacarme 62 / Archie Shepp

I hate to see that evening sun go down Archie Shepp ou le blues vivant

I hate to see that evening sun go down

Le 9 septembre 2012, à la Villette, le saxophoniste Archie Shepp a rejoué Attica Blues, album composé en mémoire de la mutinerie survenue dans la prison d’Attica, dans l’État de New-York, à l’automne 1971. Au-delà du nombre de morts parmi les émeutiers (au moins vingt-cinq), le soulèvement de la prison d’Attica a rendu public le traitement inique qui était infligé par des blancs à une population carcérale majoritairement d’origine afro-américaine. Parce que les détails comptent et éclairent, représentons nous qu’en 1971, dans cette prison d’Attica, les prisonniers avaient droit à une seule douche par semaine et à un seul rouleau de papier hygiénique par mois. Il était temps que cela cesse. Le 9 septembre 1971, le soulèvement commença.

C’était donc à un anniversaire exact, au jour près, que nous étions conviés par Archie Shepp. Ce qui se rejouait, du passé au présent, de New York à Paris, de 1971 à 2012, devait apparaître comme un blues longue durée, un blues perpétuel, un choix formel autant qu’un engagement militant, qui légitime la trajectoire d’un musicien qui se confond avec sa vie et avec l’histoire de la communauté toute entière à laquelle il appartient. Cet homme qui a été un des leaders noirs dans la grande révolution formelle du jazz qu’a été le free ou encore la new thing - pour s’en détourner ensuite -, cet homme dont la ville avait encore connu un lynchage un an avant sa naissance est un homme du sud des États-Unis. Et l’écrire ne suffit évidemment pas à rendre compte que ce qui est pour nous histoire et politique, l’une et l’autre parfois vagues et distantes, est pour lui le creuset d’une intimité inimaginable, insupportable à vie. Celui qui dit qu’il « ne peut pas refuser le blues » dit la mélancolie d’une forme musicale vouée à la perpétuité : comme les prisonniers d’Attica. Dans les négociations précédant l’attaque de l’armée, les mutins d’Attica avait demandé leur exfiltration à Cuba ou en Algérie. Exfiltration refusée par les négociateurs. Il n’y a pas de hors-champ au drame. Il n’y a pas de hors-champ au blues. Comme si l’anniversaire d’Attica blues pouvait dire seulement l’histoire réduite à un cycle inéluctable en lequel le temps devait s’écraser comme dans une mélodie chantonnée. Que reste-t-il pour penser encore le présent de l’Obama blues, de la relève des communautés en Europe, ou d’un bien politique toujours possible à venir ?

Il reste qu’avec Archie Shepp la musique est très belle et que, tout comme les spectateurs à l’écoute de The Shadow of your smile joué par ces trublions du free en 1967 à Pleyel, nous nous retournons sur elle. La beauté échappe à l’histoire autrement que le blues parce qu’elle a besoin de nous et qu’elle substitue à la permanence d’une inspiration une réflexion en acte sur les formes. Pour le dire autrement, le blues échappe au blues et, lui échappant, il demeure en vie. Cette musique, réfléchie sans cesse en puissance d’une histoire, déjoue ce qui nous paraît toujours inéluctable dans le passé à la lumière du présent : comme si l’histoire ne pouvait finir d’advenir puisque la musique n’avait pas fini de jouer. Attica blues 2012, c’était un tel défi, une telle ambition qu’Archie Shepp dans cet entretien accordé deux mois avant le concert avait tout simplement refusé d’en parler. Attica blues 2012 a été un concert différent, forcément différent.

Commençons par le début.

Mon père n’était pas un homme engagé mais il s’intéressait beaucoup à la politique. Il réfléchissait beaucoup. Par exemple, notre voisin et lui discutaient souvent ensemble. J’écoutais mon père. Je les écoutais tous les deux. Mon père m’a raconté un jour que lorsque son grand-père à lui était mort, - c’était un fermier qui travaillait pour un homme blanc -, l’homme blanc aurait dit : « Dommage, c’était un bon nègre. » C’est une des histoires parmi d’autres que j’entendais, une histoire parmi d’autres qui m’a fait devenir conscient de l’oppression subie par mon peuple. Je voyais aussi vivre mon père. Un exemple pour moi. Mon père essayait d’aider la communauté. Il essayait d’être utile. Surtout auprès des jeunes adolescents qui avaient des problèmes, étaient sans travail… Il les faisait travailler. Son métier était de travailler sur les chantiers. Contremaître. Il était aussi musicien. Un joueur de banjo. Il chantait. Nous chantions ensemble, ma mère, lui et moi. Nous chantions.

[Il chante.]

I hate to see that evening sun go down /
I hate to see that evening sun go down /
Because the girl I’m in love with /
Cause my lovin’ baby done left this town. /
She’s gone out of town

Ça s’appelle le St Louis blues. Tous ensemble, on avait l’habitude de jouer et de chanter le blues.

[Il chante encore.]

Sometimes I wonder why I spend /
The lonely night dreaming of a song /
The melody haunts my reverie /
And I am once again with you /
When our love was new /
And each kiss an inspiration /
But that was long ago /
Now my consolation /
Is in the stardust of a song

[Il chante toujours.]

Please, don’t talk about me when I’m gone /
Oh honey, though our friendship ceases from now on /
And listen, if you can’t say anything real nice /
It’s better not to talk at all is my advice

Mon père m’a appris à jouer du banjo quand j’étais encore très jeune. Il a été un très bon professeur mais il n’avait pas beaucoup de temps disponible. Il travaillait. Le dimanche, j’allais à l’église avec ma grand-mère. J’y allais aussi le mercredi soir avec les vieilles dames qui priaient ensemble. Et c’est là que j’ai appris à prier. Tout le monde ne sait pas prier. Je reste toujours croyant en quelque sorte, mais un croyant chrétien avec un c minuscule seulement.

Un marxiste-chrétien ?

On peut le dire comme ça mais je ne veux pas le dire trop fort. Dans le pays d’où je viens, ce n’est pas bien vu. Cela peut être dangereux.

Vous êtes non seulement musicien mais aussi universitaire et poète.

Je suis allé à l’université. Une petite université dans le Vermont. À Plainfield. Un College. Il n’y avait pas beaucoup d’étudiants noirs à l’époque à Plainfield ou ailleurs… Mais tout de même, peut-être, une volonté publique existait alors pour augmenter leur nombre. J’ai eu une bourse, ce qui était tout de même très rare pour un étudiant noir. Il y avait dix étudiants noirs sur cent à Plainfield. C’était la moyenne nationale, 10 %. J’ai commencé mes études en 1955. Et j’ai obtenu mon diplôme en études théâtrales, en 1959. Pour passer mon examen final, j’ai écrit une pièce de théâtre qui a été jouée par la suite. C’était un College très moderne, très radical. Il y avait là des communistes. Je les ai rencontrés. Dans mon quartier, chez moi, tout le monde était au democratic party, mais au College il y avait aussi des socialistes et des communistes.

En ce temps-là, déjà, étiez-vous un musicien reconnu dans la communauté du College ?

J’ai commencé le banjo à sept ans. Quand j’avais dix ans, nous avons déménagé de Floride dans la ville de Philadelphie et c’est là que j’ai commencé à prendre des leçons de piano. À treize ans, j’ai pris des leçons de clarinette. Quand j’ai eu quinze ans, j’ai commencé le saxophone. Mais quand je suis rentré au College, je voulais devenir avocat. Je jouais pour mon plaisir seulement. Mon père m’avait mis en garde contre le fait de devenir musicien. La musique, pensait-il, est une belle vocation mais cette belle vocation n’est pas un bon choix pour un homme noir. J’écoutais de la musique tout le temps.

Conservez-vous en mémoire un morceau emblématique de cette époque ? Un morceau que vous écoutiez souvent ?

Sweet sixteen, par B.B. King.

Quels ont été les livres importants à ce moment de votre vie ?

Il y avait ce livre écrit par Samuel Ichiye Hayawaka. Un livre sur la façon dont l’esprit s’empare du sens des mots. Par exemple, le mot Dieu. Je n’avais jamais vraiment réfléchi au concept de Dieu en dehors de la religion. Pour moi qui étais encore un tout jeune homme, c’était important de commencer à penser en dehors des cases. J’étais très influencé par la culture de mes parents, de mes amis, de là d’où je venais. Tout à coup j’ai adopté de nouvelles perspectives sur les choses et sur les mots. Tout à coup, même, je pouvais changer la signification des mots simplement en changeant de point de vue. Le roman de James Balwin, Nobody knows my name [1], mais aussi Richard Wright ont eux aussi beaucoup compté. Avant le College, je ne lisais que des comics ou des livres de sexe que vous pouviez acheter en ville, même si la censure était très grande dans le pays. Mais en fait je ne lisais pas beaucoup. Notre voisin, celui dont je vous ai parlé tout à l’heure et qui discutait avec mon père, travaillait au College. Il était concierge. Il nettoyait les sols. Un jour, il est venu nous voir à la maison avec un livre sans couverture et il nous a dit qu’il avait trouvé ça au College et que c’était un dictionnaire. Ce dictionnaire a été mon premier livre sérieux. Je l’ai utilisé pendant toute ma scolarité. Avant même le College, j’étais déjà un très bon élève. Je travaillais dur à l’école et pour l’école mais je n’avais tout de même pas l’idée de lire en plus des Dickens, Olivier Twist, etc. Je me souviens que j’avais un très bon professeur d’anglais alors. J’étais encore un enfant. Et puis quand je suis arrivé au College, tout a changé. J’avais été élevé à Philadelphie dans le ghetto et le College était loin, loin dans le Nord, près du Canada. Le monde m’est apparu différent. J’étais loin du ghetto. Le ghetto est un environnement difficile, dur, au sein duquel il faut souvent se battre. En tant que jeune homme, je devais faire face tous les jours à des disputes, des affrontements, des bagarres. Avec les autres enfants, on était dans le ghetto, on vivait dans le ghetto. Parfois, des garçons plus âgés venaient et nous frappaient au visage, on ne savait pas pourquoi. C’était la rue. Mes parents faisaient du mieux qu’ils pouvaient en m’encourageant à apprendre, à travailler à l’école. Ils soutenaient mon ambition. Particulièrement ma grand-mère, et aussi ma tante qui était institutrice. Au College, je me suis mis à lire un livre par jour.

Quand et comment êtes-vous devenu musicien professionnel ?

La pièce de théâtre que j’avais écrite en guise de diplôme de fin d’étude a été jouée à Broadway [au Living Theater]. J’avais obtenu pour elle une subvention de la Fondation Rockfeller. C’était en réalité un musical. Le titre en était Jazz allegory. Ça commençait comme ça :

[Il chante.]

A nigger’s ass is like a tree : /
Dispensable

[Le cul d’un nègre est comme un arbre :/
Surperflu]

Ce n’était pas du jazz vieille école. C’était de l’avant-garde. Nous avons eu de bonnes critiques mais pas assez nombreuses pour que le spectacle tienne vraiment. Or je me suis marié jeune. Nous étions très pauvres, ma femme et moi, mais je ne cessais pas pour autant de jouer du saxophone. J’allais à des jam sessions dans les coffee shops de la ville. Je jouais au Café Wha. Ma femme était très patiente avec moi. Elle est partie vivre à New York pour me suivre. Mon fils est né l’année où j’ai quitté l’université et je devais, après l’épisode de Broadway, impérativement trouver un moyen pour faire manger ma famille. Quand notre fils est né, ma femme avait 18 ans et moi 21. Nous sommes restés mariés pendant 37 ans. Silence. L’amour, c’est toujours compliqué. Par chance, un soir au Café Wha, j’ai rencontré un bassiste qui travaillait à l’époque avec Cecil Taylor. Il s’appelait Buell Neidlinger. C’est comme ça que j’ai commencé.

Depuis les années 1960, la communauté noire a changé aux États-Unis.

Obama a été élu président des États-Unis. Ces élections sont importantes, symboliquement. Mais j’ai été déçu par Obama. Il n’a mis sur pied aucun programme de la dimension d’un New Deal. Les conditions de vie restent difficiles. Par exemple, ma fille âgée de 44 ans aujourd’hui n’a pas été en mesure de rembourser seule à la banque les frais d’éducation qu’ont coûté ses études à l’université. Les États-Unis sont un immense pays raciste. Un pays qui me semble devenir plus raciste encore depuis qu’Obama a été élu. Au Congrès, on lui jette en pleine face qu’il est « un menteur ». Impossible d’imaginer en France le président de la République se faire traiter publiquement de menteur par un député de l’opposition en pleine séance parlementaire.

Obama est un grand orateur.

Oui. Mais les émotions que j’éprouve en écoutant ses discours ne changent pas l’Amérique. Mes émotions ne comptent pas. Est-ce que les discours de Monsieur Obama changent l’Amérique ? Non. Les drones qui survolent le Pakistan et l’Afghanistan continuent de tuer des civils et les discours de Monsieur Obama n’y changeront rien.

Avez-vous cru autrefois que le blues pouvait contribuer à l’émancipation de l’Amérique ?

Non. Je n’ai jamais cru cela. Nous chantons le blues depuis les temps de l’esclavage. Le blues, ce sont les spirituals chantés par les esclaves.

Aucune perspective révolutionnaire ? Aucune tentative de changer le monde ?

Certes. Mais cela ne venait pas du blues. C’était un combat. Un engagement. Le blues n’est pas un instrument de combat. Le blues est un mode de survie. Quand mon père chantait I hate to see the sun go down, ce n’était pas pour faire la révolution ou changer les mentalités, c’était pour résister, pour survivre. Le free jazz  ? Il n’y a pas de free jazz. Il faut toujours payer de toutes les façons. Il y a toujours un prix. Qu’est-ce qu’ils veulent dire avec cette expression free jazz ? En réalité, Louis Armstrong a été l’un des premiers à être libre. Free jazz et jazz : ces deux notions ont été créées de toutes pièces par les journalistes. C’est « musique noire » qu’il faut dire. Il faut considérer ensemble tous les contributeurs de cette musique noire. Sidney Bechet, Billie Holiday… tous. Je peux vous les citer tous un par un si vous voulez. Mais Benny Goodman qu’on appelle le « roi du jazz » et Paul Whiteman — White Man ! — qu’on appelle le « père du jazz », à moins que cela ne soit l’inverse, peu importe, ne sont pas le moins du monde des contributeurs de la musique noire [2] ! Pour ma part, je n’emploie jamais le mot « jazz ». Le « jazz » ne m’importe pas, il ne m’intéresse pas.

Durant les années 1960, n’y a-t-il donc pas eu de moment où jouer de la musique pouvait revêtir une signification particulière, et faire de la musique - faire ! - constituer un acte politique ?

Il faut comprendre. La musique noire - souvent - fonctionne comme un reflet de l’époque où elle est jouée. En 1967, je suis venu en Europe dans le cadre du Newport Jazz Festival. Cela a constitué un moment très important dans ma vie car j’ai joué dans les plus grandes salles. J’ai même joué à la salle Pleyel… À la fin de son concert, Miles Davis a reçu une standing ovation. Tout le monde était debout et a applaudi. Nous, de notre côté, nous jouions free. Vraiment free. C’était très radical. Même dans l’image. Un de nos musiciens par exemple portait une casquette de baseball tournée à 180 degrés. À la salle Pleyel en 1967 - comme les jeunes d’aujourd’hui en fait… C’était pour l’image. Nous jouons notre premier morceau, que nous avions intitulé, en manière de dédicace, A Portrait of Robert Thompson (As A Young Man). Nous n’avions pas terminé cette première chanson que la moitié du public s’était déjà levée et avait quitté la salle. La moitié située à l’orchestre. Aux balcons, les gens étaient restés. Au milieu du morceau, brusquement la musique a changé et on s’est mis à jouer très mélodique, on s’est mis à jouer The Shadow of your smile. Mais on ne l’a pas jouée comme Miles l’aurait jouée ! C’était l’idée, si vous voulez. Il fredonne la mélodie. Aux premières notes, tous ceux qui étaient sortis de la salle pour nous fuir mais qui pouvaient encore nous entendre, tous ceux-là se sont retournés. Ils sont tous revenus s’asseoir.

Ils sont revenus.

Oui ! Peut-être que ce qu’ils cherchaient seulement, c’était d’entendre de la mélodie… peut-être que ce qu’ils cherchaient surtout, c’était d’entendre une belle mélodie, interprétée comme il fallait et plus encore. Ce que nous avons fait, je crois. Car nous avions répété pendant des mois l’apparition de The Shadow of your smile dans le morceau ainsi que la mélodie en soi. Nous n’avons pas seulement joué The Shadow of your smile à la salle Pleyel, nous avons aussi joué avec le morceau, une ambiance, une atmosphère… La bipartition de la salle entre orchestre et balcons, entre huées et acclamations reflétait un antagonisme compréhensible en 1967 : la jeunesse contre l’establishment. La musique est un miroir. La musique est un miroir de ce qui est en cours, de ce qui se joue. La musique est une sorte d’aimant pour tout ce qui se passe autour d’elle. Elle attire à elle. Tous les musiciens ne sont pas engagés politiquement, croyez-moi. Ils ne parlent pas beaucoup, les musiciens. Et quand ils parlent, souvent ils ne disent pas grand chose. Exceptés quelques-uns, Charlie Mingus, Duke Ellington, Max Roach, Cecil Taylor. C’est tout.

La musique noire, aujourd’hui, c’est le rap, n’est-ce pas ?

Oui.

Bob Dylan dans ses Chroniques [3] parle de cette substitution effectuée aujourd’hui, du folksong qu’il a interprété et révolutionné à la chanson à texte qu’est le rap. Cette substitution — fait-il entendre dans son livre — a conduit à un silence.

Encore une fois, la musique afro-américaine fonctionne comme un révélateur de l’histoire qui se joue. 20 % des hommes noirs américains âgés de moins de 30 ans sont en prison. La musique rap ne traite que de cela, de tous ces jeunes qui passent par la prison, qui meurent. Je vous parle ici du Gangsta rap. Avant l’ère Reagan, j’ai pu faire des études. J’ai pu prendre des leçons de musique. Mon meilleur ami pouvait emprunter une basse le week-end à la maison pour travailler et faire des concerts. Tout cela était possible au lycée. Tous ces special programs, ces dispositifs d’exception mis en place dans les ghettos ont disparu. C’est une grande régression. Je ne suis pas optimiste. Nous avançons vers l’avenir comme prisonniers à bord d’un avion qui ne connaît plus de direction et qui ne sait plus où atterrir, qui ne peut pas atterrir.

Vous appréciez de vivre en dehors des États-Unis, en France.

L’Amérique est partout. La communauté arabe en France peut-elle jouer le même rôle que la communauté afro-américaine a joué autrefois aux États-Unis ? Je n’en suis pas sûr. Peut-être, d’une certaine façon, que oui… Il y a eu une rébellion à Paris pendant la présidence Sarkozy n’est-ce pas ? Mais en Amérique nous étions très organisés. Il y avait les Black Panthers mais pas seulement. Il y avait aussi beaucoup d’autres organisations. Nous nous percevions comme une nation à part entière. C’est ce qu’on a appelé le black nationalism.

Alors que signifie aujourd’hui jouer du blues ?

Je chante pour mon peuple. Ma grand-mère possédait tous mes disques. Elle m’a demandé un jour : « Archie, quand vas-tu jouer quelque chose que je puisse comprendre ? » Et j’ai changé ma façon de jouer. Je suis retourné à la mélodie pour me faire entendre de mon peuple. Le free jazz n’est pas pensé pour lui. Les gens noirs n’écoutent pas du free jazz. C’est un fait. Ils écoutent du blues. J’ai voulu retourner à la musique que les gens qui me tenaient à cœur écoutaient pour me faire entendre d’eux. C’est pour eux que je joue. La danse et la voix, essentielles au peuple noir, sont totalement absentes du free jazz. C’est pour cette raison également que j’ai essayé de travailler avec des chorégraphes. C’est un choix personnel. J’ai choisi, moi, personnellement d’explorer une voie dans laquelle il était possible de renouer avec mes racines au sein de la création. En ce sens, je me sens proche des juifs. Dans la tradition juive, le cantor, celui qui dirige les prières, qui conduit les offices, si on le transpose hors de l’église est proche du joueur de blues. D’un autre côté, il y a aussi un blues qui est devenu commercial. J’en suis conscient. Mais cela n’empêche. Je ne peux pas résister au blues. Je ne peux pas refuser le blues. Ou plutôt, c’est le blues qui vous choisit. Et ce n’est pas une question de couleur. Beaucoup de noirs américains sont de couleur blanche et choisissent de devenir des transfuges, c’est-à-dire de devenir blancs en plus d’être blancs, si vous voyez ce que je veux dire. Inversement vous pouvez être blanc et être Afro-américain et jouer du blues. Je pense au musicien Frank Strolier. Franck Strolier est blanc et noir. Il aurait pu devenir seulement un musicien blanc mais il a choisi de rester aussi noir. C’est la même chose pour moi.

Notes

[1Paru en 1961. Traduit en français sous le titre Personne ne sait mon nom, Gallimard, 1962.

[2Benny Goodman [1909-1986] était clarinettiste et chef d’orchestre. Paul Whiteman [1890-1967] chef d’orchestre. Ni l’un ni l’autre n’étaient afro-américains.

[3Bob Dylan, Chroniques, volume 1, 2005.