Vacarme 31 / Feuilletons

Sentir le mal politique et sensation / 4

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Le mal semble une notion ancienne, on n’en parle et n’y croit plus guère, en tout cas pas plus qu’au Diable. Et pourtant notre époque n’a jamais été aussi sensible à ses deux formes les plus classiques : la souffrance et la faute. Est-ce à dire que notre époque ne sait plus se penser ? Ou plus justement qu’avec l’avènement de la modernité s’est profondément transformée notre sensibilité au mal par son intrusion dans le champ même de la politique ?

Née dans une valorisation inédite de la colère, de la révolte, des « communautés du Non », la politique moderne s’est inventée à partir d’une nouvelle sensation du mal qui, à la différence des Anciens, conférait à celui-ci une existence réelle, et qui, à la différence des théodicées monothéistes, refusait de le justifier. Autrement dit, il a fallu que se défassent à la fois le lien univoque de la politique et du Bien (le mal n’étant réduit qu’à une privation) et la captation univoquement religieuse de la question du mal (le mal serait hors politique, affaire de morale en tant que faute et de « théodicée » en tant que souffrance, c’est-à-dire de justification de la double existence de Dieu et du mal), pour que naisse la forme moderne de la politique. Une telle déliaison n’est pourtant pas allée sans poser de nouveaux problèmes. Théoriquement, ceux-ci ont reçu au moins deux noms : la « question de la dialectique » et la « question de la violence », c’est-à-dire les questions de la fécondité et de la légitimité du mal.

Curieusement, toutefois, les solutions à ces « nouveaux problèmes » ressemblent fort aux solutions aporétiques anciennes. Les positivismes spinoziste ou utilitariste renouent en fait avec la posture des Anciens : le mal et la mort ne sont rien, il n’y a d’eux qu’une connaissance inadéquate, et la souffrance n’est qu’absence de joie ou de plaisir. Les dialectiques hégélienne comme marxiste apparaissent comme les dernières théodicées flamboyantes, soutenant seulement une justification immanente du mal (le mal produit le bien ici-bas) contre une justification transcendante (au nom d’un péché originel, d’une félicité en un autre monde, ou encore d’un principe supérieur du meilleur) : l’aliénation et la souffrance de la peur de la mort, du travail, de l’oppression, sont à eux-mêmes leurs propres solutions. Et les philosophies nietzschéenne ou deleuzienne de la pure affirmation s’apparentent aisément à un pélagianisme déchristianisé, cette hérésie funestement défaite par Augustin : puisque, en effet, « par-delà Bien et Mal ne signifie pas par-delà le bon et le mauvais », l’innocence sélective et pratique de l’enfant nietzschéen ou du désir deleuzien apparaît comme l’héritière directe de l’impeccantia pélagienne, cette capacité pour l’homme d’être sans péché et donc tragiquement libre de choisir le bien comme le mal à ses seuls dépens. Autrement dit, ces solutions faussement nouvelles n’ont pas rendu justice à une sensation, elle, effectivement nouvelle : ma souffrance ou ma faute sont devenues d’abord l’enjeu d’une politique et non d’une morale privée ou d’une justification théologique. Mais peut-être, justement, parce que de telles solutions théoriques demeurent dans l’idée de mal au lieu de s’attacher à saisir les mutations de sa seule sensation.

Essayons ici de mieux décrire le sens d’une telle mutation avant de prétendre apporter la moindre solution. Car le propre de la sensation est justement d’être d’abord sans solution, celle-ci étant toujours idéelle, c’est-à-dire dénégatrice (« ce n’est pas si grave ») ou justifiante (« ça te servira de leçon »). Et car il n’y a pas une, mais dessensations politiques du mal ; et donc non pas une, mais despolitiques du mal. Ce serait là en fait sa seule modernité : envisager la politique non plus comme une lutte univoque pour le Bien ou entre le Bien et le Mal, mais comme une lutte entre desmaux, réduisant ainsi le Bien, ou la joie ou le plaisir non plus à une visée commune mais à l’expérience singulière de chacun. Autrement dit, ce qui constituerait aujourd’hui les différentes formes de la politique, ce serait d’abord la reconnaissance commune d’une même sensation injustifiable et plurielle du mal.

Ne prêtons alors attention qu’aux deux formes les plus classiques du mal : la souffrance et la faute. Peut-être leur analyse rendra les choses plus claires.

Le mal, c’est la souffrance ordinaire. Les morales anciennes ou religieuses n’étaient pas insensibles à la souffrance, mais seulement sous ses formes limites, comme souffrance du héros (dans la tragédie grecque ou romaine, notamment celle stoïcienne) ou comme souffrance du saint ou de l’innocent (le seul véritable scandale étant alors la souffrance et la mort des enfants). Autrement dit, on ne pouvait sentir la souffrance que sous sa forme emphatique, accoudée à la tragédie, au scandale et à la mort. Par contrecoup, les souffrances ordinaires semblaient expulsées du discours comme de la sensation même du mal : à peine nommables, à peine senties, de simples vicissitudes. À l’opposé, la modernité va défaire ce rapport de la souffrance et de la tragédie ou du scandale, faisant ainsi surgir la souffrance la plus commune comme sensation princeps de l’expérience du mal. Si, en effet, la souffrance n’a plus de sens permettant de la justifier, c’est toute souffrance, jusqu’à la plus dérisoire, qui devient, non pas « insupportable » comme disent les esprits réactionnaires qui aiment comparer les modernes à des enfants trop gâtés, mais dicible et donc objet de revendication, de transaction, de négociation. Jusqu’à l’absence de savon dans son lieu de travail, jusqu’à l’expérience la plus apparemment privée (la maladie). Aujourd’hui, on peut encore savoir souffriret même savoir infliger la souffrance, comme en doute à tort Nietzsche, car la souffrance demeure une demande de sens et donc une demande précieuse. Simplement, cette demande est devenue politique et non plus religieuse (objet d’une plainte ou d’une prière) ou tragique (signe d’héroïsme). D’où sans doute la floraison aujourd’hui de combats autrefois impensables dans le champ de la politique : contre les maladies, contre les catastrophes naturelles, contre la vieillesse oubliée. Toutefois, on aurait tort de voir dans la politisation de souffrances ressenties jusque-là comme privées ou dérisoires, le signe d’une réduction de la politique aux seules valeurs égoïstes et petites-bourgeoises : elle concerne tout aussi directement les événements plus classiquement reconnus comme politiques. Parions à cet égard que les plus grands soulèvements modernes, de la Révolution française aux guerres de décolonisation, furent bien davantage le fruit des petites souffrances produites par l’Ancien Régime (avec sa « cascade de mépris » dont parlait Tocqueville) ou les régimes coloniaux (avec leurs cascades de petites humiliations et de petites restrictions) que de leurs pires crimes. Et parions donc que le degré de politisation d’une société ne se juge pas à ses croyances affichées en des Principes ou des Droits fondamentaux, mais à sa sensibilité aux souffrances les plus menues ou les plus singulières.

Le mal, c’est la faute impersonnelle. Classiquement se pose la question du lien entre faute et souffrance : toute souffrance est-elle issue d’une faute ? et toute faute est-elle ou non une souffrance, donc une erreur ? La grande nouveauté de la sensibilité moderne est pourtant de défaire cette liaison et donc cet ordre de questionnement. Nous n’avons pas renoncé à la notion de « faute » depuis que nous nous sommes déjudaïsés et déchristianisés, nous n’en avons pas seulement hérité comme d’un fardeau (la culpabilité et le ressentiment). Nous en avons simplement séparé la sensation de la souffrance (vécue ou infligée) en la dépersonnalisant : la « faute » est devenue celle du « système » ou de l’institution (de l’État ou du marché) et ne peut plus être imputée à une personne, fut-ce un Dieu personnel. Dès lors, une telle expérience, au moins idéalement, ne s’exprime plus en termes de châtiment, rachat ou justice, mais en termes de carences, de dysfonctionnements, de contradictions, et donc en termes de changement et de transformation. De réactive et amère, la sensation moderne de la faute devient pleinement active et généreuse, elle ne dit plus une accusation, mais une promesse d’avenir, plus une souffrance mais une confiance et un désir. Certes alors, il s’en faut de beaucoup que nous ayons encore pleinement acquis une telle sensibilité qui politise sans goûter aux fruits amers du ressentiment. Certes même, c’est parfois sous le couvert de n’accuser que le système que se sont parfois commis les pires crimes de notre modernité. Mais cet odieux travestissement n’efface pas la réalité palpable d’une telle sensibilité nouvelle, distincte de l’amartia, de la faute tragique des Grecs pour qui la faute n’est pas due à la personne, mais lui tombe dessus comme un coup du destin, et donc s’exclut de la politique ; et distincte de la faute judéo-chrétienne baignée de ressentiment et de culpabilité. Sans doute ne l’acquerrons-nous alors jamais pleinement parce qu’elle n’est jamais pure, peut-être même régresserons-nous bientôt vers le pire, sommes-nous déjà en train de régresser. Mais cette sensation a bel et bien existé et uniquement dans notre modernité (au moins en Occident). Les commissions Justice et Réconciliation en Afrique du Sud en sont sans doute l’exemple le plus frappant. Du mal a été fait, leur faute doit être énoncée, mais aucun châtiment ne viendra châtier ceux qui avouent : on ne peut mieux dire ce qu’est la sensation d’une faute impersonnelle dans laquelle les personnes sont effectivement réduites à n’être que la personnification d’un système odieux mais aboli. En d’autres termes, le mal est, il doit être énoncé, mais pour être ensuite dépassé ; car, en lui-même, dans sa seule sensation, il ne sera jamais racheté, ni justifié.