Vacarme 66 / Joan W. Scott

History trouble entretien avec Joan W. Scott

History trouble

« Femme », « Homme », « Genre », « Français », « Musulman » : ces catégories, par lesquelles se constituent et s’identifient des sujets politiques, n’ont pas de sens fixe. C’est que « les mots ne sont jamais que les batailles pour les définir ». Rencontre avec l’historienne de ces batailles.

Vous avez travaillé sur le mouvement ouvrier français, fait une histoire des discours féministes, contribué à l’introduction de la notion de genre dans l’historiographie… quel est le centre de gravité de votre recherche ?

Je ne suis pas sûre qu’à l’échelle de ma vie de chercheuse, on puisse identifier une unité très claire d’objet, de méthode ou même de théorie. Mieux vaudrait penser en termes de parcours, de bifurcations, de changements successifs d’optique. J’ai été à plusieurs reprises convoquée par un contexte politique et intellectuel : les mobilisations de la gauche des années 1960, le féminisme à partir des années 1970…

Mais peut-être qu’au fond, ma question a toujours été celle des rapports de force dissymétriques. Mon premier travail portait sur l’organisation sociale et politique des verriers de Carmaux à la fin du XIXe siècle. Je m’y intéressais à la prolétarisation d’un artisanat hautement qualifié, liée à la mécanisation des techniques de production. Et je l’ai décrite en termes de rapports de forces économiques et politiques : comment et pourquoi ces travailleurs ont-ils résisté aux transformations de leur travail ?

Quand la vigueur du féminisme des années 1970 m’a convaincue de la nécessité de penser l’histoire des femmes, j’ai tenté de comprendre les modalités de l’inégalité : j’ai questionné par exemple la façon dont le principe universel d’égalité des citoyens s’était accommodé de l’exclusion politique des femmes. Dans tous mes ouvrages, je m’attache ainsi à décrire la façon dont les gens qui vivent dans un rapport inégalitaire l’éprouvent, le pensent et le formulent.

En même temps, je n’ai pas toujours appréhendé cette question dans la même perspective. J’ai commencé par raisonner en termes d’inégalités : entre les ouvriers et les patrons, entre les femmes et les hommes, entre les gouvernants et les gouvernés. À partir du début des années 1980, j’ai été saisie par ce qu’on appelle aux États-Unis « French theory ». La lecture de Foucault, de Derrida ou d’Irigaray m’a convaincue qu’il y avait des moyens de penser autrement les questions de domination, en introduisant l’idée de différence dans ma façon d’appréhender mes objets. J’en suis venue à me demander comment s’opère la différence pour produire ces inégalités. Cela supposait de réfléchir sur les conceptualisations de ce que Derrida appelle la différance — c’est-à-dire cet écart originel entre essence et accident ou entre masculin et féminin, qui est à la fois un rapport de forces et une forme de temporisation —, d’être attentive à son pouvoir symbolique, à sa variabilité, à son instabilité… Je n’avais pas changé d’objets — je travaillais depuis les années 1970 sur l’histoire des femmes —, mais d’un point de vue épistémologique, je les analysais complètement différemment.

Si cette question de la différence était absente de votre travail sur les inégalités sociales et le mouvement ouvrier, est-ce parce que votre arrière-plan était avant tout marxiste ?

J’ai été biberonnée au marxisme, j’étais un « bébé couches rouges », comme on dit aux États-Unis. Avant même de comprendre que le marxisme est une théorie philosophique et politique, j’avais appris de mes parents les principes de la dialectique matérialiste, et l’idée de la détermination économique des relations sociales. C’est donc dans la perspective de la conscience et de la lutte de classe que j’abordais le passé.

Joan W. Scott, 1963, Université du Wisconsin, manifestation contre la guerre au Vietnam.
Photo C. Clark Kissinger.

Dans les années 1960, j’étais une étudiante activiste, je rejoignais toutes les mobilisations — contre la guerre de Vietnam, contre l’arme nucléaire, en solidarité avec les mouvements ouvriers ou ceux des Afro-Américains pour les droits civiques… Au même moment, je dévorais les travaux des historiens anglais de la New Left et ceux de leurs homologues américains : Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne de Hobsbawm, La formation de la classe ouvrière anglaise de E.P. Thompson, La Vendée, révolution et contre-révolution de Charles Tilly… C’était une époque où la discipline historique se remettait en question. Et c’était aussi une époque où nous tentions d’articuler nos études et nos engagements. En travaillant comme je le faisais sur l’histoire de la classe ouvrière, en démontrant que telle ou telle émeute ou action violente était stratégique, conduite par des intérêts cohérents et même organisés, je cherchais aussi à légitimer les mouvements de protestation sociale et les émeutes urbaines que j’observais autour de moi. Avec d’autres, je m’efforçais donc de démontrer que ces mobilisations constituaient des formes politiques légitimes et rationnelles, quoi qu’en disaient gouvernement et patrons.

Sur un plan historique cette démarche avait évidemment des conséquences. La notion d’« action collective » de Charles Tilly nous permettait de révéler toute une panoplie de comportements militants jugés infra-politiques dans les histoires officielles. Cette extension de la notion de politique a sûrement rendu possible la réévaluation du rôle des femmes comme acteurs historiques, et même l’idée que « le personnel est politique ».

J'ai été biberonnée au marxisme, j'étais un “bébé couches rouges”.

Est-ce ainsi, justement, que vous passez de l’histoire ouvrière à celle des femmes ?

C’est là aussi une affaire d’occasion historique. J’ai été recrutée par l’université, en 1969, au moment où les mouvements féministes ont explosé dans les campus. Mes parents m’avaient élevée sans faire de différence entre les filles et les garçons ; mais en même temps, les politiques féministes ne faisaient pas partie de mon héritage politique. Une chose était de considérer les femmes comme des partenaires dans la lutte pour la justice sociale ; une autre était de s’engager dans ce qui avait toujours été représenté dans la tradition socialiste comme une campagne bourgeoise pour des droits individuels ! Si j’ai été saisie à partir des années 1970, par les questions posées par les mouvements des femmes, c’est parce qu’à travers elles, tous les aspects de mon existence — académique, personnelle, politique — convergeaient.

Des étudiantes demandaient de produire une histoire des femmes, une « her-story », comme on disait. Et je m’y suis collée. J’ai écrit Les Femmes, le travail et la famille avec Louise Tilly. Nous avons compliqué l’équation trop simple qui voulait que l’entrée des femmes dans le travail rémunéré fût un moyen de libération, en montrant notamment que dans l’artisanat et la paysannerie, les femmes s’étaient, bien avant l’industrialisation, engagées dans une activité productive indispensable à l’économie familiale.

Dès l’écriture de ce livre, j’ai été frappée par la continuité historique des discriminations, de l’insistance sur les différences — naturelles, biologiques, culturelles — entre les hommes et les femmes. Comment expliquer la persistance de l’oppression des femmes après l’obtention de l’égalité des droits ? Pourquoi les réformes agissaient-elles si superficiellement sur les disparités salariales ? La grille marxiste dont je disposais était peu pertinente pour comprendre les inégalités hommes-femmes. J’avais l’intuition, que je ne parvenais pas encore à formuler, que ces questions trouveraient des réponses plus adéquates si nous savions interroger les significations mêmes des concepts d’homme et de femme. Et cette intuition était à la fois historique et politique.

Mon objet ? décrire la façon dont les gens qui vivent dans un rapport inégalitaire l'éprouvent, le pensent et le formulent.

C’est là que vous rencontrez la French theory ?

Exactement. J’en étais là quand je suis arrivée, en 1980, à Brown University, où travaillait un groupe très actif de chercheuses féministes. La plupart faisaient des études littéraires, et empruntaient leurs outils au post-structuralisme (Barthes, Foucault, Derrida, de Man), à la psychanalyse (Freud, Lacan, Laplanche) au « féminisme français » (Irigaray, Cixous, Kristeva). Comment dire ce qu’a été pour moi cette rencontre ? « Ah ! », comme on dit en américain ! Les lectures que j’ai faites ont relancé les questions sur lesquelles mes travaux antérieurs butaient. Les Mots et les choses ont joué pour moi un rôle essentiel. Foucault interrogeait les catégories même du débat historique et politique telles qu’elles se sont constituées de la Renaissance à l’âge classique : l’histoire, bien sûr, mais aussi la raison comme attribut de l’homme, la souveraineté comme droit inhérent de l’individu, la liberté comme sa condition désirée, ou encore la vérité, la sexualité, l’être humain, la différence des sexes, etc. — toutes choses qui devenaient des termes malléables et mouvants sur lesquels la compréhension et le savoir étaient pourtant bâtis. La notion même d’événement historique en était bouleversée : les événements, c’étaient désormais les caps discursifs, les mutations conceptuelles qui créent des valeurs, des significations, des sujets. Je n’ai jamais oublié le sentiment que m’a donné cette lecture : une angoisse énorme mêlée d’une tentation irrésistible. Chez moi, les deux vont souvent de pair ! Jusque là, mon attachement à l’histoire avait été raisonnable ; c’est là qu’a commencé ma passion. Je me suis donc ralliée à ce groupe de femmes. Et c’est ainsi que je suis devenue, pour mes compatriotes, une « féministe à la française ».

Ce n’est pas sans ironie ! Dans des débats récents en France, vous avez été souvent identifiée comme une « féministe à l’américaine ».

J’ai été ainsi prise à parti, au moment de l’affaire DSK, par les tenants d’un « féminisme à la française » qui, selon moi, sous-estiment les structures hiérarchiques des rapports entre les sexes. Je ne crois pas comme elles que le féminisme ait une « identité nationale » : le féminisme a toujours été traversé par des débats, mieux vaudrait parler de féminismes au pluriel. En même temps, ces comparaisons nationales sont irrésistibles ! Savez-vous comment, en Amérique, nous reconnaissions les féministes « à la française » et les féministes « à l’américaine » ? à leurs chaussures ! Celles des premières étaient bien plus à la mode ! Quand je suis arrivée à Brown University, j’ai dû laisser mes baskets !

Jolies chaussures ou pas, nous discutions jours et nuits. Ce fut un moment sans pareil dans ma vie ! Vous mettrez peut-être cela sur le compte de la nostalgie d’une femme d’un certain âge, mais je trouve les débats d’aujourd’hui bien moins aigus, bien moins stimulants qu’ils ont pu l’être à l’époque.

Les années Reagan, c’est pourtant un moment où les milieux féministes américains se déchirent…

C’est vrai, nous étions très divisées — sur la pornographie, la prostitution, etc. Mais ces divisions mêmes étaient vivantes. Des communautés de femmes essayaient, sur le mode de l’accord ou du conflit, de formuler des positions, de trouver des explications. Nous étions sommées de penser. Parmi les historiennes féministes, c’étaient des débats théoriques passionnés. Nous étions confrontées au défi de l’universalité présumée de la catégorie « femme », nous cherchions à pluraliser le terme, à l’historiciser, sans perdre complètement une unité qui était requise par le combat politique. Il y avait là une tension productive.

C’est à cette époque que vous écrivez votre grand article, « Genre : une catégorie utile de l’analyse historique » ?

La notion de genre permettait de questionner l’attribution à la biologie des rôles sociaux de sexe : comment les sujets « masculin » et « féminin » sont-ils construits ? comment opèrent les systèmes normatifs ? comment les gens parviennent-ils à s’imaginer eux-mêmes hors des normes de comportement ? et le cas échéant, quelles sont les ressources discursives spécifiques à leur disposition ? Ces questions politiques de la critique féministe devaient pouvoir s’appliquer au matériau historique. Et c’est en effet ce qui m’a conduite à saluer le genre comme « une catégorie utile d’analyse historique ».

Ce changement de méthode s’accompagne chez vous d’un discours critique sur la discipline…

Ces deux dimensions sont liées : elles procèdent chez moi d’une unique transformation épistémologique. Faire l’histoire des femmes comme historienne traditionnelle revenait à documenter leur vie, leur exploitation, sans questionner son propre rôle dans la production de cette histoire. Cette mutation m’a conduite à interroger la façon dont les historiens produisaient eux-mêmes l’histoire. C’est ainsi que j’ai écrit une série d’articles, rassemblés sous le titre Gender and the Politics of History, sur l’approche masculiniste de l’histoire. Celle de E.P. Thompson, par exemple, à qui je reprochais de considérer la conscience de classe comme universelle, sans jamais en observer le caractère masculin. C’était le point aveugle de son approche : ne pas voir, dans les archives qu’il avait consultées, que la conscience de classe ouvrière est fondée sur une distinction d’avec les femmes, sur une certaine idée de la masculinité ouvriériste. Or ignorer cette dimension, c’était bien sûr la reproduire. Thompson était tellement fâché qu’il n’a plus jamais voulu me parler !

On comprend en quoi la lecture de Foucault a été déterminante. Mais il est plus rare que la pratique de l’histoire se réclame de Derrida : son travail de déconstruction reste dans l’horizon d’une histoire de la métaphysique…

Je ne suis sans doute pas une derridienne orthodoxe ! Mais je dois beaucoup à sa manière d’analyser les textes. Elle m’a orientée vers la déconstruction des oppositions binaires. Par elle, j’ai appris à être attentive aux opérations de la « différance », à son pouvoir, aux glissements des significations. L’historien ne peut se contenter de décrire ce que les femmes ont fait, il doit questionner la constitution de leur subjectivité, au sein de telle ou telle relation. Il n’y a pas d’hommes et de femmes, de classes ou de races, hors de leurs relations et de la façon dont ces relations sont entendues. Souligner que le genre, la classe ou la race participent de l’identité d’une femme n’est pas la même chose que demander comment ces attributs sont employés pour identifier et situer la femme dans des relations spécifiques. Il faut donc questionner ce qu’« homme » et « femme » signifient dans les contextes historiques ou géographiques où nous les rencontrons, sans croire que nous savons déjà qui et ce qu’ils sont. Le langage est ainsi devenu pour moi un objet d’enquête pour comprendre la construction des sujets, des organisations sociales et des relations de pouvoir.

Pouvez-vous donner un exemple de votre usage des leviers derridiens ?

Dans Gender and the Politics of History, il y a un article intitulé « The Sears Case ». Des employées avaient porté plainte contre les discriminations salariales, que le grand magasin justifiait en invoquant les préférences des femmes pour telle ou telle tâche jugée moins « difficile », ou pour le temps partiel. Si je m’étais intéressée à ce procès, c’est parce que dans chacune des parties — celle des plaignantes comme celle de l’employeur —, il y avait une féministe historienne : l’une soutenait une interprétation « matérielle » (en termes de discrimination salariale), l’autre une interprétation « culturelle » (en termes de préférence des femmes). Les milieux féministes étaient divisés. Mon intervention a consisté à refuser cette opposition : car l’une et l’autre de ces analyses procédaient de l’idée qu’il y avait des hommes et qu’il y avait des femmes. Or pour comprendre les places qu’ils occupaient respectivement, il fallait refuser cette idée, et voir en quoi « être femme » veut dire « n’être pas homme ». Il fallait questionner la représentation des femmes comme des « ouvriers qui ne veulent pas travailler à plein temps », qui ont la charge des enfants, qui redoutent de gagner plus d’argent que leur mari. Et il fallait se demander quelle représentation du monde ouvrier en résultait. Il s’agissait donc de refuser la naturalisation de la différence des genres : la différence est affaire de signifiants, de positions, d’énoncés qui diffèrent les uns d’avec les autres. Pour combattre la discrimination salariale, l’enjeu n’était pas de renverser la hiérarchie, en affirmant que pour telle ou telle tache les femmes sont meilleures que les hommes, mais de la déclasser. Or c’est bien ce qu’enseigne Derrida : on ne résout pas les oppositions en les retournant ; il faut montrer comment la différence participe du sens commun, au point qu’on croit savoir ce qu’est un homme et ce qu’est une femme.

Votre conception de la notion de genre a-t-elle évolué depuis que vous avez commencé à y recourir ?

Quand elle a émergé, c’était une notion facile à saisir : genre renvoyait à la construction sociale des rôles masculin et féminin ; sexe à l’anatomie et à la biologie. Judith Butler expliquait que c’est le genre qui construit le sexe : sans doute y a-t-il des différences biologiques, mais elles n’ont aucun sens en elles-mêmes, elles sont ouvertes à l’interprétation ; le genre est donc ce qui assigne une signification à la différence biologique. Je suis encore attachée à cette conception : c’est elle qui a permis de dénaturaliser les rôles dévolus aux femmes et aux hommes, de montrer que l’anatomie n’est pas un destin, et donc de combattre les traitements inégalitaires justifiés par la différence anatomique.

Le genre, comme ordre politique et social des frontières sexuelles, est la négociation des angoisses attachées à la différence des sexes.

Mais c’est là qu’entre en jeu pour moi la psychanalyse, qui a donné une plus grande flexibilité à la façon dont je pensais moi-même la notion de genre. La psychanalyse fait de la masculinité et de la féminité un problème permanent, plutôt que des rôles socialement admis. Elle met l’accent sur l’énigme de la différence des sexes. Freud, Lacan, Laplanche montrent que cette différence est impossible à symboliser, que les tentatives pour le faire — les règles, les idéaux, les mythes, les contes — échouent à remplir leur office : la différence reste inexplicable, elle est le site où la question du rapport du biologique au culturel est sans cesse posée.

Alors qu’est-ce que le genre ? Disons que c’est la tentative, jamais définitive, jamais aboutie, de réponse à cette question sans réponse. Cette tentative est culturelle et historique — et c’est en cela qu’elle intéresse ma discipline : le genre, comme ordre politique et social des frontières sexuelles, est la négociation des angoisses attachées à la différence des sexes, la tentative toujours manquée de stabilisation des significations de cette différence.

Vous avez donc proposé, dans cette perspective, une histoire du genre comme objet permanent de contestation…

En effet : j’observe dans l’histoire les efforts constants de redéfinition des frontières entre les hommes et les femmes. Dans le chapitre de La Citoyenne paradoxale sur Hubertine Auclert, cette grande militante de l’accès des femmes au vote pendant la IIIe République, je raconte ce moment où elle pénètre dans un bureau de vote, renverse une urne et la brise. Lors de son procès, un témoin vient à la barre et dit qu’il a eu l’impression de voir la méduse. Qu’est-ce que cela veut dire ? Notamment que le maintien d’une frontière entre les sexes, à l’œuvre dans l’exclusion des femmes du champ de la citoyenneté, est la garantie de la masculinité. Ce n’est pas que les hommes peuvent voter ; c’est que le vote est ce qui confère aux hommes leur statut masculin. L’entrée de ces femmes dans l’espace public n’est donc pas seulement vécue comme une invasion, mais comme une forme de castration. D’ailleurs, un certain nombre de dessins montrent des femmes militantes qui brandissent de grands ciseaux face à des hommes : ces représentations signalent un effort de maintien de frontières qui ne sont pas susceptibles d’être fixées.

Car cette énigme de la différence des sexes est sans fin. Quand mon petit-fils avait cinq ans, il refusait de porter des pantalons. Un jour que nous étions dans le métro, une dame félicite cette « jolie petite fille ». Et lui : « Ah non, je suis Henry, je suis un garçon. J’aime les robes parce que c’est plus joli ». Il ne répond donc pas en termes d’identité, mais de préférence. La dame était horrifiée, elle est sortie du métro en me regardant comme la responsable de la création de ce monstre. Il était impossible à cette femme de poser la question du sens de ce corps — et donc de ce que veut dire la différence sexuelle. Lui la posait. C’est à l’école que cela lui est passé, parce que la plupart de ses copains ne comprenaient pas.

Le Petit Journal, Hubertine Auclert renverse une urne, 1908.

Ce n’est donc pas seulement que la question est impossible à résoudre : c’est qu’elle est impossible à poser. Si le système du genre opère, si la réponse est sous contrôle, alors la question ne peut pas être posée. Elle insiste pourtant, même interdite. Et des réponses, à la fois individuelles et collectives, lui sont données par les fantasmes, l’identification, l’imagination : c’est là que résident les possibilités de résistance, de transgression et de changement.

À partir de quand la psychanalyse intervient-elle dans votre travail ?

Je ne saurais donner une date ; cela s’est fait progressivement. En 1986, dans mon article sur l’utilité de la catégorie du genre, je résistais franchement à l’intérêt de la psychanalyse dans l’approche historique : j’estimais qu’elle figeait les catégories du masculin et du féminin. Sans doute a-t-il fallu que je m’engage moi-même dans une analyse, au cours des années 1990, mais surtout que je sois amenée à donner des cours sur des textes que je connaissais mal, pour me laisser convaincre de l’intérêt de l’approche analytique dans le champ même de l’histoire. Je me rappelle l’année que j’ai passée à lire Freud, où je tentais de persuader des étudiantes féministes d’abord très hostiles, parce qu’il avait écrit que « l’anatomie c’est le destin » : il fallait apprendre à le lire sans accepter ces stéréotypes. L’année suivante, nous nous sommes plongés dans les écrits de Lacan, à raison d’une cinquantaine de pages par séance. La veille de chaque cours, je ne dormais pas, j’avais l’impression de ne rien y comprendre. J’arrivais et disais : « je suis perdue comme vous, il va falloir que nous cheminions ensemble ». J’avais abdiqué la maîtrise. Et cela a peut-être été le meilleur des cours que j’aie jamais donnés ! Il y avait des moments d’éclat de compréhension ! C’est dans ces années-là que la possibilité de penser ensemble psychanalyse, genre et histoire a émergé pour moi.

Mais n’y a-t-il pas là un détournement radical des concepts psychanalytiques ? Car la psychanalyse, en tout cas chez Freud, refuse l’histoire, elle a besoin du mythe, de l’archaïque : un Œdipe, un Hamlet imaginaires. Ne faites-vous pas un braconnage du concept de la différence des sexes en le déplaçant sur un terrain historique qui ne peut être le sien ?

Je crois qu’on peut historiciser les tentatives de réponse apportées à la question universelle et insoluble de la différence des sexes. L’inconscient travaille avec les représentations culturelles disponibles à une époque donnée… Le genre, c’est justement cela : une régulation normative qui, en fixant les rôles à un moment donné, tente de produire une réponse qui rende la question même impossible à poser. Et c’est pourquoi on peut faire une histoire de ces tentatives : une histoire des significations variables de la différence des sexes.

Ceux qui s’en sont pris, en 2011, à l’introduction du mot « genre » dans les manuels scolaires sont donc passibles d’une analyse en termes de genres…

Bien sûr ! C’est d’ailleurs cette controverse qui m’a convaincue que le cadre conceptuel des études de genre restait pertinent, à un moment où il me semblait par ailleurs que le succès du mot, jusque dans le discours des institutions nationales et internationales, en avait dilué l’efficacité critique. Quoi qu’en disent les catholiques qui, en France, ont lancé la controverse, il n’y a pas de « théorie du genre » — la « théorie du genre » est une invention qui a remplacé le communisme dans la rhétorique du Vatican. Il y a des études de genre, c’est-à-dire des questions. Les mots ne sont jamais que les batailles pour les définir ! Les adversaires du « genre » entendent faire valoir les significations qu’ils donnent à la différence du masculin et du féminin : à une complémentarité qui justifierait selon eux une inégalité. Ils participent à une lutte entre ce qui compte comme étant de l’ordre du « naturel » et ce qui compte comme étant de l’ordre du « social ». Or le terrain de cette lutte, c’est justement ce qu’on appelle le genre ! Selon moi, il n’y a pas d’autre définition.

Nous reconnaissions les féministes “à la française” et les féministes “à l'américaine” à leurs chaussures !

Vous disiez tout à l’heure que l’objet de votre travail était la question de la différence dans l’histoire ; mais vous semblez réserver, avec votre recours à la psychanalyse, un sort à part à la différence des sexes. Y aurait-il une spécificité irréductible dans le sexuel ? Une différence plus différente que les autres ?

Peut-être y a-t-il un biais, dès lors que je travaille sur le genre. Mais j’ai souvent rencontré dans mes recherches les intersections des questions de genre et des questions de race, par exemple. Les unes et les autres sont des constructions. Je ne crois pas pouvoir être soupçonnée de négliger une différence. Dans le livre que j’ai consacré au débat français sur le voile, Politics of the Veil, le chapitre intitulé « racisme » analyse la façon dont a été construite l’idée même du musulman : j’observe dans les discours contemporains de la colonisation de l’Algérie la prégnance des métaphores du dévoilement et de la pénétration, la façon dont se superposent domination impériale et domination sexuelle. Et je reste frappée par la sexualisation du débat récent : il concerne bien sûr l’immigration, mais il vise en premier lieu les femmes, leur corps, leur exposition « ostentatoire » ! Les personnes issues de l’immigration post-coloniale subissent des discriminations du fait de la couleur de leur peau ou de leur nom ; mais on s’en prend au voile des femmes pour faire des migrants les responsables des échecs de l’intégration.

Bref, je crois qu’on ne peut comprendre l’identification raciale indépendamment de l’identification de genre : les deux sont construites ensemble, et chacune renvoie à l’autre. Mais vous avez sans doute raison quand vous observez une tension, ou en tout cas un problème non résolu, dans le statut que j’accorde à la différence des sexes. Je ne suis pas complètement certaine que les significations historiquement associées à la différence ethnique présentent les mêmes problèmes, du point de vue de l’identité, que celles qui sont construites sur l’énigme de la différence des sexes, même si elles renvoient toutes deux au corps. C’est en tout cas un problème auquel je dois m’atteler : il faut me pousser à le penser !

C’est encore à la psychanalyse que vous recourez quand vous créez la notion d’« écho-fantasme ». Là encore, il y a une tension. Car le fantasme dépend de l’inconscient, qui ignore le temps : la structure de répétition du fantasme n’est pas historique. Comment user du fantasme en historienne ?

Il n’y a pas d’histoire du fantasme, et le fantasme n’est pas historique ! Mais il y a des moments dans l’histoire où l’on peut trouver un fantasme à l’œuvre, un fantasme incarné. La notion d’écho-fantasme m’a été utile pour répondre à la question de savoir comment se constituent des identités collectives : cette idée qu’il y aurait un dénominateur commun des femmes entre elles, par-delà les différences historiques qui rendent problématiques la conception même d’« histoire des femmes ». Ce dénominateur commun ne précède pas son invocation ; et son émergence est assurée par ces écho-fantasmes, ces répétitions imaginaires qui sont en même temps répétitions de ressemblances imaginées. Quand je lis les mémoires de femmes qui, à différents moments de l’histoire, se sont engagées dans des luttes féministes, je suis attentive à ce qu’elles disent de leur représentation d’elles-mêmes, de leurs rêves, des images qu’elles donnent de ce qu’elles ont fait. Et j’observe des récurrences : celle, par exemple, de la femme oratrice. Jeanne Deroin se représente comme différente de toutes les autres femmes, elle se pense homme et en même temps, elle redoute d’être découverte, et fait ce rêve d’être nue devant une foule qui comprendrait tout d’un coup qu’elle n’est pas un homme, qu’elle n’est pas incarnation de l’universel. Bref, j’essaie d’observer les moments d’identification de soi, où opère l’élément fantasme…

Votre terrain historique, c’est la France. Et vous intervenez dans des débats français : sur la parité, sur le voile, sur DSK, sur l’identité nationale… Qu’est-ce qui vous a amenée ici ?

J’y suis venue un peu par accident. J’avais appris le français au collège, et j’ai mis ce savoir à profit à l’université en consacrant mes premiers pas dans la recherche aux mouvements révolutionnaires français du XIXe siècle. Je voulais aussi, sans doute, me distinguer de mes parents, qui enseignaient l’histoire américaine au lycée. Le choix décisif est venu du directeur du département d’histoire américaine de l’université du Wisconsin où j’ai fait mes études dans les années 1960. Le département était entièrement masculin et entendait le rester : le directeur écartait les femmes de son séminaire sous prétexte qu’elles pourraient distraire les étudiants masculins — un argument que j’ai retrouvé chez Rousseau ! Il lui a suffi d’apprendre que je parlais français pour définir mon domaine de recherche : et c’est ainsi que je suis devenu historienne de la France ! Je me suis retrouvée à Carmaux, j’y ai rencontré Rolande Trempé qui avait fait une thèse magnifique sur les mineurs et dont c’était le domaine réservé, elle m’a donc laissé les verriers !

Mais je me suis vite ralliée à ces hasards : la France avait beau n’être pas très accueillante à l’époque, particulièrement pour quelqu’un qui parlait avec un accent, son histoire politique a passionné la jeune gauchiste américaine que j’étais. Il y avait aussi la façon dont on pensait l’histoire, avec des outils philosophiques et des méthodes auxquelles je n’avais pas été formée. Il n’y a pas de hasard à ce que j’aie ensuite embrassé le « post-structuralisme français » : c’était la suite logique de la pensée critique que j’avais rencontrée ici.

Aviez-vous déjà en tête que la France pourrait devenir pour vous un terrain d’exercice merveilleux pour penser les paradoxes de l’identité et de la différence ?

Je ne le savais pas d’avance. Mais c’est vrai que, quand, je me suis mise à travailler sur ces questions, j’ai vite compris que ce serait passionnant ! Dans ce pays, l’histoire du républicanisme est liée à une conception tellement affirmée de l’universalité de l’individu abstrait que la question des différences y est toujours difficile à soulever. Et en même temps, il coexiste avec certaines conceptions tout aussi rigides de la différence des sexes. C’est ce que j’ai observé quand j’ai écrit La Citoyenne paradoxale, puisque des femmes ont été longtemps privées des droits universels du citoyen au nom de la différence sexuelle. Et je me suis attachée à montrer comment, dans des contextes historiques différents, des femmes ont répondu à ce dilemme : se battre en tant que femme pour obtenir le droit de ne plus être considérée comme une femme, en négociant chaque fois des conceptions différentes de ce qui est considéré comme féminin, c’est-à-dire comme non-masculin. Mais quand on s’intéresse aux questions de genre, ce pays est inépuisable ! La parité, l’affaire DSK, le voile ! Il y a toujours un nouveau cas à étudier !

Pourquoi votre livre sur le voile, contrairement à celui sur la parité par exemple, n’a-t-il pas trouvé d’éditeur en France, alors qu’il analyse un débat français ?

On m’a dit que cela ne se vendrait pas, particulièrement si c’était écrit par une personne étrangère… C’est vrai que ses deux premiers chapitres résument, pour le public américain, une histoire que les Français connaissent très bien. Mais le dernier a certainement été perçu comme trop critique. J’y explore les différences entre les représentations du sexe et de la sexualité dans un certain imaginaire de l’islam et un certain imaginaire de « l’identité française ». Pour des musulmans, le sexe et la sexualité sont des problèmes ; il faut tout particulièrement éviter que surgissent, dans l’espace public, des troubles entre les sexes. Mais l’imaginaire français fait de la séduction — comme négociation de la différence des sexes — un caractère national, en négligeant d’ailleurs l’inégalité entre les hommes et les femmes et les rapports de pouvoir sur lesquels elle repose, puisqu’on affirme en même temps que la France est le lieu de l’égalité de genre. On l’a vu au moment de l’affaire DSK ! Il y a donc là, comme trait d’une « identité nationale », la négation que le sexe et la sexualité soient des problèmes. Les musulmanes qui portent le voile, pour des raisons qui peuvent être très différentes les unes des autres, exposent comme problème la différence des sexes et la sexualité. C’est la reconnaissance de ce problème qui est jugée inacceptable.

En France, nier que le sexe et la sexualité soient des problèmes est un trait de “l'identité nationale”.

D’où la violence avec laquelle on a pu vous répondre quand vous identifiez, sous certains discours républicanistes ou féministes, du racisme et une ignorance des rapports de pouvoir ?

Je n’ai jamais critiqué « la France », mais des Français qui justifient des comportements racistes et discriminatoires par des idées universelles et républicaines. Je ne suis pas étonnée de voir aujourd’hui ce féminisme-là revendiqué par des partis d’extrême droite. On peut toujours me traiter de « multiculturaliste américaine », j’ai appris de mon expérience américaine à débusquer le racisme et la discrimination.

Observez-vous les mêmes controverses aux États-Unis ?

Il y a bien sûr des féministes qui tiennent un discours dépourvu de toute complexité sur ces musulmans machos qui forcent les femmes à porter le voile. Mais le discours anti-islamique est surtout le fait d’une droite et d’une extrême droite religieuse, évangéliste ou juive, qui redoutent l’introduction de la charia en Amérique, mais qui ne mettent pas en avant l’égalité de genre. Par ailleurs, je ne crois pas que le racisme déguisé en féminisme soit devenu un discours d’État, comme cela peut être le cas en France. C’est aussi que nous n’avons pas le même passé colonial. Les musulmans qui immigrent en Amérique bénéficient d’une situation moins précaire qu’en France : leur présence est donc vécue comme moins menaçante. Aux États-Unis, les plus pauvres sont les Noirs. Les racistes peuvent se plaindre de problèmes de promiscuité, d’inadéquation culturelle, ou leur reprocher de profiter de l’aide sociale publique, ils ne mettent pas en avant l’inégalité hommes-femmes. Et quand l’homophobie de pasteurs noirs hostiles au mariage gay a été mise en lumière, on a incriminé leur religion plutôt que la couleur de leur peau. Bref, le mot « racisme » recoupe des réalités différentes ici et là-bas. L’égalité des sexes n’est pas au centre du discours raciste américain.

Cette année, les féministes en France ont été sommées de se prononcer sur l’activisme des Femen. On a pu leur reprocher de ne pas prendre en compte les contextes spécifiques des différents pays où elles intervenaient. Peut-il y avoir exportation de modèles et, par là, une internationale féministe ?

Je ne connais pas bien les Femen et ne saurais me prononcer, même si j’ai tendance à penser que plus il y a de pratiques activistes féministes, mieux c’est. Je sais seulement que des groupes peuvent porter le même nom, faire le même type d’actions, mais qu’il s’agira toujours de traductions qui, dans des contextes distincts, auront des implications et des effets différents. C’est ce que j’ai montré, dans The Fantasy of Feminist History, à propos du mouvement décentralisé Women in Black, né en Israël, qu’on a retrouvé pendant la guerre en ex-Yougoslavie. Elles ont résisté à toute tentative de centralisation, parce qu’elles refusaient d’avoir une seule signification. J’adore les actions de La Barbe en France ; du point de vue de leurs effets et de leurs attendus, elles sont très différentes, malgré les ressemblances, de celles de La Moustache au Mexique. Les Pussy Riot sont spécifiques à la Russie ; que des Pussy Riot émergent ailleurs, elles auront une autre signification. Il n’y a pas plus de continuité géographique ou nationale de la cause féministe que de continuité historique. Il faut donc toujours penser en termes de traduction infidèle, ou d’écho-fantasme…

Et savez-vous s’il existe des traductions politiques ou militantes, peut-être infidèles, mais fécondes, de votre travail critique d’historienne ?

Je ne sais pas, et je ne veux pas porter la responsabilité d’un « scottisme » (rires). Mais il y a une différence entre l’analyse ou la théorie d’une part, la pratique militante de l’autre. Chacune informe l’autre, chacune dialogue avec l’autre, mais elles ne se superposent pas. La critique que je pratique ne donne pas des réponses : je peux tout au plus ouvrir des brèches, une conversation, des possibilités. Quant à savoir où elles mènent sur un plan directement politique… Derrida disait que la démocratie n’est pas une carte routière. Cela ne m’empêche pas de descendre dans la rue quand cela me semble nécessaire — aujourd’hui, contre la droite et l’extrême droite, dont il est plus que légitime de s’inquiéter. Mais je sais bien que, dans ma recherche, je me suis toujours efforcé de compliquer mes propres convictions politiques. En montrant que « femme » est une catégorie mouvante et plurielle dans l’histoire, je résistais à la demande de groupes féministes de production d’une histoire des femmes téléologique, du récit d’une montée en puissance de la conscience de soi. Peut-être est-ce d’ailleurs ce qui m’a toujours motivée : le refus critique d’accepter les termes d’un groupe qui m’importe et dont j’approuve les buts. C’est mon paradoxe ! Quelque chose comme une psycho-dynamique de la critique !

Photo : Sébastien Dolidon

Bibliographie en français

Les verriers de Carmaux. La naissance d’un syndicalisme, Flammarion, 1982 [1974] ; Les femmes, le travail et la famille, Rivages, 1987 [1978] ; La citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme, Albin Michel, 1998 [1996] ; Parité ! : l’universel et la différence des sexes, Albin Michel, 2005 ; Théorie critique de l’histoire. Identités, expériences, politiques, Fayard, coll. « à venir », 2009 [1983] ; De l’utilité du genre, Fayard, 2012.

Ouvrages non traduits évoqués dans l’entretien

Gender and the Politics of History, Columbia University Press, 1988 ; The Politics of the Veil, Princeton University Press, 2007 ; The Fantasy of Feminist History, Duke University Press, 2011