Vacarme 65 / Cahier

Néolibéralisme, femmes migrantes et marchandisation du care

par

La main d’œuvre constituée par les femmes migrantes est moins touchée par le chômage que les migrants masculins. Ces derniers constituent davantage une armée de réserve à bas prix pour le fonctionnement du marché. À quels facteurs économiques et quels traits spécifiques du néo-libéralisme doit-on cette très relative mansuétude pour le travail féminin ?

Cet article tend à répondre à trois questions : qu’entend-on par « néolibéralisme » ? Comment décrire et analyser les rapports entre des sphères institutionnelles distinctes, notamment la politique migratoire et le service à la personne ? Quelles sont les implications de cette période de restructuration économique et culturelle en termes d’agenda militant, de politique et de théorie féministes ?

J’aimerais répondre à ces questions en fournissant une approche théorique des effets de la crise économique en cours — qu’elle soit ou non conçue comme une crise du projet néolibéral en tant que tel — sur la main-d’œuvre que constituent les femmes migrantes [1].

Les données disponibles ainsi que les divers rapports rendant compte de l’impact de la crise sur les travailleurs et travailleuses migrant-e-s montrent que le niveau de chômage qui les affecte à l’échelle européenne ne cesse de croître, et tout particulièrement dans le cas des hommes. D’un autre côté, les femmes migrantes ne semblent pas moins touchées par la crise mais, dans un certain nombre de pays, leur taux d’emploi a malgré tout augmenté [2].

Pour ma part, j’avance que cet impact différencié entre les travailleurs et les travailleuses migrant-e-s est révélateur de l’un des effets du néolibéralisme les plus importants sur le travail des femmes : la marchandisation du secteur des services à la personne (care-domestic sector) et sa constitution en tant que marché du travail genré et racialisé. Afin d’analyser ce phénomène, j’aimerais essayer de montrer combien le néolibéralisme coïncide avec un processus spécifique de féminisation des migrations à l’échelle internationale et de « création » d’une force de travail femmes-migrantes. Les caractéristiques propres à ce processus ont clairement été mises en évidence par la crise actuelle.

Pour traiter cette question, j’aimerais en tout premier lieu m’intéresser à la manière dont la restructuration néolibérale a spécifiquement « façonné » une main-d’œuvre de femmes migrantes. Je compte procéder en m’appuyant sur une brève mise en perspective historico-théorique, mettant en lien la montée du néolibéralisme avec l’émergence d’une migration internationale de femmes et ses ancrages spécifiques sur le marché du travail européen. D’autre part, j’analyserai comment la crise économique du néolibéralisme actuelle est révélatrice de l’extraordinaire rôle politique et économique des femmes migrantes dans l’Europe contemporaine.

Le néolibéralisme coïncide avec un processus de féminisation des migrations.

La plupart des chercheurs et chercheuses envisagent le début des années 1970 comme les débuts du néolibéralisme. La crise du pétrole de 1973 marque la fin de l’ère du « libéralisme encastré » [3] et le début de la « phase » néolibérale à la fois en tant que nouvelle doctrine politique et nouvelle organisation du travail (aussi appelée postfordisme). La récession économique provoquée par la crise du pétrole de 1973 a eu des conséquences spécifiques sur les flux d’immigration internationale en Europe. Avec la baisse de la demande en main d’œuvre non qualifiée dans l’industrie lourde — une demande qui avait fait venir en Europe des millions de travailleurs migrants (essentiellement) masculins après la Seconde Guerre mondiale — les recours aux travailleurs étrangers cessèrent et le taux de chômage des migrants augmenta dramatiquement. Dans cette conjoncture historique et politico-économique, la main d’œuvre immigrée — segment de force de travail dans la globalisation du marché du travail — fut analysée à travers la catégorie d’« armée de réserve » [4]. L’« armée industrielle de réserve » correspond à l’excédent de travailleurs au chômage ou sous-employés dont l’existence constitue un « produit nécessaire » de l’accumulation capitaliste et dont la constante reproduction permet de maintenir de bas salaires. Alors que dans les périodes de boom économique et de faible taux de chômage les employeurs profitent généralement des travailleurs immigrés, au cours des périodes de récession économique ou de stagnation, ces mêmes travailleurs sont mis au chômage en nombre et doivent souvent endosser le rôle de boucs émissaires de la mauvaise situation économique. En utilisant la catégorie d’analyse d’« armée de réserve », les chercheurs et chercheuses travaillant sur les migrations ont ainsi essayé de rendre compte à la fois des processus économiques et politiques menant à la construction sociale du statut de travailleur migrant et à la constitution d’une nouvelle classe mondiale des dépossédés. La crise des années 1970 a révélé la fragilité politique et économique, ou la « nature jetable », de la main d’œuvre immigrée. Les migrants employés ont été, en effet, les premiers à perdre leurs emplois au moment de la récession des années 1970.

La crise des années 1970 — une crise dont le néolibéralisme peut être considéré comme l’issue — a essentiellement consisté en une crise de la main-d’œuvre masculine. À cette époque, les travailleuses migrantes n’avaient pas encore une présence significative sur le marché du travail. Elles ont véritablement commencé à entrer sur la scène de la migration internationale dans ces années-là, d’abord comme épouses ou comme parentes venues rejoindre ceux installés dans les pays européens puis, à partir des années 1980, de plus en plus comme migrantes économiques indépendantes [5].

Depuis les années 1970, le nombre de femmes migrantes a tant augmenté que la moitié de la population migrante située en occident est aujourd’hui constituée de femmes. En Europe, par exemple, les femmes représentent un peu plus de la moitié du nombre total des migrants dans les vingt-sept États membres [6]. Par ailleurs, sur le marché de l’emploi européen, une grande partie des travailleuses migrantes est employée par une seule et même branche économique : le service à la personne (care) et le travail domestique (domestic sector) [7]. Ceci est dû à l’une des conséquences les plus remarquables du néolibéralisme : la marchandisation des services à la personne et du travail, qu’il soit domestique ou lié à la reproduction, et leur structuration en marchés de l’emploi typiquement racialisés et genrés. Ce phénomène est le produit indirect de transformations induites par les politiques économiques européennes, sous emprise néolibérale, ces trente dernières années : la hausse de l’activité « nationale » (terme hautement polémique) des femmes et de leur taux d’emploi, le déclin du taux de natalité et l’augmentation de la population âgée, ainsi que le retrait progressif des dépenses de l’État dans des services publics, ou bon marché, d’aide à la personne. La demande de travail dans les secteurs du care et du travail domestique a tant augmenté ces dix dernières années qu’elle est désormais considérée comme le principal moteur de la féminisation de l’immigration.

Une grande partie des travailleuses migrantes est employée par une seule branche économique : celle du care (service à la personne) et du travail domestique.

La crise financière mondiale de 2007-2012 constitue, dès lors, la première crise globale du capitalisme d’après la Seconde Guerre mondiale qui puisse nous permettre de proposer une analyse en termes de « genre » des effets de la récession économique sur la main d’œuvre immigrée. Comme je l’ai précédemment mentionné, les données jusque-là disponibles pour mesurer les effets de la crise financière sur l’emploi des travailleurs et travailleuses migrant-e-s semblent suggérer que les femmes constituent l’exception à la « règle » qui veut que les populations migrantes soient les premières affectées par les ralentissements économiques [8]. Cependant, les récentes publications qui ont donné à voir l’effet d’une telle exception se sont pour la plupart contentées de décrire cela comme le résultat du fait que, à l’inverse des hommes migrants, les femmes migrantes avaient été essentiellement employées dans des secteurs parmi les moins touchés, et même en progression pendant les trois premières années de la crise. Même s’il n’est pas encore possible d’avoir une image totalement claire de la situation — qui varie de pays en pays et au sein même de chaque sous-branche du secteur important que constitue le care —, et même s’il n’est pas non plus possible de prédire ce qui peut encore se passer dans un avenir proche, j’ai dans l’idée que cette « exception » est l’un des signes les plus manifestes du caractère genré du néolibéralisme en tant que tel. Pour saisir cela, nous devons donc analyser les transformations qu’ont eu à subir le care et le travail domestique et à interroger leur nature spécifique.

J’appréhende ces questions — que j’aborde également par ailleurs [9] — en considérant que les travailleuses migrantes employées dans le service à la personne ou dans le travail domestique ne constituent pas une armée de réserve de travailleurs au même titre que les hommes migrants. Cela est dû à la nature même du care et du travail domestique marchandisés : ils correspondent à des branches de l’économie qui, typiquement, ne peuvent pas être délocalisées, sont amenées à croître — compte tenu du vieillissement rapide de la population — et comportent une forte dimension « affective » qui les rend d’autant moins « jetables » ou automatisables. Comme Saskia Sassen a pu le mettre en évidence à propos des employé-e-s de maison, il s’agit là d’une main d’œuvre d’« une importance stratégique » pour le « bon fonctionnement des ménages aisés des quartiers les plus insérés dans la mondialisation [10]. » C’est cette « importance stratégique » qui fait du réservoir de travailleuses migrantes une armée « régulière », et non « de réserve », au sein du marché du travail.

L’apparente « sous-exposition » au chômage des femmes migrantes lors de la récente crise ne devrait toutefois pas être interprétée comme l’heureux signe de l’amélioration de la condition des femmes sur le marché du travail. Des études préliminaires suggèrent en effet que les secteurs qui résistent actuellement le mieux au chômage le font au détriment des conditions de travail et du niveau de salaire — à cela s’ajoutent la hausse du travail informel et de l’immigration clandestine.

En conclusion, il s’agit pour moi de dire que ce dernier élément est à mettre en lien avec les principaux aspects du néolibéralisme : en l’occurrence, le fait que la féminisation du marché du travail a été accompagnée, ces trente dernières années, par une généralisation des conditions les plus précaires qui ont, historiquement, caractérisé le travail féminin. Pareil examen critique de ces diverses tendances devrait aujourd’hui être au cœur de tout agenda féministe, en terme d’analyse comme en terme d’action politique.

Post-scriptum

Sara Farris est Assistant Professor de sociologie à Goldsmiths, Université de Londres. Elle a publié Max Weber’s Theory of Personality. Individuation, Politics and Orientalism in the Sociology of Religion (Brill, 2013), et publiera prochainement The Political Economy of Femonationalism (titre provisoire). Cet article a été initialement publié en anglais dans The Scholar & Feminist Online, webjournal du Barnard Center for Research on Women, http://tinyurl.com/lbnddv8.

Traduit de l’anglais par Stella Magliani-Belkacem.

Notes

[1G. Duménil et D. Levy, Crise et sortie de crise, Ordre et désordre néolibéraux, Paris, PUF, Actuel Marx confrontation, 2010 ; H. Overbeek and B. van Apeldoorn, Neoliberalism in Crisis, London, Palgrave, 2011.

[2I. Awad, La crise économique mondiale et les travailleurs migrants : impact et réponses, Genève, Bureau international du travail, Programme des migrations internationales, 2009 ; J. Dumont et J. Garson, La crise et son impact sur les migrations et l’emploi des migrants, Barcelone, Institut européen de la Méditerranée, 2010.

[3David Harvey, A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005.

[4M. Castells, « Immigrant Workers and Class Struggles in Advanced Capitalism : The Western European Experience », Politics and Society, 1975, pp. 33—66, in S. Castles and G. Kosack, Immigrant Workers and Class Structure in Western Europe, Oxford, Oxford University Press, 1973.

[5S. R. Farris, « Interregional Migration : The Challenge for Gender and Development, » Development. Society for International Development Journal 53.1 (2010), pp. 98-104.

[6E. Kofman et al., Gender and International Migration in Europe : Employment, Welfare, and Politics, London, Routledge, 2000 ; M. Schiff, The International Migration of Women, London, Palgrave World Bank, 2007.

[7À noter également que l’autre secteur dans lequel les femmes migrantes sont largement surreprésentées est l’industrie du sexe. Voir Elizabeth Bernstein, Temporarily Yours : Intimacy, Authenticity, and the Commerce of Sex, Chicago, University of Chicago Press, 2007 ; ainsi que Rutvica Andrijasevic, Migration, Agency, and Citizenship in Sex Trafficking, London, Routledge, 2010.

[8OCDE 2012.

[10Saskia Sassen, « Two Stops in Today’s New Global Geographies. Shaping Novel Labor Supplies and Employment Regimes », American Behavioral Scientist 52.3 (2008), p. 465.