préhistoire 13
Vous en êtes une autre
par John Lyly
Un petit village du Lincolnshire doit payer chaque année pour tribut à Neptune le sacrifice de sa plus belle jeune fille. Afin de sauver son enfant, le père de Galatea la travestit en garçon et l’envoie dans les bois ; le père de Phillida fait de même de son côté. Les deux jeunes femmes accompagnent Diane à la chasse et s’éprennent l’une de l’autre sous leur costume d’homme. Leur véritable sexe finira par être révélé, elles pourront cependant s’épouser, car une opération céleste transformera l’une des deux en garçon lors du mariage : comme les spectateurs, elles ignorent laquelle sera concernée, et cela n’importe guère. Toute la pièce joue du trouble érotique que suscite l’amour de ces deux jeunes filles travesties — trouble d’autant plus grand qu’elles sont jouées par les jeunes garçons de la compagnie des Children of Paul’s. Cette pièce de John Lyly a probablement été représentée le 1er janvier 1588 à la cour de la reine d’Elisabeth. Voici la scène 2 de l’acte III de Galatea en guise d’étrennes pour l’année nouvelle.
[traduction L. V. et L. W.]
Phillida
Quel dommage que Nature ne vous ait pas faite femme, vous dont le visage est si beau, l’allure si aimable, et l’attitude si modeste.
Galatea
Il y a un arbre à Tylos dont les noix ont une coque de feu qui libère une fois rompue un cœur d’eau.
Phillida
À quoi jouez-vous à me parler de cet arbre, si loin de mon propos ! Je dis que c’est une pitié que vous ne soyez pas une femme.
Galatea
Je ne ferais pas le vœu d’être une femme, à moins que vous ne soyez un homme.
Phillida
Non je ne voudrais pas que vous soyez une femme, car alors je ne pourrais vous aimer. Car j’ai juré de ne jamais aimer aucune femme.
Galatea
Quelle étrange humeur pour une si jolie jeunesse, et qui s’accorde à la mienne, car moi non plus je n’aimerai jamais aucune femme.
Phillida
Quelle honte ce serait, si une jeune fille se déclarait (chose haïe pour ce sexe), que de refuser d’être son serviteur.
Galatea
Si c’est une honte pour moi, ce ne peut être un bien pour vous, puisque vous-même êtes de cette inclination.
Phillida
Supposez que je sois une jeune femme (je rougis de me l’imaginer), et que sous l’habit d’un garçon se cachait une fille, si je dévoilais mon affection par des soupirs, montrais mon tendre amour par des larmes salées, prouvais ma loyauté sans tache et mon intolérable chagrin, votre beau visage prendrait-il alors en pitié ce cœur sincère ?
Galatea
Admettez que je sois ce que vous me faites supposer que vous êtes, et que je vous prie, vous supplie, vous jure des serments, vous tente, et recourre à tout ce que l’amour peut inventer pour obtenir votre faveur, ne céderiez-vous pas ?
Phillida
Tss tss, vous aventurez un « admettez ».
Galatea
Et vous un « supposez ».
Phillida
[à part] Je me prends à douter en entendant ces discours ! Je crains qu’il ne soit ce que je suis, une fille.
[à part] Mon esprit se trouble ! Je crains que le garçon ne soit ce que je suis, une fille.
Phillida
[à part] Tss tss, cela ne peut pas être ; sa voix témoigne du contraire.
Galatea
[à part] Et pourtant je ne le crois pas ; car il aurait rougi.
Phillida
Avez-vous des sœurs ?
Galatea
Si j’en avais une, mon frère en aurait deux. Mais, dites-moi, en avez-vous une ?
Phillida
Mon père n’a qu’une fille, et donc je ne peux avoir de sœur.
Galatea
[à part] Pauvre de moi ! Il est ce que je suis, car ses discours sont les miens.
Phillida
[à part] Que puis-je faire ? Il est trop subtil ou mon sexe est trop simple.
Galatea
[à part] J’ai connu bien des nymphes de Diane qui l’aimaient, et pourtant il les a toutes éconduites — il les a dédaignées parce que trop fier, ou ignorées parce que trop immature, ou bien c’est qu’il se savait femme.
Phillida
[à part] Quel embarras ! Les nymphes de Diane l’ont suivi et il les a dédaignées, ou parce qu’il ne connaît que trop la beauté de son visage, ou parce qu’il sort du même moule. Je vais à nouveau le mettre à l’épreuve. [à Galatea] Vous m’aviez juré dans les bois que vous me préféreriez à toutes les nymphes de Diane.
Galatea
Oui, afin que vous me préfériez à toutes les nymphes de Diane.
Phillida
Aimeriez-vous le doux garçon que je suis, plutôt que ces belles femmes ?
Galatea
Que ne le pourrais-je aussi bien que vous ?
Phillida
Venez, allons dans les bosquets, et donnons-nous l’un à l’autre, qui ne savons que penser l’un de l’autre.