Vacarme 18 / Arsenal

Les plans de Paris

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Les plans de Paris avec index alphabétique des rues, dont on possède tous un exemplaire, ont d’abord été conçus pour la Préfecture de Police. Les Éditions l’Indispensable (filiale des Éditions Massin), qui publient ces petits livres – ils étaient d’abord rouge et dorés, ils sont maintenant bleu marine – sont en effet fournisseur officiel de la police parisienne. Les plans sont d’abord réalisés pour la Préfecture, puis réédités et vendus au grand public. Les deux versions des cartes sont quasiment les mêmes. Seule différence, les bornes de police ne figurent pas sur les guides des Éditions l’Indispensable, qui intègrent cependant à leur index des rues toutes les adresses de tous les bureaux de la Préfecture, même les moins utiles pour les habitants (la direction de la logistique, par exemple, 4 rue Jules Bretton dans le 13e). C’est une société de cartographie privée, Iken, fondée par deux anciens ingénieurs de la Marine, qui réalise les plans vendus par l’Indispensable à la Préfecture, puis éditées en librairie. Le cahier des charges qui préside à la réalisation des cartes n’est pas public.

Les Parisiens ne sont donc pas les premiers destinataires des cartes qu’ils utilisent (les Éditions l’Indispensable dominent très largement le marché du plan de Paris). Et alors ? Petit détour théorique. En 1976, un géographe, Yves Lacoste, publie un petit livre dont la thèse est dans le titre – « La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre » – qui fait scandale dans la profession. Il se contente pourtant de rappeler une évidence – « la géographie est d’abord un savoir stratégique étroitement lié à un ensemble de pratiques politiques et militaires et ce sont ces pratiques qui exigent le rassemblement articulé de renseignements extrêmement variés, au premier abord hétéroclite (…) » – et d’en analyser les conséquences (choix des objets qui sont – ou non – représentés sur les cartes, signification des échelles, apparition du concept de région, etc.). Le principal objet de l’analyse de Lacoste, c’est la carte d’État-major. On peut cependant s’inspirer de sa méthode pour examiner les plans de la Préfecture.

Pour réaliser les guides vendus par l’Indispensable, les cartographes disposent en effet de toute une gamme d’outils, pour la plupart gérés par l’Institut Géographique National (IGN). Trois bases de données sont utilisées pour les plans de villes : BDTopo, un fond de cartes numériques qui décrit de manière exhaustive l’occupation du sol et la morphologie au 1:25 000 ; Georoute, qui représente le réseau routier ouvert à la circulation automobile en milieu urbain au 1:25 000 ; et le CIEVOL (Centre d’Information sur les Évolutions), qui recense toutes les évolutions du réseau routier et urbain, et permet de mettre à jour les deux autres fonds. Ces trois bases de données ont été constituées à partir de photographies aériennes, et intègrent donc tous les objets présents sur le territoire (routes et voies ferrées, bâti, végétation, hydrographie, relief, réseau électrique, etc.). Pourtant, nombre de ces informations ne figurent pas sur les petits plans de Paris. Un choix s’est donc opéré.

Le choix de l’échelle, d’abord. Celle-ci n’est tout simplement pas mentionnée, seuls les critères pratiques ont été retenus : un carreau de trois centimètres sur trois figure 500 mètres. Le choix du point de vue, ensuite. Les plans sont construits autour des axes routiers, des sens uniques et des pompes à essence (ouvertes 24h/24 ou non) et les passages piétons, tels les souterrains qui permettent de passer sous les grands axes ou bien les quais de la Seine, ne sont pas mentionnés. Le choix de l’administration, enfin. Le territoire représenté est un espace à gérer et non à parcourir. Le relief ne figure pas sur les plans, mais se devine simplement à travers le réseau des rues et des escaliers, notamment dans le 18e.

A l’observation, on remarque aussi que les cartes de l’Indispensable sont ordonnées autour de quelques impératifs qui structurent la pratique policière. La distinction autorisé/interdit, par exemple. Les zones dans lesquelles les habitants ne sont pas tenus de circuler – même si personne n’est là pour leur interdire de le faire – ne sont jamais représentées sur ces plans. Les voies de chemin de fer, les autoroutes, les zones attenantes aux périphériques sont toutes figurées par de larges bandes blanches, voire pas représentées du tout.

Deuxième impératif, la différence privé/public. La police est chargée de l’ordre public, et c’est cette seule dimension que prennent en compte les cartes qu’elle a commandées. Les galeries commerciales, aussi vaste soient-elles, les zones industrielles, les parkings, les parcs d’attraction, tous surveillés par des sociétés de sécurité privée, sont simplement figurés par des aplats orangés, indifférenciés. On ne trouvera aucune indication sur l’organisation interne de ces espaces, même si les habitants circulent indifféremment entre la voie publique et ces zones closes. Plus généralement, toutes les parcelles organisées et dépendant d’une autorité précise, privée ou publique, ne sont pas détaillées. L’exemple le plus frappant est sans conteste l’Hôpital de la Pitié Salpêtrièrie, qui occupe, dans le 13e, une zone de près d’un kilomètre-carré entre le boulevard de l’Hôpital et le boulevard Vincent Auriol. Aucun des éléments intérieurs au vaste complexe hospitalier ne figure sur les plans. Deux seules exceptions à cette règle, le Forum des Halles et le parvis de la Défense, où la police est omniprésente. Là, les lieux sont très précisément décrits, y compris les zones privées.

Les pratiques de la Préfecture ont enfin largement influencé le choix des objets qui figurent, ou non, sur les plans. On y trouve tous les lieux de culte existants à Paris (catholiques, juifs, protestants, évangélique, orthodoxe, quaker, baptiste et « autres »), mais aucune crèche et aucune bibliothèque (une liste très partielle figure en index, mais les établissements eux-mêmes ne sont pas portés sur les cartes).

Pour représenter la ville, on peut cependant multiplier les points de vues. Consulter de vraies cartes topographiques, par exemple, pour voir se déployer le relief et se colorer le sol. Feuilleter les ouvrages inspirés du travail de l’Inspection des Grandes Carrières, qui administre le sous-sol parisien, et repérer les trous et les affleurements. Interroger d’autres professions disposant de leurs propres cartes : les électriciens, les cheminots, les opérateurs de télécoms. Et toujours annoter les plans qu’on utilise.