Les campements

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« Mon épouse a dit : “Apolônio, où vas-tu ?” J’ai dit : je vais occuper la terre ; je ne peux pas rester les bras croisés, à mon âge, je ne trouve plus d’emploi pour travailler, je vais chercher une terre, maintenant le seul chemin est de chercher une terre. »
– Apolônio (propos recueillis par Frédéric Viguier et Hernán Gómez), São João, septembre 1997

Campement près d’un champ de canne. Serra d’Agua. Septembre 1997.
Les dirigeants syndicaux nous ont emmenés visiter le campement qu’ils ont organisé à Serra d’Agua, juste à côté d’un champ de canne. Le drapeau rouge qui claque au vent signale la présence du Syndicat des Travailleurs Ruraux. En apprenant que le MST, réputé plus agressif, se préparait à envahir les terres de cette plantation, les militants syndicaux, avec l’accord du patron, l’ont occupée préventivement.

Depuis le milieu des années 1990, l’agro-industrie sucrière du Nordeste connaît une grave crise. Le relief du Pernambouc gêne la mécanisation, et les coûts de production sont plus élevés qu’au sud du Brésil (Etats de São Paulo et du Mato Grosso), où certains grands producteurs sucriers du Nordeste ont préféré investir ; en outre, au début des années 1990, le gouvernement brésilien a mené une politique néo-libérale de dérégulation, supprimant l’Institut du Sucre et de l’Alcool, qui contrôlait jusque là les prix et protégeait ainsi l’agriculture déficitaire du Nordeste, ses grands propriétaires et ses emplois.

Dans l’ensemble de la Zona da Mata, la production de canne en 1997 avait chuté de 40% par rapport à la fin des années 80. Plusieurs raffineries ont fait faillite et ont fermé ; d’autres licencient leurs travailleurs. La ville de Rio Formoso a ainsi connu une croissance rapide de ses quartiers périphériques, souvent constitués d’habitations précaires. C’est parmi les habitants de ces quartiers, souvent des travailleurs agricoles au chômage, qu’ont été recrutés nombre d’occupants des campements. Cette crise de la canne est un facteur essentiel du processus de « réforme agraire », parce que les occupations de plantations offrent une « issue » pour l’importante population sans emploi, et parce que certains patrons, dont les plantationsne sont plus rentables, sont prêts à ce que l’État rachète leurs terres pour investir ailleurs. La loi brésilienne permet en effet l’expropriation des « terres improductives », ce qui est le cas des plantations en faillite, laissées en friche.

L’occupation des terres est la première étape du processus de réforme agraire. Il s’agit d’une tactique politique importée par un nouveau mouvement social venu du Sud du Brésil, le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre, plus connu sous le nom de Mouvement des Sans Terre (MST). Né dans les années 1980 dans le Sud du Brésil, il promeut des formes de lutte spectaculaires : occupations de terre, défilés, manifestations, etc. Son arrivée a été un aiguillon pour les syndicats du Pernambouc. À partir de 1995, ceux-ci se mettent à jouer un rôle majeur dans la mobilisation pour l’occupation des terres. La concurrence entre les deux mouvements a abouti à ce que cet Etat soit celui qui compte le plus grand nombre d’occupations de terres de tout le Brésil : entre 1995 et 1998, 308 occupations ont mobilisé au total 35 000 familles. La participation à ces occupations permet aussi aux dirigeants syndicaux de devenir bénéficiaires de parcelles en cas de succès.

Le MST ou le syndicat n’occupent pas n’importe quelle propriété, mais seulement celles qui sont susceptibles d’être expropriées du fait de leur situation économique ou juridique. À travers l’occupation, ces mouvements à la fois signalent les plantations improductives à l’Institut National de la Colonisation et de la Réforme Agraire (INCRA), l’agence de l’Etat brésilien en charge du processus d’expropriation des terres et du suivi de la réforme agraire, et font pression sur lui pour déclencher le processus juridique d’expropriation. C’est donc un acte illégal (l’occupation d’une propriété privée) qui déclenche un processus étatique de redistribution des terres. Paradoxalement, il y a une collaboration (parfois conflictuelle) entre l’INCRA et les mouvements qui organisent les occupations de terre, chacun ayant besoin de son adversaire-partenaire.

Les occupations de terre constituent un défi symbolique à l’autorité des patrons, pour qui elles représentent une « invasion », violation intolérable de leur droit de contrôler leurplantation. Certains cherchent à faire expulser les occupants, par des recours judiciaires mis à exécution par la police, mais aussi parfois, en envoyant des hommes de main, les pistoleiros, tirer sur les occupants et mettre le feu aux cabanes. Les occupants du campement de Mato Grosso ont ainsi été expulsés à coups de feu par la milice privée des patrons, et plusieurs blessés. Afin que le campement continue à exister du point de vue de l’INCRA, permettant aux occupants de maintenir leur revendication d’accès aux terres, un campement provisoire a été monté dans une autre plantation, déjà expropriée. Aujourd’hui, la plantation a finalement été expropriée.

Les occupations ont toujours lieu pendant la morte-saison (entre deux récoltes de canne), quand le chômage est à son maximum. Pour beaucoup de gens, le campement représente une « issue », au moins provisoire, alors qu’ils sont dans une situation difficile. Ils peuvent bénéficier de la nourriture distribuée par le syndicat, ou, comme à Rio Formoso, où le maire était favorable à la réforme agraire, par la municipalité.

Au moment où reprend la récolte, en septembre, les campements se vident d’une partie de leur population, qui part chercher du travail dans la canne.

L’occupation, si elle n’est pas immédiatement stoppée par une expulsion violente, déclenche le processus d’expertise de l’INCRA, qui évalue la productivité de l’exploitation. Si celle-ci est jugée improductive, un long processus bureaucratique commence alors : souvent entrecoupé de recours judiciaires de la part des propriétaires, il peut mener jusqu’à un décret présidentiel d’expropriation, puis à une déclaration officielle de prise de possession.

Ce processus peut durer un an, 18 mois, deux ans ou plus, ou encore ne jamais aboutir. L’attente est souvent longue, et un certain nombre de participants quittent les lieux, parce qu’ils se découragent ou préfèrent tenter d’autres options. Ils renoncent alors à leur chance d’obtenir une parcelle. D’autres au contraire cherchent à se joindre au mouvement.

Quand l’issue du processus est favorable, la terre est expropriée et la plantation devient un assentamento (colonie, nom officiel des nouvelles entités constituées sur les anciens domaines). L’INCRA procède alors à la distribution des terres. Le nombre de bénéficiaires d’une parcelle (dits parceleiros) est fixé en fonction de la superficie exploitable de la plantation, chacun recevant un lot d’environ 8 à 10 ha. Au terme de ce processus, la liste des bénéficiaires, négociée avec les mouvements qui encadrent les occupations de terre, est parfois fort éloignée de celle établie au premier jour du campement. L’Etat est propriétaire des terres, mais les parceleirospeuvent en prendre possession après les avoir cultivées dix ans.

Pour les parceleiros, l’accès à ce statut est synonyme de liberté, et d’une nouvelle dignité sociale. Être chez soi, c’est d’abord être « maître de soi » : pouvoir recevoir qui on souhaite dans sa maison, et cultiver ce qu’on veut sur sa terre, sans avoir à demander l’autorisation du patron.