Une tradition tenace invite à situer, vis-à-vis du politique, la fête dans une sorte de zone franche : pour se réjouir de cette brusque dépense soustraite aux calculs rationnels, de ce temps volé aux calendriers et aux emplois du temps, où surgiraient d’eux-mêmes les chansons, les plaisirs, les corps d’habitude endigués. Ou pour déplorer, à l’inverse, que ces étourdissements restent inoffensifs, que le tourbillon du carnaval confirme, en l’inversant, la distribution ordinaire des rôles, que ces effusions soient si facilement manipulables et tarifées, que la fête en bref soit moins joueuse que jouée. Dans les deux cas, qu’on loue sa liberté ou qu’on prétende lui préférer le sérieux des cortèges revendicatifs, la fête semble marquer l’autre côté du politique : lorsqu’elle est là, il n’y est plus.

Hypothèse : il y aurait, de l’une à l’autre, non étrangeté, mais voisinage – au sens d’une cloison si mince qu’elle ne cesse de vibrer, d’un souci de se démarquer constamment rattrapé par une contagion réciproque. La fête, c’est connu, dérange les voisins, qui la dérangent en retour. Les textes qui suivent sont tous marqués par ce motif d’une frontière effacée/retracée. Non-lieux urbains investis par les free parties ou les squats festifs, jouxtant le lieu des festivités municipales : inquiétude et sollicitude envers la fête sont, chez les élus modernes, des attitudes voisines. Mais mouvements alternatifs traversés, à leur tour, de querelles de voisinage dont l’origine est à chercher dans les dispositions les plus sérieuses du politique : à Berlin, on le verra, la bifurcation entre Love Parade et Fuck Parade doit l’essentiel aux graves décisions de la justice administrative allemande. Voisinage généralisé, et qui prend parfois des figures troublantes – lorsque le désir de fête trace, de l’Inde aux territoires occupés, d’étranges trajectoires pour les appelés de Tsahal aspirant, justement, à n’être plus voisins de personne mais étendant vers Goa l’espace imaginaire israélien.

On ne peut opposer, alors, la politique et la fête comme le réel et son double – on ne sait plus au vrai, qui mime qui, ni distinguer les visages de leurs doubles en papier mâché : à Nice, d’autres têtes viennent dénoncer en grimaçant celles, trop sages et enflées, du mardi-gras ; et la pride comme explosion de fierté, ne serait pas si joyeuse si elle ne se travestissait elle-même, stigmate retourné, redressé en sourire et érigé en masque. On ne s’inquiètera pas trop, du coup, de voir l’institution rattraper tant de moments festifs. La fête n’est pas une question de pureté, mais d’inventivité, de mouvement et d’humour, et il y a de toute façon une excellente manière de repérer les fêtes investies par le jeu du pouvoir : on ne s’y amuse plus.

Dossier coordonné par Éric Labbé