Vacarme 70 / Bêtes à penser

Animaux, écologie et intégrité des mondes vision de l’écologie sur grand écran

par

Deux films, Godzilla (2014) et Upstream Color (2013), dont les protagonistes principaux sont des animaux, sont profondément écologiques dans des sens qui divergent pourtant totalement. Si Godzilla est une leçon, un avertissement assez classique sur ce qu’il arrive lorsque l’humain perturbe la nature, Upstream Color est une expérimentation spéculative sur ce qui fabrique nos existences au sein de cette nature.

Godzilla est sans doute le monstre japonais le plus célèbre : le « roi des monstres » présent dans tous les médiums de la culture pop, du cinéma aux jeux vidéos en passant par les mangas et les séries télévisées. Apparu au début des années 1950, quelques années après les bombardements de Hiroshima et Nagasaki et l’accident nucléaire de l’atoll de Bikini, il est le monstre du nucléaire, réveillé par les bombes et menaçant l’humanité. Au cours de sa longue carrière d’icône, il a changé plusieurs fois de taille, d’origine, a combattu de nombreuses autres créatures, s’alliant parfois à l’humanité ou visant sa destruction. Comme il est de tradition dans la culture pop japonaise, le personnage est sans cesse revisité, re-adapté, re-scénarisé.

Dans sa dernière incarnation en date, américaine, il évolue à nouveau. Ici, ce n’est pas tant Godzilla qui est réveillé qu’un couple de monstres, les MUTOs (Massive Unidentified Terrestrial Organisms). Après s’être nourri des radiations auprès d’une centrale nucléaire japonaise, le mâle sort de sa tanière et traverse le monde pour retrouver la femelle avec laquelle il va s’accoupler, causant sur son passage de multiples destructions. L’armée (américaine, bien sûr) le prend en chasse, recrutant au passage un scientifique japonais chargé jusqu’ici d’étudier le MUTO en gestation. C’est alors qu’entre en jeu Godzilla qui se lance lui aussi à la poursuite du monstre. Cette attitude amène le scientifique à émettre une hypothèse inattendue : Godzilla est là pour rétablir l’équilibre du monde. Et c’est en effet lui, et non l’attirail atomique que l’armée s’apprête à utiliser, qui viendra à bout des MUTOs. Il sauve le monde au terme d’un combat de titans provoquant, dans des scènes spectaculaires, la destruction d’une bonne partie de Hawaï et de San Francisco, avant de disparaître à nouveau sous les flots.

Une histoire de revanche de la Nature se battant pour reprendre le contrôle de ses perturbateurs.

Sorti en salle trois ans après la catastrophe de Fukushima, le film cible le nucléaire civil comme militaire. Si c’est un sous-marin nucléaire qui a réveillé Godzilla, c’est le nucléaire civil qui a nourrit les MUTOs. Tandis que la volonté de l’armée d’utiliser l’arme nucléaire pour se débarrasser d’eux illustre la logique folle qui voudrait que ce qui est à la source d’un problème puisse en être la solution. Lorsque les militaires prennent cette décision, le scientifique japonais tend au général la montre gousset qu’il tient de son père, arrêtée à 8h15 le 6 aout 1945 : avec l’invocation du bombardement de Hiroshima, le message est clair, l’usage du nucléaire est condamné sous toutes ses formes.

Godzilla dans sa version américaine est assez peu intéressant en tant qu’animal. Il est le monstre individu alpha, le grand prédateur. Les MUTOs, de leur côté, sont une représentation de la nature parfaitement classique, strictement tenus à des rapports de prédation et de reproduction. Godzilla n’en reste pas moins le mâle dominant régulateur de l’équilibre du monde. Il est l’outil que la Nature s’est donné pour rétablir l’ordre. La fable de Godzilla est une fable qui se termine bien, une histoire de revanche de la Nature se battant pour reprendre le contrôle de ses perturbateurs, quitte à causer quelques dégâts au passage. La vision que l’on trouve ici est celle d’une Gaïa, Terre-mère, toujours prête à revenir à l’équilibre rompu par les atteintes écologiques contemporaines. Ceci s’accorde au concept de Gaïa que Lovelock et Margulis imaginent de concert dans les années 1970, faite de cycles de rétro-feedback, cycles connectés qui tendent à une certaine stabilité. La question est alors de savoir jusqu’à quel point ces cycles peuvent être perturbés, et quelles seront les conséquences de ces perturbations et du retour à l’équilibre. Reste aussi à définir ce qu’on entend par état stable. Pour Margulis, l’équilibre que nous connaissons, ou que nous menaçons, n’est qu’un équilibre parmi d’autres possibles qui n’offrent aucune garantie quant aux possibilités d’une vie humaine. Pour Lovelock, la Nature se régule elle-même pour être hospitalière ; il s’appuie sur l’idée de la régulation volontaire d’une planète qui prendrait soin d’elle-même, quitte à prendre sa revanche sur les humains. On retrouve dans le Godzilla de 2014 une vision proche de cela.

Cependant, pour une partie de la pensée écologiste, les cycles sont considérés comme fortuits et extrêmement instables. On retrouve cette approche avec une biologiste comme Lynn Margulis. Nous sortons des équilibres que nous avons connus, sans savoir ce qui les remplacera et si d’autres équilibres favorables à la vie comme nous la connaissons sont possibles. Si on peut invoquer une Gaïa, c’est certes celle que nous aurons réveillée, comme Godzilla, chatouilleuse comme lui, indifférente comme lui à l’existence des humains, terrible et destructrice comme lui, mais qui n’a pas particulièrement de vocation à l’équilibre.

À quelques mois près, un autre film de science-fiction pose autrement la question écologique, en se centrant sur les rapports hommes-animaux. Upstream Color est l’histoire d’un couple d’humains, Jeff et Kris, inexorablement attirés l’un vers l’autre, sans qu’ils puissent comprendre pourquoi. Un événément explique la situation : tous deux ont été infectés par un parasite (un vers). Ce parasite rend ses hôtes très sensibles à l’hypnose, faculté qu’utilise un voleur anonyme pour détrousser Kris et Jeff. Ils sont ainsi tous deux victimes d’une situation qu’ils ne comprennent pas, traversés par des sentiments qui ne sont pas les leurs, en prise avec des affects dont ils ignorent l’origine.

Et si nos sentiments venaient de nos parasites, de ces êtres qui grouillent en nous ?

Car l’histoire est autant celle du parasite et de son cycle écologique que celle des deux humains : le vers infecte des humains, il passe dans des porcs, pour revenir aux pieds d’une fleur, à partir de laquelle il infectera de nouveaux humains, etc. Les humains infectés se mettent à ressentir les émotions des porcs : l’attirance entre deux individus, mais aussi leurs craintes, leur férocité ou leur réflexe de défense de leur progéniture. Il est ici question de l’hybridation et des effets du milieu sur l’existence des humains. Nulle part dans le film il n’est question de comprendre l’écologie comme une question d’équilibre, mais toujours comme une série de transports, d’hybridations, ou de relations de dépendances mutuelles.

D’où la question que pose le film, qui en fait un chef d’œuvre de la science fiction : et si… ? Et si nos sentiments venaient de nos parasites, de nos bactéries, de ces êtres qui grouillent en nous ? Non pas des sentiments issus d’une organisation mentale interne, d’une histoire personnelle (anti-psychanalyse), mais d’êtres avec qui nous cohabitons ? Si nous ne nous pensions pas comme des individus fermés sur eux-mêmes, avec une psychée interne et un ADN stabilisé, mais comme des êtres en symbiose, avec nos porcs, avec les espèces qui nous accompagnent ?

Upstream Color se termine sur un accord symbiotique, sur la reconnaissance et la prise en compte de l’importance des relations, et non sur un retour à un équilibre abstrait, à un humain pur. Dans cette écologie-là, il importe de complexifier sans cesse nos rapports aux mondes. Il s’agit d’une écologie des équilibres, et non de l’Équilibre ; une écologie à penser toujours en situation, dans des cycles complexes, qui n’appelle aucune réponse simple ou généralisable, mais au contraire des solutions à inventer localement.

Post-scriptum

Philosophe et physicien de formation, Nicolas Prignot est chercheur à l’Université Libre de Bruxelles, rattaché au Groupe d’Études Constructivistes (GECo). Il travaille sur l’appropriation des questions écologiques par les groupes militants.