Centre de résistance

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Centre de résistance

L’histoire du Centre thérapeutique et de recherche de Nonette est intimement liée à l’émergence de la psychothérapie institutionnelle qui s’invente à Saint-Alban dans les années 1940, comme aux aspirations marxistes qui président à l’investissement syndical dans l’action sociale après-guerre. L’empreinte de cette double généalogie reste perceptible dans l’étincelle de résistance qui anime encore Nonette : quelque chose de vivant s’y préserve dans l’accueil de la folie, quand tout aujourd’hui s’entend à le durcir.

Nous poursuivons ici avec un second volet une réflexion sur l’accueil de la psychose en institution, après avoir rencontré Jacques Borie, président de l’association de gestion du centre de Nonette (cf. le psychotique et le psychanalyste, Vacarme 62).

Moïse écrivant à l’extérieur.
photo Danielle Rouillon

Le village de Nonette se trouve à une petite heure de route de Saint-Alban-sur-Limagnole, en Lozère ; son hôpital psychiatrique fut le lieu de réflexions intenses en pleine seconde Guerre Mondiale ; s’y inventa la psychothérapie institutionnelle, à laquelle la création du Centre thérapeutique et de recherche de Nonette (CTR) est attachée de près.

Fondé en 1821 par Tissot, anti-psychiatre avant l’heure, qui cherchait déjà comment faire participer les malades à la vie de l’asile, l’hôpital de Saint-Alban pour femmes aliénées est installé dans le château du village et géré par des sœurs. François Tosquelles y arrive en pleine guerre. Médecin catalan, militant du P.O.U.M et communiste républicain, le « lieutenant François » participe à l’organisation des services de santé et crée une communauté thérapeutique et un conseil psychiatrique dans le gouvernement de Catalogne. Fuyant le franquisme, il se trouve parmi les réfugiés du camp de Sept-Fons quand le médecin-chef de Saint-Alban, Paul Balvet, vient le chercher en janvier 1940 pour un poste d’infirmier. Balvet tente d’humaniser cet hôpital de cinq cents malades dont il est directeur depuis 1936. Il participe avec Tosquelles au congrès de Montpellier en 1942, pour y dénoncer la décadence du système asilaire, et se réclame d’Hermann Simon, psychiatre allemand dont les thèses appellent à considérer comme malade la collectivité elle-même, et à modifier l’institution psychiatrique, qui sécrète sa propre pathologie. [1]

Isolé sur le plateau de grès rouge du Gévaudan, Saint-Alban (dont Lucien Bonnafé devient médecin-chef à la suite de Balvet en 1943) est le lieu de rassemblement de nombreux clandestins fuyant les régimes nazi ou franquiste, intellectuels, médecins et hommes de lettres, réfugiés, immigrés, résistants. Parmi eux figurent Tzara, Eluard, Matarasso, Bardach…

Tous participent aux réunions passionnées de la Société du Gévaudan qui engagent avec Georges Canguilhem — réfugié, avec la faculté de Strasbourg, à Clermont-Ferrand — un travail de réinvention des institutions pour aliénés. Là, nourris de marxisme, de surréalisme et de psychanalyse, ils dessinent les contours de la « psychothérapie institutionnelle ».

Tosquelles, qui a rencontré très tôt à Barcelone des psychanalystes fuyant l’Europe Centrale et a été analysé lui-même, découvre alors la thèse que Lacan, jeune psychiatre, a soutenu sur le cas Aimée en 1932, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (Seuil, 1975). Cette thèse, en conservant l’apport de la psychiatrie, en particulier celle de Clérembault, emprunte à Freud ses concepts majeurs pour lire la folie et révolutionne l’abord de la psychose qui n’est plus appréhendée sur un mode déficitaire. Tosquelles décide de l’appliquer dans l’hôpital et de soigner les psychotiques avec les moyens de la psychanalyse. Il s’appuie en même temps sur Hermann Simon qu’il traduit, pour engager la refonte de l’institution qui sécrète sa propre pathologie : il faut abattre les murs et surtout combattre les habitudes, les féodalités locales, les corporatismes. « Rien ne va jamais de soi », dit-il, et tout est prétexte à réunions. « Chacun doit être consulté, non par simple souci de démocratie, mais pour une conquête progressive de la parole, un apprentissage réciproque du respect. Les malades doivent avoir prise sur leurs conditions de séjour et de soins, sur les droits d’échanges, d’expression et de circulation ».

L’invention de Tosquelles, qui, après la guerre, devient médecin-chef et directeur de l’hôpital de Saint Alban, qui porte aujourd’hui son nom, est d’envergure : « Le travail n’est jamais terminé, qui transforme un établissement de soins en institution, une équipe soignante en collectif. C’est l’élaboration constante des moyens matériels et sociaux, des conditions conscientes et inconscientes d’une psychothérapie. Et celle-ci n’est pas le fait des seuls médecins ou spécialistes, mais d’un agencement complexe où les malades eux-mêmes ont un rôle primordial ». Ainsi paraît un journal, Le Trait-d’union, dans lequel infirmier, médecin, membre de l’administration ou hospitalisé peut écrire. Les liens avec les habitants du village se tissent. Une association est créée pour gérer le « Club », qui abrite diverses activités ; certains patients y occupent des postes de responsabilité et se « désaliènent » en reprenant rôle et statut sociaux, d’autres vont et viennent : « Sans ce « droit au vagabondage », dit Tosquelles, on ne saurait parler de Droits de l’Homme. (…) Le Club était un lieu où les vagabonds pouvaient se retrouver, le lieu d’une pratique et d’une théorisation du vagabondage, de l’éclatement, de la déconstruction-reconstruction. Il faut d’abord se séparer de quelque part pour aller ailleurs, se différencier pour rencontrer les autres, les éléments ou les choses… ».

À la fin de la guerre, sous le choc de l’expérience des camps et de « l’hécatombe des fous » — trente à quarante mille morts de faim et de froid dans les asiles pendant l’occupation —s’engage un grand mouvement de transformation des conditions d’exercice de la psychiatrie. Les ordonnances de 1945 créent la Sécurité sociale sous l’impulsion des réflexions du Conseil National de la Résistance. La circulaire n° 61 du 1er mars 1949 introduit la notion de « services ouverts » pour des personnes hospitalisées dont l’état de santé ne justifie pas le recours aux dispositions de la loi de 1838, qui préside aux internements [2]. C’est dans ce contexte que l’expérience de Saint-Alban et des pratiques référencées à la psychanalyse, qui mettent en avant l’importance de la « rencontre » pour organiser la prise en charge thérapeutique singulière à chaque patient, vont inspirer la création d’autres institutions comme celles de Bonneuil par Maud Mannoni, La Borde par Oury et Guattari (qui deviendra le lieu de référence de la psychothérapie institutionnelle) ou La Chesnaie, par Claude Jeangirard.

L’histoire du Centre de Nonette, marquée par l’implication syndicale dans l’action sociale d’après-guerre, débute un peu plus tard. Elle s’inscrit d’abord dans la tradition de la « grande charité ». Au début des années 1960, une institution est créée dans le village par une dame patronnesse pour « accueillir les enfants nécessiteux ». Un an plus tard le comité d’entreprise d’EDF-GDF rachète la propriété, par la voie de sa Caisse centrale d’activités sociales (CCAS), qui possède déjà un Institut médico-professionnel (IMPRO) pour débiles légers. Cette société mutualiste créée en 1946 et présidée par un ancien ministre communiste entend proposer à ses agents un dispositif de soin qui inclut la prise en charge des enfants attardés ou handicapés. Elle se trouve ainsi à la tête de deux établissements spécialisés à recrutement national, gérés par le personnel EDF-GDF et financés par les 1 % perçus sur les ventes d’énergie.

Pendant une dizaine d’années, le Centre de Nonette fonctionne selon des modalités classiques d’apprentissage et de rééducation, jusqu’au jour où, en 1972, l’accueil d’un garçon psychotique en grande souffrance met à mal le dispositif. Les éducateurs, démunis, sollicitent le docteur Tosquelles, médecin conseil de la CCAS, qui leur répond que « s’ils sont en difficulté avec un sujet psychotique, il faut en recevoir cinq ! » et les invite à recruter de jeunes psychiatres d’orientation lacanienne, les Dr Bosson, Leciak et Rabanel.

Le Dr Rabanel, capitaine au long cours du Centre (et qui en est le responsable thérapeutique depuis quarante ans) réoriente progressivement l’institution vers l’accueil exclusif de sujets psychotiques et autistes. Parallèlement un changement de statut administratif s’opère : la CCAS se retire par étapes pour se réinvestir plus classiquement dans une offre de loisirs et d’assurance, jusqu’à ce qu’une association ad hoc [3] prenne en charge en 1988 le Centre. La mairie de Nonette rachète les murs en 1998, en attendant la construction d’un nouveau lieu financé par la CPAM et le Conseil Général du Puy-de-Dôme.

Après s’être structuré au début sur le modèle de la psychothérapie institutionnelle, et sous l’impulsion du Dr Rabanel, le Centre s’en éloigne pour s’orienter résolument vers la clinique lacanienne de la psychose et de l’autisme, et participer dans le cadre du Champ freudien à la création du RI3 (Réseau International d’Instituions Infantiles) en 1992. L’ensemble des institutions de ce réseau, qui s’inspirent de la « pratique à plusieurs », selon la formule de Jacques-Alain Miller, qui demande a et attention à chaque cas, défendent l’apport décisif de la psychanalyse au traitement de la psychose et de l’autisme et résistent, comme d’autres lieux l’ont fait dans le passé et le font encore aujourd’hui, à ce que l’accueil de la folie se déshumanise.

Notes

[1Hermann Simon témoigne de son expérience à l’asile de Gütersloh : Aktivere Krankenbehandlung in der Irrenanstalt, Beralin, 1929.

[2La loi de 1838 distinguait deux types d’internements, le placement volontaire demandé par la famille et le placement d’office demandé par le préfet pour dangerosité. Le statut juridique des « incapables majeurs » sera modifié par la loi de 1968, puis par celle de 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leur conditions d’hospitalisation.

[3À savoir l’Association de Gestion du Centre thérapeutique et de recherche de Nonette.