Vacarme 31 / Cahier

Foyer taudis un lieu

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Un foyer de travailleurs immigrés, à Saint-Denis, où vivent, à l’écart de la ville, dans la précarité, des Maliens et des Algériens, installés là, pour certains, depuis trente ans. Ce taudis manifeste l’échec de la politique d’intégration française. En attendant la destruction des baraquements, programmée dans les prochains mois, l’État ferme les yeux et les élus locaux se défaussent sur le gestionnaire du foyer, qui cherche, sans ménagement, à se débarrasser de ses locataires, devenus indésirables. Des propositions de relogement ont été faites aux résidents, mais une soixantaine d’entre eux refuse de quitter les lieux.

Un îlot de verdure, en bordure d’une voie express. À la frontière de Saint-Denis et d’Épinay-sur-Seine, avenue de la République, loin de tout. Pas de bistrots, pas de commerces. Pas de gare à moins d’une demi-heure à pied, pourtant la voie ferrée passe tout près. Au n°162 supposé (il n’y a aucune indication, on se réfère au numéro précédent), un chemin part à l’oblique. Un chemin, herbes folles dans terrain vague, là où la ville devient campagne, pas un bruit. On avance. Sur la droite, un mur en parpaings incrusté de végétaux bloque la vue. Sur la gauche, un haut grillage ferme l’accès à la nature désordonnée. Derrière, des cabanons, potagers miniatures, un homme balaie devant sa hutte. Grand ciel bas nuageux, pylônes à haute tension en perspective, on aperçoit les baraquements au loin. Une odeur de brûlé, un vieux caddie à l’abandon, les détritus s’amoncèlent, les chats viennent se servir. On y est. Tout est mort.

162 avenue de la République (laquelle ?), foyer de travailleurs immigrés. Ex-travailleurs, toujours en vie, toujours ici, vieillis avec les murs [1]. Patrick, du Gisti, m’a amenée ici. « Tu vas voir », m’a-t-il dit. On cherche Hafnaoui, mais il n’est pas là, « en visite au pays ». On entre dans les bâtiments du fond. La porte s’ouvre sur un long couloir plongé dans la pénombre. De vieux messieurs sortent de leur chambre, hagards, surpris de voir quelqu’un ici. « Bonjour, ça va ? », comme une évidence. Ils ne savent pas trop quoi dire, nous non plus. Ils déambulent, fantomatiques, errance dans leur propre demeure, chez eux, mais ailleurs. On les suit. Sans préambule ni explication, ils montrent. La pièce commune : froide, sans vie, comme inutilisée, ils n’y mangent plus depuis des années, seul le mobilier est resté : deux grandes tables en contreplaqué, les chaises posées dessus, et, le long du mur, des casiers pour entreposer les provisions, chacun le sien, fermés pour la plupart, on les imagine vides. À côté, la cuisine : enfilade de réchauds rouillés, flammes incontrôlées, tuyaux brinquebalants, éviers bouchés. Un chat se promène, un vieux monsieur lave une salade. Plus loin, les toilettes et les douches, fuites partout, tentatives de colmatage à chaque point d’eau, néons aveuglants, des trous dans les cloisons. Il fait froid.

Prison sans barreaux, hôpital sous les décombres, mouroir au bout du monde ? On part, assommés.

Se renseigner. À qui appartient cet endroit ? Les pouvoirs publics sont-ils au courant ? Qui laisse faire ? L’État (le ministère de la Défense) est propriétaire du terrain. Il ne peut ignorer ce qui s’y passe, mais laisse aux élus locaux le soin de gérer le dossier. Le maire adjoint (communiste) de Saint-Denis, très impliqué dans la réhabilitation d’un autre gros foyer de la ville, rejette la responsabilité de la vétusté des lieux sur le gestionnaire, l’Aftam, « qui n’a pas beaucoup de considération à l’égard des résidents pour les laisser vivre dans ces conditions ».

Retour en arrière. L’Aftam est une association (à but non lucratif) créée en 1962 par de hauts commis de l’État pour former les immigrés et « leur permettre d’acquérir des savoirs qui demain seront utiles au développement de leur pays d’origine » [2]. Elle se convertit, quelques années plus tard, au logement de ces travailleurs « de passage », qui, finalement, ne retourneront pas au pays. Elle gère aujourd’hui une quarantaine de foyers en France. À la suite du dépôt de bilan de l’Association des foyers de la région parisienne (AFRP), l’Aftam obtient en juillet 1996 la gestion du 162 avenue de la République. Comment une association dont l’ambition initiale était d’« aider l’État à supprimer l’habitat précaire et insalubre » s’est-elle transformée, dans le cas présent, en marchand de sommeil ? Rapidement, ces baraquements ne l’intéressent plus. Trop délabrés, dangereux, de l’amiante dans le sol et les murs : elle les juge irrécupérables par rapport aux moyens financiers (notamment d’origine publique) dont elle dispose. Objectif : s’en débarrasser au plus vite quitte à faire l’impasse sur la situation des résidents. En avril 1999, la mairie de Saint-Denis en accord avec l’État décide que ce site hors-normes doit disparaître [3]. En attendant la destruction totale (qui prend du temps), l’Aftam s’engage à réaliser des travaux d’entretien, ce qu’elle ne fera pas, « quand même, on a refait le grillage, le long du chemin ».

Que faire des résidents ? Les déménager. Ils sont installés là depuis vingt, trente ans ? Peu importe. La mairie leur propose mieux ailleurs. Quoi ? Un autre foyer, les « Petits Cailloux » à la Plaine-Saint-Denis, géré cette fois-ci par la Sonacotra, société d’économie mixte, à la structure financière solide (l’État y est majoritaire). La Rolls du foyer : plus neuf, plus grand, mieux. Même les étudiants se bousculent, paraît-il, pour y entrer, à cause de la pression de l’immobilier à Paris. Mais, voilà, les résidents algériens ne veulent pas y aller. Ils ne veulent plus bouger.

Y retourner, pour les écouter. Hafnaoui est revenu d’Algérie. Il me montre deux affichettes placardées sur les portes des chambres par le gestionnaire. « Avis aux résidents. A partir du 16 décembre 2004 la distribution des draps ne se fera plus pour le bâtiment A-B et le bungalow. La direction » [4]. « Avis aux résidents. Dorénavant la distribution des courriers ne se fera plus, nous vous invitons à les récupérer au bureau. La direction ». Fin décembre, les draps n’étaient plus changés et le courrier plus distribué.

Pour eux, tout commence un jour de mai 2002, le gérant vient leur demander, sans préavis ni ménagement, de quitter les lieux à la fin du mois. Ils écrivent une lettre collective au maire de Saint-Denis pour l’« alerter » des « violences verbales » et des « menaces » qui s’exercent sur eux. Pour s’étonner de ne pas avoir reçu de convocations individuelles. Et s’inquiéter de leurs conditions de relogement. Le 6 juin 2002, ils semblent avoir été entendus. L’Aftam et la Sonacotra s’engagent, par écrit, à ce que la situation de chacun soit examinée « individuellement ».Pour le relogement aux « Petits Cailloux », « il sera bien entendu tenu compte, dans la mesure du possible, des désirs de regroupement par affinité ». « Le processus mis en place ne pourra s’envisager que dans le cadre d’une négociation et aucun résident ne sera mis dans l’obligation d’adopter une solution qui ne le satisfait pas ». Tout semble clair.

Mais la situation s’envenime. Le foyer est divisé en plusieurs bâtiments. L’un d’entre eux est occupé par une centaine de Maliens. Soudés, plus nombreux, bien organisés (ils sont représentés par un comité de résidents), les « Africains » réussissent à pousser leurs revendications auprès du gestionnaire : ils obtiennent l’autorisation de rester sur place jusqu’en 2008, date à laquelle ils seront relogés dans un ancien immeuble de France Telecom de Saint-Denis en cours de travaux. L’état de leur bâtiment n’est pas fameux, mais les vieux réchauds ont été remplacés et un coup de peinture donne une allure un petit peu plus conviviale au lieu. Les affiches placardées par le gérant à propos des draps et du courrier ne les concernent pas.

Les résidents algériens ne comprennent pas cette différence de traitement. Pourquoi doivent-ils partir tout de suite, et pas les autres ? Ils dénoncent la stratégie de division du gestionnaire et reprochent aux « Africains » de s’accommoder de la situation. Âgés, moins organisés, plus solitaires, ils n’ont pas réussi à s’imposer et ont l’impression d’être manipulés.

L’Aftam s’impatiente. Reconnaît avoir voulu « leur faire peur » avec les draps et le courrier. Mais dénonce un « gouffre financier entre les impayés et le chauffage au fuel qui coûte cher ». La Sonacotra ne comprend pas pourquoi ses nouveaux locataires tardent à venir et leur reproche de « laisser vacants des logements vides que tout le monde convoite ». La ville veut récupérer le terrain pour en faire une gare de tramway… et attend de l’Aftam qu’elle démolisse, à ses frais, les bâtiments, ce qu’elle refuse (cela coûte cher) au motif qu’elle ne serait pas le propriétaire des murs.

Mais rien n’y fait. Malgré l’intervention du Consul d’Algérie, ils sont une soixantaine à refuser de quitter les lieux. Ils ont écrit le 27 décembre dernier, en dernier recours, au sous-préfet de la Seine-Saint-Denis pour l’informer de leur « ferme volonté de rester là où nous sommes, jusqu’à la démolition du foyer et le départ de toutes les communautés ». Ils se sentent déconsidérés et ne croient plus aux promesses d’avenir meilleur. « Là-bas », aux « Petits Cailloux », ils ne connaissent personne, « à quoi ça sert d’avoir des chambres plus grandes si on n’a plus d’argent pour le reste ? », ils redoutent de ne pouvoir payer le loyer (plus neuf, plus beau, donc plus cher), alors que leurs économies sont réservées à la famille « abandonnée » au pays et aux allers-retours pour l’Algérie.

Ils ont construit leur vie ici, leurs codes, leurs habitudes, le foyer, même taudis, est leur seule attache. Leur chambre contient toute leur histoire. Les photos de jeunesse, les images fétiches, les livres, les costumes, les réchauds, les casseroles, les provisions, les valises, les papiers. Leurs affaires. Leur lieu de mémoire.

Ils disent, sans le dire, leur refus de se laisser déplacer comme ils l’ont toujours fait, de boulots en boulots, de cases en cases, dans les emplois les plus pénibles et les logements les plus délabrés. Ils disent leur besoin de s’opposer au cours des choses, de gripper le système, de le faire déraper, peu importe le résultat. C’est le geste qui compte. J’ai demandé au plus vieux d’entre eux s’il se sentait plutôt Français ou Algérien, il m’a répondu « ni l’un ni l’autre… rien ». Pourtant ce soir-là, avec son bonnet bien enfoncé, son écharpe, son jean et ses baskets, son obstination lui avait donné de l’assurance.

Post-scriptum

Lire dans Vacarme n°16, été 2001, l’entretien avec Assane Ba sur le mouvement des foyers Sonacotra 1975-1980).

Notes

[1Ce foyer est l’un des 700 foyers de travailleurs migrants (FTM), qui hébergent, encore aujourd’hui, près de 130 000 immigrés maghrébins et d’origine sub-saharienne venus travailler en France lors des Trente Glorieuses. La superficie moyenne des chambres est de 7,5 m2. Certains foyers sont organisés en dortoirs de dix à vingt lits. Le coût moyen des chambres est de 220 euros par mois et par personne dont, en moyenne, 120 euros à la charge des résidents (aides au logement déduites).

[2Cité dans le rapport d’activité 2003 de l’Affama.

[3Cette décision intervient dans le cadre du plan national quinquennal de réhabilitation des foyers, engagé en mai 1997 et toujours pas achevé huit ans après.

[4Le « bungalow » est un ensemble d’Algecos (locaux préfabriqués provisoires), construits fin 2003 pour accueillir « temporairement » une partie des résidents algériens après la destruction « pour raisons de sécurité » d’un premier bâtiment.