Une guerre économique ? la seconde guerre du Golfe

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Il n’est pas sûr que les guerres, aujourd’hui encore moins qu’hier, s’expliquent en priorité par des enjeux économiques. Si le pétrole constitue l’un des paramètres de la dernière guerre d’Irak, il ne saurait être érigé au rang de cause première et secrète. L’évitement de l’économie par le discours de guerre officiel, comme la persistance d’une vulgate marxiste impensée, donnent parfois envie de mettre bas les masques militaires en dévoilant des logiques économiques sous-jacentes. Au risque d’un enfermement pratique et théorique de l’opposition à la guerre.

Comme si le motif de toute guerre était inavouable, le discours d’opposition à la guerre se présente de manière récurrente comme la révélation des raisons cachées qui président à l’entrée en guerre ; parmi elles, la raison économique est toujours en bonne place. Il est vrai que le pillage, le tribut et la rapine sont sans doute aussi vieux que la guerre. D’ailleurs, étrangement, vu d’aujourd’hui, la dimension économique de la guerre a longtemps été clairement affichée comme son but premier : prendre possession des richesses de ses voisins. Car les motifs économiques d’une guerre sont divers : 1) s’accaparer un bien précieux (des reliques ? des objets d’art ?) ; 2) contrôler l’exploitation de denrées rares (diamant, pierres précieuses, or et argent comme lors de la conquête espagnole au XVIème siècle au Pérou, l’opium dans la guerre sino-britannique ?) ou l’approvisionnement en matières premières (coton, fer, cuivre comme dans les guerres coloniales) ; 3) s’emparer des ressources naturelles d’un autre Etat (l’eau par exemple) en conquérant une partie de son territoire (comme lors de la guerre israélo-arabe de 1967) ; 4) convertir une économie à une logique marchande et trouver ainsi de nouveaux débouchés (le plan Marshall s’inscrirait-il dans cette logique ?) ; 5) lutter contre un désavantage relatif (le Blocus napoléonien de la Grande-Bretagne visait en partie à éviter l’invasion du marché français par des produits manufacturés anglais). Sans compter que les guerres d’indépendance, a contrario, portent en elles une revendication économique indiscutable : maîtriser ses ressources au lieu de les laisser exploiter par une nation colonisatrice qui en tire tous les fruits, lutter contre une situation de sous-développement qui bénéficie aux colonisateurs, s’émanciper de la tutelle extérieure pour décider librement du système économique national et de son organisation.En d’autres termes, la dimension économique de la guerre apparaît presque évidente, du moins jusqu’au XXème siècle.

Paradoxalement, la montée en puissance des enjeux économiques en temps de paix s’est en effet accompagnée d’un silence relatif sur les motifs économiques en temps de guerre, au moins dans les discours officiels. Cela tient peut-être à deux raisons. D’une part, dès lors que la guerre est essentiellement pensée comme défensive, les motifs de capture économique deviennent en partie inavouables : on ne fait plus la guerre « pour », mais « contre ». Or, la menace économique que représente un concurrent ne saurait à elle seule justifier de passer à une logique de guerre (dans les faits, car le discours sur la « guerre économique » a fait florès). D’autre part, on peut penser que l’extension remarquable de la logique de marché à l’échelle du monde – i.e.la conversion d’une majorité de pays à l’économie de marché – semble inconciliable avec la violence guerrière ; si la « guerre économique » est en effet préférable à la guerre tout court, c’est justement parce qu’elle n’en est pas une. Par principe, le libéralisme économique défend la concurrence au nom même de la pacification des relations humaines qu’elle permet. Abaisser ses barrières douanières et s’engager dans un commerce international est bien une voie alternative à la guerre. C’est le rêve du premier libéralisme de Hume à Montesquieu : on s’humanise dans la poursuite de son intérêt égoïste. En ce sens, l’extension du commerce permet la fin de la guerre. En conséquence, reconnaître que la guerre peut être menée au nom de motifs économiques c’est déjà reconnaître l’échec du marché, c’est-à-dire l’échec d’un processus d’allocation des ressources supposé préférable collectivement, parce que respectant l’intérêt de chacune des parties en présence, parce que fondamentalement non destructeur de vie humaines. En d’autres termes, certains désirs humains ne sont pas réductibles à une logique de marché et ne trouvent à s’exprimer que dans la guerre, qui met elle-même en péril le marché comme mode d’organisationéconomique pacifique.

Arrivé à ce stade, deux voies d’interprétation sont possibles : soit la guerre traduit au fond les limites d’une économie de marché et relève d’une logique économique autre (la violence de l’échange ou plutôt le fond de violence que comporte tout échange, la mobilisation sous la contrainte de toutes les forces productives seule capable de produire un boom économique exceptionnel, peut-être même le plein emploi), soit elle traduit les limites de l’économie de marché en révélant une logique d’ensemble passée sous silence : la logique capitaliste. La première hypothèse mériterait de plus amples développements (cf. Vacarme n° 31).

La seconde, quant à elle, conduit à s’interroger sur la nécessité des guerres dans un système capitaliste. La théorie marxiste de ce point de vue propose une réponse sans ambiguïté : la guerre n’est pas simplement mue par la rapacité des Etats et évitable par les bons princes, elle est rendue nécessaire au sens où elle permet économiquement de détruire du capital dont l’accumulation, qui est le moteur du capitalisme, est par principe vouée à s’amenuiser, permettant par là même une vigueur nouvelle dans l’accumulation ; en outre elle est un moyen d’étendre le champ de l’exploitation capitaliste en intégrant de nouveaux territoires (cf. la thèse léniniste dans Impérialisme, stade suprême du capitalisme). Les motifs de la guerre dont l’idéologie cherche à masquer la teneur sont, dans cette perspective, in fine toujours économiques. La célèbre formule de Jaurès le résume assez bien : « le capitalisme porte en son sein la guerre comme la nuée l’orage ».

Si la théorie économique marxiste est aujourd’hui discréditée en économie, il reste qu’elle influence encore notablement la vision commune de la guerre : celle-ci est guidée par des raisons économiques, même si elle n’est plus conçue comme un moyen de repousser l’effondrement du capitalisme sur lui-même. En outre, l’idée d’une « bonne guerre » pour redresser l’économie persiste, y compris chez certains libéraux. De ce point de vue, la croissance très soutenue des Trente Glorieuses aurait été permise par la Seconde guerre mondiale, qui a obligé à une reconstruction de grande ampleur et a permis une modernisation profonde des processus productifs (voir la généralisation de l’organisation tayloro-fordiste du travail). La seconde guerre du Golfe répondrait à la nécessité d’utiliser, c’est-à-dire aussi d’user et de détruire les équipements militaires américains, sources de dépenses importantes et représentent un secteur moteur, du moins pour la recherche/développement de la première économie du monde. C’est parce que Halliburton a besoin de nouveaux marchés, de justifier sa production colossale d’armement, qu’il fallait déclencher une guerre, presque n’importe laquelle. Dans les termes de Schumpeter, en dévoyant le concept qu’il propose, on pourrait ainsi justifier économiquement la guerre au nom de la « destruction créatrice » qu’elle représente pour une économie belligérante.

Pourtant ces arguments peinent à convaincre : d’abord parce que l’histoire des années 1920 et surtout des années 1930 relativise notablement la portée d’une guerre en termes de croissance. Ensuite parce que, comme l’envisageait Keynes dans Comment payer la guerre (paru en 1940), si la guerre constitue bien un boom économique, elle porte en germe une récession non moins criante qu’il faut prévenir en temps de guerre : les dépenses de guerre détournent les revenus de la satisfaction des besoins des populations, gérer la guerre c’est donc avant tout financer l’effort de guerre sans grever les possibilités de rétablir ensuite l’ordre des priorités. Enfin, parce que la seconde guerre en Irak ne semble pas correspondre à ce schéma explicatif : le coût de la guerre a notablement augmenté les dépenses publiques au moment même où les recettes étaient diminuées par les réductions d’impôts décidées par le gouvernement Bush ; du coup, le déficit budgétaire atteint un niveau impressionnant, plus de 400 milliards de dollars selon les estimations au moment des élections de novembre dernier. En outre, la croissance américaine était suffisamment soutenue avant le conflit irakien pour que l’idée même de la relancer ou de la soutenir par une guerre paraisse absurde.

Reste alors l’hypothèse d’un retour à la capture : les réserves de pétrole irakiennes constituent la véritable justification de cette guerre. Mais plusieurs arguments mettent à bas cette interprétation. Les Etats-Unis ne dépendent pas plus du pétrole irakien que du pétrole de tout autre pays car le pétrole fait l’objet d’un marché mondial. Et bien qu’ils soient les premiers acheteurs de pétrole au monde, leur dépendance énergétique n’est guère plus forte que celle de la moyenne des pays européens. Si l’objectif des Etats-Unis en matière de pétrole consiste à sécuriser l’approvisionnement mondial, la dimension militaire de cet objectif tient davantage dans la protection, d’une part des détroits empruntés par les tankers et d’autre part de l’Arabie Saoudite, seul pays à pouvoir augmenter massivement sa production en cas de tensions sur le marché pétrolier, que dans l’appropriation pure de réserves alors que les installations d’exploitation sont justement vétustes et mises à mal par le conflit lui-même. On pourrait encore penser que les Etats-Unis visent par cette guerre à mettre leurs principales firmes pétrolières en position de force vis-à-vis des réserves irakiennes pour contrôler ou profiter de la demande croissante de pétrole de la Chine dans les prochaines années ; mais là encore ce serait un calcul bien maladroit puisque la Chine a déjà souscrit de nombreux contrats d’exploitation pétrolière pour assurer son approvisionnement à des conditions favorables (notamment en Afrique). Au total, les motifs économiques de la seconde guerre du Golfe ne semblent pas si fondamentaux qu’on voudrait le croire. Reconnaître que la part de l’économie est relativement faible dans les motifs d’une guerre n’enlève pourtant rien à la possibilité de la soutenir ou de la dénoncer. N’empêche, c’est un des paramètres de la guerre à défaut d’en être une cause.

Qu’en conclure ? Nul doute que toute guerre se nourrit à un moment ou à un autre d’intérêts économiques. Mais premièrement il s’agit sans doute là d’une logique de prédation… ancestrale, et non pas propre au capitalisme libéral moderne – ce dernier, encore une fois, n’a jamais rien fait de lui-même pour pacifier les rapports inter-humains et inter-nationaux, mais il ne semble pas non plus la cause première et nouvelle des guerres modernes tant ses principaux acteurs semblent globalement savoir moins bien profiter de celles-ci que de leurs contraires, les périodes de prospérité pacifiée. À cet égard, on doit rappeler que la seconde guerre en Irak n’est advenue ni en pleine récession économique, ni au terme d’une période de croissance exceptionnellement longue pour les Américains mais au sein même d’une telle période dont on ne connaît toujours pas la fin.

Deuxièmement, s’il est certain que toute guerre a toujours connu des profiteurs dans le monde économique, et notamment que cette seconde guerre en Irak a profité et profite énormément à certaines entreprises américaines, Halliburton en tête, il faut rappeler que le problème à ce niveau est essentiellement moral et politique, mais non pas économique. Que George W. Bush fasse en effet profiter des bénéfices de la guerre et de la reconstruction les principaux soutiens financiers de ses campagnes électorales est sans doute parfaitement immoral et témoigne d’une grave dérive du système politique américain. Mais de telles pratiques sont en vérité contraires à toute logique économique orthodoxe qui supposerait au contraire des appels d’offre publics, des commissions indépendantes de sélection, le « laisser faire » de la transparence du marché et non pas son financement par le déficit fédéral américain.

Troisièmement enfin, s’il est certain que les riches champs pétrolifères d’Irak ne sont pas pour rien dans la décision américaine de la guerre, il faut d’abord relativiser une telle spécificité. Les Américains n’ont pas attaqué l’Arabie Saoudite, bien plus riche en pétrole et dont la population avait pourtant fourni la majorité des kamikazes du 11 septembre, alors qu’ils étaient intervenus auparavant en Afghanistan, et sous une autre administration en Somalie et en Bosnie, qui n’ont tous les trois pas de pétrole. Et il faut reconnaître ensuite qu’un tel argument est parfaitement réversible : si les Etats-Unis sont intervenus dans la riche Irak, c’est bien aussi parce que sa richesse même était l’une des conditions justifiant sa capacité d’accès à des armes dites de destruction massive ou à s’ériger à nouveau comme puissance de déstabilisation de la région. Autrement dit, l’argument économique n’est dans cette perspective rien d’autre qu’un paramètre de la puissance militaire, peut-être même le nerf des guerres modernes, c’est-à-dire dans tous les cas un moyen ou un instrument de la guerre mais non pas une cause.

En bref, la réduction de l’actuelle guerre d’Irak à un strictmotif économique paraît à tout point de vue peu probante, et envisager la dimension économique de la guerre aurait pour seul mérite in fine de reconnaître que ce n’est pas parce que la réalité économique est rarement aimable qu’elle est cause de tout, et qu’il n’est pas nécessaire d’être intéressé pour être un « voyou », selon les termes de l’administration américaine. Autrement dit, et plus sérieusement, c’est le moyen d’en finir avec l’idée même d’une cause « cachée » des guerres qui girait dans les besoins secrets d’un système économique inhumain. Autrement dit encore, la « guerre économique » n’est sans doute qu’une métaphore issue des guerres réelles et non pas une réalité antécédente à elles. Métaphore bien compréhensible chez ceux qui sont les premières victimes de ses processus permanents de destruction-création, d’exploitation-aliénation ; métaphore certes plus odieuse chez les managers qui s’amusent à en jouir. Mais dans les deux cas métaphore qui ne doit pas nous faire confondre une cause et un paramètre, nous faisant ainsi perdre de vue les raisons multiples d’un conflit, et donc oublier de rechercher le cas échéant les meilleures « armes » argumentatives pour nous y opposer.