Vacarme 31 / Feuilletons

Télésurveillance et fantasme d’écoute point d’écoute / 2

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On reprend ici la recherche du lieu de l’écoute. Omniprésent, inaccessible et dans une dérobée permanente, d’écouteur en écouté, de micro en caméra, de personnage en disque en spectateur.

Assis avec son saxophone au milieu des décombres de son appartement en ruines, Harry, le protagoniste de ce film saisissant qu’est Conversation secrète de Coppola, est découragé. Il aura beau avoir tout détruit, il n’aura donc pas trouvé le micro caché. Il sait qu’il est sur écoute, mais il ne sait pas qui l’écoute, et d’où, depuis quel point d’écoute.

Est-ce un hasard s’il n’est pas parvenu à le dénicher, ce maudit micro ? Est-ce que ce limier chevronné, est-ce que cette taupe professionnelle qu’est Harry aurait pour une fois été dépassé, défaillant, incapable ?

Tout porte à croire que non. Qu’il n’y est pour rien, car le micro reste pour lui structurellement hors de portée.

Pourquoi ?

Dans une remarquable étude consacrée à la surveillance au cinéma, Thomas Levin a proposé une hypothèse ingénieuse pour expliquer en quoi Harry, malgré tous ses efforts, ne pourrait en aucun cas repérer le dispositif qui le surveille. Si l’appareil reste introuvable dans le champ de cette scène, ce serait parce qu’il se retrouve, déplacé en quelque sorte, dans les mouvements mêmes de la caméra [1] :

« […] il est bel et bien “là”, dans la dernière séquence, filmée d’en haut, selon une prise de vue qui survole l’étendue des dégâts inutiles. Montrant d’abord un angle vide de la pièce, la caméra entame un lent et méthodique mouvement panoramique vers la gauche, jusqu’à ce que le saxophoniste désespéré se retrouve dans son champ ; elle continue ensuite, en le dépassant, jusqu’à heurter un autre angle, où son mouvement se renverse soudain et comme par saccades, pour décrire un panoramique en sens inverse. Et ainsi de suite. »

La forme de cette prise de vue, conclut Levin, à savoir son mouvement mécanique qui consiste en des panoramiques dans des directions opposées, joue le rôle de l’appareil de surveillance que Harry recherchait désespérément. Elle en tient lieu, mais dans un autre espace, dans une autre dimension qui n’est pas celle – diégétique – de l’histoire, mais celle de la technique de narration :

« Mais où “est” cette chose ? Elle ne peut être “dans” son appartement, puisque le vieil expert l’aurait alors trouvée depuis longtemps. De fait, Harry ne trouvera jamais la caméra de surveillance, car elle se situe dans un espace inaccessible à son savoir au sein de la diégèse : la surveillance est devenue la condition de la narration elle-même. Autrement dit, le lieu de la surveillance s’est ainsi déplacé, imperceptiblement mais de façon décisive, de l’espace de l’histoire vers la condition de possibilité de cette histoire. La surveillance, ici, est devenue la marque formelle de la narration filmée. » (ibid.)

L’analyse micrologique de Levin éclaire certes la structure visuelle de cette scène, en la situant également dans une passionnante histoire de la surveillance au cinéma. Il reste toutefois que l’appareil-espion qui acharne l’autoperquisition de Harry dans son chez-soi n’est pas une caméra, mais bien un micro. Autrement dit : même si l’on considère que Harry est en effet filmé depuis le point de vued’une caméra de surveillance (qu’il ne saurait par définition dénicher, puisque c’est elle qui le fait exister comme personnage du film), on n’a encore rien dit sur le caractère insaisissable et non localisable du point d’écoute qui lui échappe.

Je reviens donc en arrière, je rembobine et je me repasse le début de la scène.

Quand il commence à jouer, pour se détendre une fois rentré chez lui après avoir vécu des moments violemment traumatiques, Harry ne sait pas encore qu’on le surveille. Il prête simplement une oreille distraite à ce disque qu’il utilise comme accompagnement pour son improvisation, à cet enregistrement auquel sa propre partie de saxophone vient ajouter un contrechant ou contrepoint. Il y a là, pour le spectateur et auditeur du film, une « écoute emboîtée », comme dit si bien Michel Chion [2]. À l’instar de ces scènes d’opéra qui nous présentent, à nous qui les écoutons, des personnages à l’écoute.

Mais lorsque Harry, quelques instants plus tard, entend par téléphone l’enregistrement de ce qu’il vient d’improviser par-dessus son disque, lorsqu’il apprend ainsi qu’il est lui-même écouté, cette effroyable surprise qui, à la fin du film, glace le sang dans les veines, cette terrible chute fait basculer la figure encore rassurante et contrôlable de l’emboîtement dans un véritable abîme sans fond. Ce n’est plus seulement que l’espion musicien se retrouve lui-même espionné. Car cette surveillance auditive dont il fait l’objet semble redoubler, en en révélant l’inquiétante étrangeté, la structure même de la situation dans laquelle Harry improvisait innocemment. En effet, Harry s’écoute maintenant au téléphone comme ayant été enregistré en même temps que l’enregistrement qu’il écoutait ; il s’entend donc comme faisant lui-même partie de cet espace spectral de la phonographie, dans l’épaisseur feuilletée duquel il se retrouve désormais pris et compris. De se retrouver sur écoute, c’est comme si Harry s’enfonçait d’un cran, s’abîmait davantage dans le phonogramme qui le guettait ; comme si ses phrases d’il y a un instant étaient absorbées dans la fantomatique archive qui l’engloutit. A la faveur de la surveillance auditive dont il fait l’objet, l’écoute deHarry (la sienne, mais aussi la mienne, moi qui l’écoute) paraît plonger ou sombrer plus avant dans les profondeurs du sonore.Que se passe-t-il, dès lors, quant aux écoutes qui sont ici abyssalement mobilisées ?

Moi, spectateur et auditeur du film, j’entends que Harry est sur écoute, lui qui écoute le disque qui l’accompagne. Ou plutôt : j’entends Harry qui, au téléphone, s’entend écouté dans son écoute du phonogramme. Mais, en remontant en sens inverse cette chaîne d’oreilles en réseau, il semble aussi que, depuis le phonogramme qui maintenant le happe, Harry était attendu et pour ainsi dire entendu : qu’il était guetté par cet enregistrement, par ce disque aux aguets, lui qui, à son tour et en retour, ausculte les murs ainsi que le plancher pour dénicher un dispositif d’écoute. Lequel, introuvable et donc omniprésent, semble tout capter et, sait-on jamais, pourrait en fin de compte me surveiller aussi, moi qui suis la scène embusqué à l’extérieur. Au fond, de même que Harry s’entend désormais comme s’il était inclus et compris parmi les musiciens fantômes du disque, de même, ma place paraît en quelque sorte tracée, prescrite au sein de ce maillage auditif : écoutant, je pourrais aussi être écouté.

Je suis tenté de rembobiner encore, de revenir à nouveau en arrière pour me repasser cette scène. Mais, à force de la voir et de la revoir, je me dis que c’est beaucoup plus loin que je dois remonter pour saisir ce qui y est en jeu. Ce qui m’attendrait là, à l’arrière-plan, caché loin derrière Harry et ses décombres, ce serait une très vieille structure, une antique ou archaïque strate de mon oreille : celle que Freud a nommée fantasme d’écoute.

De quoi s’agit-il ?

D’une sorte d’analogon auditif de la « scène primitive », qui est de nature essentiellement visuelle ou scopique. Freud le décrit en parlant d’une patiente qui, s’imaginant surveillée, croyait régulièrement entendre des bruits lorsqu’elle se retrouvait au lit avec son amant [3] :

« Étendue à demi dévêtue sur le divan aux côtés de son amoureux, elle entend […] comme un tintement, un frappement, un battement, dont elle ne connaît pas la cause, mais qu’elle interprète plus tard, après avoir rencontré dans l’escalier de la maison deux hommes dont l’un porte quelque chose comme une cassette recouverte. Elle acquiert la conviction qu’à la demande de son amoureux elle a été épiée et photographiée pendant leur réunion intime… »

Et voici l’explication que propose Freud de cette sorte d’hallucination auditive digne d’un film d’espionnage :

« L’observation du commerce amoureux entre les parents est une pièce rarement manquante dans le trésor des fantasmes inconscients qu’on peut découvrir par l’analyse chez tous les névrosés, et vraisemblablement chez tous les enfants des hommes. Ces formations fantasmatiques, celle de l’observation du commerce sexuel des parents, celle de la séduction, de la castration, et d’autres, je les appelle fantasmes originaires… Le bruit fortuit ne joue donc que le rôle de provocation qui active le fantasme d’écoute typique contenu dans le complexe parental, au point qu’il n’est pas du tout évident qu’on doive l’appeler “fortuit”… Ce bruit est […] nécessairement requis par le fantasme d’écoute et il répète ou bienle bruit par lequel se trahit le commerce des parents, ou bienencore celui par lequel l’enfant à l’écoute risque de se trahir. » (ibid., je souligne)

Ou bien, ou bien : le fantasme d’écoute étend ici sa menace dans les deux sens. Son danger rayonne des deux côtés : vers la scène à surprendre, mais aussi vers l’écouteur.

Écoutant, risquerais-je toujours d’être entendu ?

Notes

[1Thomas Levin, « Rhetoric of the Temporal Index : Surveillant Narration and the Cinema of “Real Time” », dans CTRL [Space]. Rhetorics of Surveillance from Bentham to Big Brother, textes réunis par Thomas Levin, ZKM-MIT Press, 2002, pp.582-583 (ma traduction).

[2Un art sonore, le cinéma. Histoire, esthétique, poétique, Cahiers du cinéma, 2003, p. 421 : « Nous pouvons parler d’une écoute emboîtée lorsqu’un personnage figurant dans un film écoute un son enregistré avec ou sans image, […] situation qui redouble celle où nous sommes devant le film », écrit Michel Chion, qui cite précisément comme exemple le film de Coppola. L’« écoute emboîtée », c’est ce que, dans Écoute, une histoire de nos oreilles, j’avais décrit en redoublant le verbe : « écouter écouter ».

[3Sigmund Freud, « Communication d’un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psychanalytique », dans Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973, pp. 215-216.