Ulysse : ne rentre pas

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Des histoires de retour, de types qui rentrent chez eux, il y a en a beaucoup en Grèce et même ailleurs. Mais pour Ulysse, il va falloir s’y faire : il ne rentre pas. Et il fait bien.

Au magasin des faux bruits, fariboles et autres arnaques colportées par la philologie classique et relayées par l’institution scolaire en charge de construire notre commune culture européenne, le ragot selon lequel Ulysse est rentré chez lui est indubitablement le plus idiot et le plus inexact. Ulysse ne rentre pas.

Ce qui n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Car dans le monde d’Ulysse, ce que l’on nomme aussi la littérature grecque antique (une autre arnaque philologique, soit dit en passant), rentrer, ce n’est pas exactement une partie de plaisir. Des histoires de retour, les Grecs, ceux d’avant, en avaient plein et pas des plus joyeuses. Il suffit de réussir à lire les trois cent vingt-six premiers vers de l’Odyssée pour en être informé : Ulysse n’est pas (encore ?) rentré, mais pour les autres le retour a mal tourné, et un aède chante, dans la grand salle, le triste retour des Achéens (« Achaion noston lugron »). De là à décider que les Grecs devaient chanter plein d’épopées du retour dans un cycle épique malencontreusement perdu mais vaillamment reconstitué à partir de nos autres sources, il n’y avait qu’un pas depuis longtemps franchi (quand je parle d’arnaque, je suis assez sérieuse [1]). Quoi qu’il en soit, dans toutes ces histoires de retours, ce qui en grec se dit nostos, dans tous ces nostoi donc, le seul à s’en sortir à peu près bien c’est le vieux Nestor (peut-être, à force de vivre, apprend-on à rentrer chez soi — je ne sais pas). On essaie aussi de nous faire croire que Ménélas est bien rentré, mais non : revenir chez soi avec la femme qui a vous fait cocu et qui continue de faire du charme à tout ce qui passe, notamment au jeune Télémaque (voyez le chant IV de l’Odyssée), ce n’est pas exactement un cadeau, et je ne vous parle pas de l’autre version, celle d’Euripide, où Ménélas, un peu distrait, croit rentrer avec Hélène et comprend sur le chemin de retour qu’il ramène un fantôme — la bonne ou, en tout cas, la vraie Hélène étant restée en Égypte : rentrer pour apprendre qu’on est parti pour rien, ce n’est pas le plus agréable des retours.

Pour les autres, c’est pire : morts et autres accidents regrettables. Agamemnon, à peine le temps de prendre un bain, et couic, par le fait de son épouse aimante (personnellement, si je rentrais chez moi après avoir sacrifié ma fille pour que les dieux me laissent partir et en compagnie d’une captive étrangère avec laquelle je couche, je me serais un peu méfiée, mais lui revient comme un imbécile et crac, bien sûr, il meurt sans même avoir eu le temps de relever ses mails). Et comme dans cette famille, on a le génome maudit, Oreste fils du précédent, exilé suite à ces regrettables événements, doit rentrer à son tour : il faut bien que quelqu’un tue la mère qui a tué le père ; ça ne se passe pas très bien comme on s’en souvient peut-être ; une sœur qui met des plombes à vous reconnaître et, quand c’est fait, frétille de joie en vous tendant un poignard, et une fois maman tuée, une grosse crise de delirium tremens — hallucination, chiennes ou mouches selon les versions (personnellement j’aurais réfléchi à deux fois avant de rentrer). À propos de famille à problème, on oublie parfois qu’Œdipe n’aurait jamais eu les ennuis que l’on sait s’il n’était pas rentré chez lui, à Thèbes — à la décharge de celui-là, un peu plus malin que les autres, il faut noter qu’il essayait à toute force de ne pas revenir à la maison de ses parents, mais raté : accident de la circulation à un carrefour mal balisé, papa pas reconnu tué, sphinx, inceste, peste, enquête, horreur, yeux crevés, tout ça à cause d’un retour. Je ne vous parle pas d’Héraclès et de sa tunique empoisonnée, joli cadeau de welcome back home préparé par Déjanire, qui ne l’a pas fait exprès, c’est vrai, mais cette regrettable erreur gâche quand même considérablement le retour du héros. Quant à Xerxès le Perse, on pourrait penser qu’il aurait préféré se tuer sur place après la raclée que lui ont mis les Grecs à Salamine, mais, dans Les Perses, Eschyle cède encore aux charmes du nostos lamentable : habits déchirés, lamentations, gémissements, chants de deuil, tout ce qu’il faut pour un retour dans les règles. Bien sûr il y a les Argonautes et Jason qui rentrent à la maison dans d’assez bonnes conditions — ils se vantent même (ils exagèrent) de connaître un nostos apèmôn, sans souci [2]. De toute façon, ramenant Médée avec eux, qui, elle, ne revient pas mais fuit, ils trichent grossièrement. D’ailleurs quand on considère comment les choses se passent finalement pour Médée et pour Jason, on ne peut pas dire que cela soit un retour absolument réussi. Ce n’est pas fini : non contents d’avoir le retour pénible, les so called Grecs antiques n’ont pas pu s’empêcher de contaminer tout le monde. Je vous épargne toutes ces bien tristes histoires de retour dans les Balkans et au-delà, et les pathétiques chansons de retour, et les poèmes amers de retour, de Séféris à Cavafis en passant par Ritsos [3], sans oublier (pourquoi aller chercher si loin, quand on a ça chez nous) le pauvre marin breton de cette autre chanson qui revient de guerre, puis s’en va en courant pour éviter de tuer dame l’hôtesse qui l’a manifestement fait cocu et pas qu’un peu, mais c’est qu’elle le croyait mort, dit-elle [4]. Des histoires de retour, on n’en manque pas et leur morale est univoque : ce n’est pas une très bonne idée de rentrer à la maison.

C’est peut-être cela que signifie cette nostalgie, ce « mot qui sonne si parfaitement grec [5] » et sa si belle étymologie dont on nous rabat les oreilles : nostos pour le retour ; algos pour la douleur. La douleur du retour cela ne veut pas dire que l’on a mal de ne pas pouvoir rentrer, mais que rentrer fait mal, tout simplement.

Mais pas Ulysse. Ulysse n’est pas nostalgique. Ulysse ne rentre pas.

Je ne suis pas la première à le dire. Tout au moins si l’on admet que pour rentrer, rentrer vraiment, rentrer sérieusement, il ne faut pas envisager de repartir. Or ils sont un certain nombre — et pas des moins autorisés : Dante, Tennysson, Borges et même Johan Sfar6 — , à dire qu’Ulysse est reparti, le premier à l’avoir dit étant Tiresias au chant XI de l’Odyssée (tu rentreras, mais tu repartiras et tu mourras au loin), le dernier à ma connaissance étant Johan Sfar [6] au tome II de sa remarquable saga bédéisée, Socrate le demi-chien (Ulysse rentre pour s’en aller : c’est qu’il aime les garçons, tombe amoureux d’Héraclès et repart à sa poursuite, toute une histoire). Mais celui qui le dit le mieux, c’est Ulysse bien sûr. Parce que c’est ça le retour d’Ulysse, l’histoire d’un type qui se dépêche de dire qu’il ne va pas rester, qu’il ne fait que passer : il arrive, embrasse son chien, caresse son fils, tend un arc, casse la gueule à des clandestins qui squattent sa salle de séjour, fait l’amour avec Pénélope, fume une cigarette et lui annonce la bonne nouvelle : « Au fait, je vais pas pouvoir rester : pas ma faute, chérie, c’est Tirésias qui l’a dit », ce qu’il dit plus noblement, mais ça revient au même. Ithaque n’est sûrement pas le lieu du retour. Un point de départ peut-être et à coup sûr une étape où l’on repassera éventuellement — « J’y vais, là ; n’oublie pas de graisser l’arc tous les jours, au cas où je reviendrais. »

Il faut dire qu’il a une bonne raison de repartir, une raison essentielle, sérieuse, irréfutable : il ne peut pas rentrer ; même s’il rentre, il ne rentre pas.

Rentrer c’est à la fois très simple et extrêmement compliqué : pour rentrer il faut être soi-même et revenir à l’endroit d’où l’on est parti. On rentre soi-même au même endroit.

Si ce n’est que dans le cas d’Ulysse, l’endroit où il arrive, je suis au regret de le dire, n’est pas plus chez lui que l’Hélène de Ménélas n’est Hélène, dans la version d’Euripide. Ithaque où Ulysse arrive, ce n’est en rien chez lui, là où il voudrait tant revenir. L’Ithaque du retour d’Ulysse, l’Ithaque qu’il désire, c’est la maison à lui seulement et non pas squattée-souillée par les parasites du coin, sa mère vivante et non pas au Royaume des morts, son père au palais et non pas retiré à la campagne en train de cultiver un peu sénilement un bout de champ, son fils enfant charmant et non pas un post-adolescent névrosé qui répète à qui veut l’entendre que son père est mort (il n’a pas tout à fait tort), une femme jeune et non pas une quadra avec ces rides d’expression que l’on gagne à fixer dans l’obscurité les motifs d’une tapisserie. Séféris a très bien dit cela dans un poème de (non) retour presque aussi connu que l’Odyssée : la maison gigantesque n’est plus qu’une cabane, le jardin a changé et l’ami qui accueille est en train de mourir [7]… Chez Ulysse, là où il veut rentrer, cela n’existe plus ou peut-être même que cela n’a jamais existé.

De toute façon ce n’est pas lui qui rentre : il n’est pas celui dont on attend le retour car celui dont on attend le retour c’est un nom, une gloire, des phrases bien ronflantes dans la bouche d’un aède, mais ce n’est pas lui. Athéna ne sait pas trop comment s’y prendre pour masquer la chose. Elle commence par le déguiser en vieillard, puis en homme jeune et musclé. Bref elle brouille les cartes, si bien qu’on ne sait plus trop à quoi ressemble celui qui rentre, mais son corps, en tout cas, ne colle pas au nom glorieux. Car sinon, à voir ce corps, on dirait c’est Ulysse et c’est cela rentrer. Quand à vous voir, on vous dit votre nom. Quand on n’est pas obligé de faire des syllogismes plus ou moins faux : tu as une cicatrice, or Ulysse avait cette cicatrice, donc tu es Ulysse — on a connu plus spontané ; tu sais comment le lit a été construit, or Ulysse est le seul à le savoir, donc tu es Ulysse, enfin disons que tu dois être Ulysse… Comme si Ulysse en vingt ans n’avait pas eu l’occasion de le dire à n’importe qui, le secret du lit… N’importe qui rentre, d’accord. Ulysse ne rentre pas.

(Quand mon père a décidé que nous allions revenir en Grèce, nous n’y étions jamais allés car sa mère n’y était jamais revenue, et c’était sûrement une bonne solution, pour rentrer, de ne pas être celle que l’on attend et de ne pas savoir où l’on va.)

Et le chien ? Oui je l’attendais, le chien… Je vous accorde le chien : parce que non seulement le chien reconnaît Ulysse, ce qu’on a dit et redit ad nauseam, mais aussi parce qu’Ulysse reconnaît le chien : tout sale, tout vieux, plein de vermine, mais il le reconnaît (ce qui n’est pas non plus bien vraisemblable, mais passons). Donc le chien. Très bien. Mais au risque de vous paraître cruelle et un peu brutale, je me trouve dans l’obligation de vous rappeler que ce sympathique animal ne fait pas long feu. Le seul garant du retour — le même revient au même endroit et on le reconnaît comme lui-même — crève en deux vers. Tout cela n’est pas très brillant.

C’est facile de rentrer : on vous reconnaît sans faire de raisonnements acrobatiques, et rien n’a changé — en tout cas si les choses ont changé, ce n’est pas au point que vous deviez vous déguiser, mentir à peu près à tout le monde, tendre un arc, massacrer pas mal de monde, purifier votre maison, aller voir votre père qui a déménagé à la campagne, et annoncer finalement que vous repartez. Rentrer, c’est un jeu d’enfant : il suffit que rien ne bouge.

Mais c’est peut-être cette manière de voir les choses qui est un peu enfantine. On ne peut pas vouloir que tout soit pareil, exactement pareil. Il faut grandir, admettre que l’on a changé, qu’à la maison aussi, ça a changé, que le retour du même au même c’est une vue de l’esprit. Un peu de dialectique et tout s’arrangera : on va se retrouver dans l’autre qu’on est devenu et retrouver différemment ce que l’on a perdu. On se ment juste un peu, on ferme les yeux sur les détails, on fait comme si on n’était pas déçu et puis on s’habitue. C’est ce que dit l’ami à l’exilé dans le poème de Séféris : tu vas t’y faire, prends le temps, réfléchis, tu vas t’y faire :

‘Παλιέ μου φίλε συλλογίσου 

σιγά σιγά θα συνηθίσεις


Mon vieux réfléchis
Doucement, doucement tu vas t’habituer

Oui, ça doit être faisable de s’habituer à ce que l’on croit être chez soi, même si c’est un peu étrange de devoir s’habituer au comble du familier. Un petit arrangement, deux ou trois compromis pas bien méchants, et le tour est joué : on est rentré.

(Je demandais parfois à ma mère pourquoi elle ne revenait pas dans les Pyrénées. J’aurais mieux fait de lire l’Odyssée.)

Tout cela n’est pas très compliqué. Mais pour Ulysse, c’est impossible. Pour les autres, je ne sais pas. Pas si facile, je crois. Pour Ulysse, il est certain que ce n’est pas faisable.

Car il y a une limite au-delà de laquelle on ne peut plus rentrer, que l’on soit le même ou un autre. Un franchissement dont on ne peut pas vraiment dire s’il est de temps, d’espace ou d’autre chose, au-delà duquel on ne rentre pas. Pour Ulysse, je ne sais pas — lui non plus — comment c’est arrivé. Ce n’est peut-être pas d’ailleurs arrivé en une seule fois. Il a fallu franchir le Cap Malée et tomber dans un monde sans géographie, dire au grand borgne qu’on s’appelle Personne (pas bien prudent), puis lui dire qu’on s’appelle Ulysse (complètement idiot), coucher avec Circé, ne pas coucher avec Nausicaa, descendre aux Enfers (pourquoi pas), en revenir (encore une idiotie), et beaucoup d’autres petites erreurs dont l’accumulation conduit à ce résultat sans appel. Ulysse : ne rentre pas. En grec d’avant, cela se dit d’un mot : anostimos, ce qui signifie à la fois « qui ne peut revenir » et « d’où l’on ne revient pas ». En anglais cela se dirait « Returnless  », ce qui n’a rien à voir avec homeless. Et en français, une langue qui manque cruellement d’adjectifs, on parle plus lourdement de point de non-retour. C’est là que se tient anostimos Odysseus, returnless Ulysses, au point de non-retour.

Alors, le seul moyen de rentrer, c’est de ne pas rentrer du tout. De rester dans un décor de théâtre avec une bonne comédienne douée pour les déguisements. Prenons Circé : elle fait ça très bien. Elle tisse comme Pénélope, chante avec une voix humaine (on ne sait pas ce que c’est, mais c’est un excellent camouflage pour une déesse un peu louche), offre à manger à ceux qui arrivent, métamorphose vos copains en cochons mais dès que vous râlez leur rend gentiment forme humaine, couche avec vous, si bien que vous n’avez pas envie de repartir, parce que vous êtes arrivé, rentré, back home, et ce n’est plus trop important si ce n’est pas vrai. C’est cela qu’ils auraient pu faire à Ithaque, une jolie mise en scène et tout le monde aurait été content, et Ulysse, encouragé, aurait fait semblant d’être Ulysse. Toutes les fois où vous êtes rentré, où vous avez cru rentrer chez vous, vous n’avez pas trouvé que ça sentait un peu trop bon, que c’était un peu trop beau, un peu trop ressemblant ? Je n’ai pas de conseil à vous donner, mais à votre place je me méfierais.

(Il y a assez longtemps que je ne rentre plus. Mon théâtre a fait faillite, et les gérants sont morts.)

Voilà donc le point de non-retour. Quand votre destination n’est plus qu’un hall d’aéroport que l’on peut hâtivement maquiller aux couleurs de votre rêve, mais ça ne dure pas. Voici aussi la nostalgie : non pas la douleur parce qu’on ne rentre pas, mais la douleur parce que le retour est une sorte de cauchemar colorisé par Hollywood, votre chez vous mais ailleurs et en réalité augmentée.

Le plus raisonnable, quand on en est là, c’est de ne pas rentrer. Parce que dans la plupart des cas, il n’y aura pas de mise en scène. On ne repeindra pas la maison pour qu’elle ressemble à la vôtre ; manquerait plus que ça, vous n’aviez qu’à ne pas partir. Ce qui se passera, cela sera un tout petit peu plus désagréable. Imaginez que malgré tout, Ulysse essaie de rentrer et que par malheur on le croit quand il dit être Ulysse. Alors là, oui, il va rentrer, de gré ou de force. Je veux dire qu’on va le faire rentrer dans le moule de la statue pour qu’il prenne la pose en Ulysse aux mille tours, fils de Laërte, Roi d’Ithaque, et si ça coince aux articulations tant pis : ça va rentrer, faut que ça rentre. Et une fois le retourné rentré comme il convient, on chargera ses épaules des sacs pleins du sens que l’on attache aux retours, aux départs, aux périples, aux cercles si bien bouclés.

Le grec ancien possède un autre adjectif dont nous ne disposons pas en français (et que je peine à trouver dans d’autres langues). Nostimos, ce qui a trait au retour. Avec le temps, en grec de maintenant, le même adjectif en est venu à signifier « délicieux, exquis [comme un retour] ». Je crois que pour pouvoir penser au goût délicieux du retour, il faut ne pas être rentré et que personne n’ait essayé de vous faire rentrer dans les clous d’une identité dont vous n’avez nulle idée. Le retour, en vrai, ça n’a pas très bon goût.

Cela ressemble à la mort, mais ce n’est pas la mort. Des morts qui sont revenus, il y en a aussi en Grèce d’avant, et c’est presque pire : je ne parle pas des fantômes qui radotent et pontifient comme celui de Darius dans Les Perses d’Eschyle, mais des morts vraiment revenus, comme Alceste selon Euripide, Alceste la bonne épouse, qui a donné sa vie à la place de son époux, puis qui revient grâce à Héraclès. Qui revient mais ne dit rien, voilée comme une épouse trop fidèle, ou une morte plus vraiment morte, mais pas vraiment vivante. On peut la toucher, mais non pas lui parler. Et on se rend compte qu’Héraclès a fait une énorme bourde, que les morts qui reviennent à la maison ne peuvent plus ni repartir ni être rentrés, que la maison tout entière devient un entre-deux. On devine, surtout, que s’ils parlaient, ça serait pire, qu’il vaut mieux qu’ils se taisent.

(Parfois je rêve, éveillée, que ma mère n’est plus morte, qu’elle revient, passe la porte de ma maison et (r)entre dans mon jardin. Je suis heureuse, un peu réparée. Puis elle se met à parler et les ennuis commencent.)

Le point de non-retour c’est autre chose. On n’est pas mort. Il suffit de ne pas rentrer et tout devient plus léger. Quatre mots en français, et en grec il en faudrait moins : je ne rentre pas.

Voilà pourquoi c’est à Ulysse et à Ulysse seul qu’on a voulu attacher l’étiquette du retour. Les autres sont morts ou rentrés, plutôt mal, et puis tant bien que mal on les a fait rentrer dans les habits qu’on avait préparés pour eux. Mais Ulysse au non-retour, il fallait masquer son secret. Masquer le point de non-retour avec un énorme panneau écrit en lettres bien visibles, tendance technicolor, et de la musique clinquante pour bien étouffer l’affaire : Il Ritorno d’Ulisse en patria sua, « Heureux qui comme Ulysse », Return of Odysseus, « Ulysse 31 : Retour sur terre, épisode 24, juste avant la chanson du générique », Ulysse les chants du retour, O gurismos tou Odyssea, même Victor Bérard, le Grand Philologue Français, qui pour plus de sûreté transforme tous les Grecs qu’ils croise en Ulysse sur le retour : « Ils reviennent tous — comme Ulysse — après huit ou dix ansV. [8] »…

Il faut arrêter avec cette histoire.

Ulysse, ne rentre pas.

Si tu rentres, tu sais ce qui va se passer : ils vont faire de toi une allégorie, un symbole, te charger de tous les sens. Tu sais comme c’est lourd et à chaque fois un peu plus, ça finit par peser quand même.

Ils diront que tu es Grec, que tu rentres comme un Grec, que tu sors (ou pas) comme un Grec, que les Grecs doivent rentrer, ou que nous devons rentrer avec toi, en Grèce. Ils te mettront sur le dos toute leur Grèce bavarde, non pas la tienne dont il y a si peu à dire (Moi je viens de Céphalonie, toi d’Ithaque, on est cousins, pas plus grecs que ça, en fait).

Si tu rentres, ils te mettront sur les épaules toute l’humanité, ils diront que tu es humain, que tu rentres vers ton humanité, comme un anthropos bien fréquentable.

Ils diront que tu es l’Esprit qui rentre à la maison, au crépuscule avec la chouette et autres fariboles pas bien drôles.

Ils diront n’importe quoi. Plus rien ne sera léger.

Ulysse, viens, on s’en va… On va rester un peu au large…

Tu as rasé ta barbe, c’est bien : avec un peu de chance, on ne verra pas que c’est toi.

Ulysse, écoute-moi (je m’appelle Sophie. Ça vaut une sirène) : je t’en prie, ne rentre pas.

Et puis fais ce que tu veux.

Moi, en tout cas, je reste là où je ne suis pas.

Notes

[1Voir Marigo Alexopoulou, The Theme of returning Home in Ancient Greek Literature, Mellen Press, 2009.

[2Apollonios de Rhodes, Argonautiques, IV, 522.

[3Voir Alexopoulou, op. cit., p. 112-133.

[4« Brave marin revient de guerre », chanson traditionnelle.

[5B. Cassin, La Nostalgie, Paris, Fayard, « Pluriel », 2015. p. 16. Barbara Cassin rappelle au passage que nostalgie est un composé savant suisse-allemand beaucoup plus que grec.

[6Pour les trois premiers (et quelques autres), voir E. Stead, Seconde Odyssée, Paris, Jérôme Million, 2009 ; pour la version de Johan Sfar : Joann Sfar et Christophe Blain, Socrate le demi-chien. II : Ulysse [Dargaud 2004], Paris, Dargaud, « Poisson Pilote ».

[7Georges Séféris, O gurismos tou xenitemenou, 1938. « Le retour de l’exilé ».

[8Bérard, Les Navigations d’Ulysse, Tome I, Paris, Armand Colin, 1927, p. 386.