Vacarme 80 / Commencer

appeleurs de mémoire la caméra dans le couloir

par

appeleurs de mémoire

Et si, dans certains films, la première image au montage disait non pas ce qui va se passer, mais ce qui ne sera pas montré, pas totalement dicible, un lieu tourbillonnant d’émotions et de rumeurs, un entre-deux de l’image et de l’action qui fait commencement ?

Quels films amorcent-ils un récit par un fragment, plan ou séquence, dont le découpage désigne ce que ses replis réservent d’inconnu ou d’insondable, ce qui s’y dévoilera ou au contraire s’y jouera toujours hors du champ ? Je voudrais faire semblant et imaginer que se définit ainsi un type de films, ou au moins une approche particulière, et je commencerai par une proposition : ces films débutent par une anti-exposition, elle annonce qu’ils privilégieront la brèche à la lumière.

entre deux portes

Un premier plan est coupé en trois parties : deux portes et un pan de mur, c’est le tout début du film Certain Women (2016). Une main enfile à gauche un bas sur sa jambe de femme, tandis qu’à droite, un homme ouvre un frigidaire pour en sortir une canette de bière. On comprendra que la femme n’a que nous pour public, ou elle-même, pour ce petit cinéma qui obéit aux règles de la séduction, tandis que l’homme, nu, se sert. Ce mur aveugle au milieu de l’écran bouche la vue, et avertit que le film de Kelly Reichardt viendra, pour mener à bien l’analyse intime des rapports de genre, de façons d’être femmes, dans de petites villes américaines, contester les règles classiques de la narration pour s’intéresser à ce qui se tait ou se raconte entre deux mises en scènes de soi. La fragmentation d’un plan annonce ici celle du récit comme un ailleurs, quelque chose se joue entre le sens et les sens dans ces points de suspension.

Poser la caméra entre deux portes, dans un couloir, ou mieux encore dans l’entrée d’un appartement, c’est mettre l’intime au centre.

À cette évocation, je me souviens du corps, tout en triangles, nu, de dos, de Michael Fassbender, entre deux portes dans son appartement blanc new-yorkais alors qu’un téléphone sonne, strident et insistant comme la honte qui traverse tant la tête, que le corps exposé, dont Steve McQueen a fait le thème de Shame (2011). Le dispositif est aussi une attention portée à la charge émotionnelle du son, au bénéfice dramatique qu’il y a à tirer chaque fois qu’il est promu au premier plan, rendu à la conscience du spectateur, tenu d’écouter. C’est une voix fragile sur fond noir tentant de décrire un personnage de femme, son propre personnage de femme qui ouvre Les Nuits d’été (2014). J’oublie souvent un premier plan emporté par le récit, mais pas l’émotion que m’a procurée cette bourgeoise engourdie et très perchée dans son divan et le contre-champ d’une autre élégante déterminée qui la rabroue l’aidant à ajuster sa mise en scène de soi, jouées respectivement par Guillaume de Tonquédec et Nicolas Bouchaud dans le film de Mario Fanfani.

Poser la caméra entre deux portes, dans un couloir, ou mieux encore dans l’entrée d’un appartement, c’est mettre l’intime au centre, celui qui soupire, pleure, éructe, fuit comme un juron, dans sa barbe, à la porte du salon où les personnages s’agressent sur l’impuissance politique en Roumanie, trois jours après l’attentat de Charlie Hebdo et quarante jours après la mort du père. La quasi totalité de Sierranevada (2016) est ainsi filmée de l’antichambre, comme coulisses du drame familial pleinement vécu, souvent hors champs, dans chacune des pièces de l’appartement de la veuve où les enfants et les voisins viennent tenter de rendre hommage au père. Cristi Puiu y revient sur l’histoire de la révolution de 1989 en Roumanie vue de la banlieue de Bucarest, où rien ne s’était à proprement déroulé et des marges de l’attentat parisien qui vient d’accaparer la scène médiatique. On y voit l’amie de la sœur s’effondrer sous l’effet des drogues, ce que la société porte dans ses replis qui ne paraît pas sur la scène familiale, les essais contrariants d’un frère essayant les habits du père pour que le rite orthodoxe soit respecté. La colère contre une grand mère stal, la tension à blanc du couple, s’y sentent par éruption avant qu’ils ne soient exposés, ou finissent à force de bribes par composer un ensemble. Quelque chose du rite ou de la scène familiale fonctionne qui malgré les efforts brouillons, rageurs et douloureux trouve apparemment sa résolution dans le salon, sans que nous en soyons nécessairement témoins.

l’appeleur de mémoire

Ces films auraient en commun d’user de la caméra comme d’un personnage qui a peut-être existé mais qui pourrait aussi être une fiction, une sorte particulière d’« appeleur de mémoire » : « Souvent installé à la périphérie du groupe, il contait inlassablement de petites et grandes histoires. Elles relataient tantôt des situations, des « pentes », des dangers dans lesquels le groupe avait été embarqué, comme bien d’autres avant lui, tantôt des réussites et des inventions qui avaient permis d’accroître les forces collectives. L’ancêtre transmettait également des manières pragmatiques de construire un devenir commun ». Je m’inspire du pamphlet de David Vercatauren pour une écologie des pratiques collectives. J’ai envie de voir dans ces films l’élaboration d’un territoire « où se déploieraient et se cultiveraient à la fois une sensibilité aux mutations qui parcourent le groupe, une agilité dans les capacités à “nous penser” et un art du bricolage dans nos manières de faire. » Si la caméra se pose là où ce serait a priori un peu trop près, un peu bancal, en marge, mais au cœur de notre intimité qui n’est pas non plus une intimité singulière et psychologisante mais l’espace entre les personnages, elle s’arroge un rôle, dans la fiction et le documentaire où passe un savoir par petits bouts, où l’artifice comme l’émotion contribuent à montrer ce qui nous tient ensemble au lieu même où l’on aurait pu ne voir que frustration, colère ou délitement.

l’arbre qui lutte contre la tempête

La caméra dans le couloir est très littéralement celle de Chantal Akerman dans No Home Movie. Le film n’est pas sans lien avec le travail élaboré par Akerman dans ses installations, que je prends ici au mot, pour l’opposer à l’exposition.

Images extraites de No home movie de Chantal Akerman

L’arpenteur mesure par la façon dont elle pose la caméra les distances, la proximité et la disparition. Elle quitte souvent sa mère, qui l’encourage de loin, sur Skype avec une tendresse merveilleuse, au plus proche donc, alors qu’elle peut être muette, souffrante ou absente dans la pièce d’à côté. L’installation de la caméra de la fille à distance de la mère, se poursuit au montage par l’installation de Claire Atherton, la monteuse et de Chantal Akerman la réalisatrice dans les images de la mère. « Jusque là, on s’était toujours lancées directement dans le montage, on commençait par le premier plan, et on construisait le film jusqu’à la fin » raconte Claire Atherton, « la durée de la première version était souvent proche de la durée finale, même si bien sûr on retravaillait les tensions, et le rythme. Pour No Home Movie, ça a été différent. Nous savions, Chantal et moi, que le film ne ferait pas six heures et que le début serait différent, mais nous avions besoin d’en passer par cette étape d’assemblage. Il était impossible de se détacher d’emblée des images de la mère de Chantal, nous avions besoin de rester avec elle, comme si elle nous guidait. La version de six heures n’était pas encore un film, c’était une relation qu’on continuait. Et puis petit à petit, on a réussi à faire des coupes, on a mélangé les images de la mère de Chantal aux images du désert et le film est né. » Le film se tourne pour être avec la mère plus encore qu’il n’est imaginé comme récit. Jamais ne se pose alors la question du regard, du voyeur ou de l’exposition de la mère de Chantal Akerman. Cet effort engage le processus créatif d’un bout à l’autre. À la fin, la caméra est posée entre deux murs, avec deux portes ouvertes sur des perspectives insoupçonnées jusqu’alors, rappelant que, de l’appartement où nous avons entraperçu des moments de la maladie, nous n’imaginons pas la disposition générale. Nous sommes installés devant un secret qui ne se livrera plus, que nous fixons, avec les images de la mère en tête. Jamais image ne soutint de façon aussi vivante le face-à-face à la perte. « Le plan de l’arbre, qui ouvre le film, nous est venu tout à coup. C’est un arbre qui lutte contre la tempête, qui est à la fois fort et fragile. »

Sean interprété par Nahuel Pérez Biscayart dans 120 battements par minute, film de Robin Campillo.

territoire des mutations et des capacités à « nous penser »

Je me souviens du film en commençant par le début de sa fin. De l’entrée du petit appartement de Nathan, nous percevons plus que nous ne voyons le corps de Sean, son compagnon, que l’on sait mort. Dans cet entre-deux, sa mère ouvre la porte à ses amis dont le ton est doux, tendre, respectueux, mais sans artifice, comme habitués déjà, trop jeunes, à lier la mort à la vie, en une attention juste à l’autre. Avant de passer dans la chambre, on accepte le café, on demande s’il y a quelque chose à manger, c’est en effet prévu, dans la cuisine, où Nathan, l’amant de Sean, demande aussi à un garçon de ne pas le laisser seul ce soir là, de baiser plus tard. 120 battements par minute est le film qui porte le mieux ce rôle imaginé ici d’appeleur de mémoire. Robin Campillo le réalisateur, Hugues Charbonneau le producteur, Philippe Mangeot, qui a collaboré à l’écriture du scénario, ont tous été membres d’Act Up ; le film relaie comme en un flux sonore continue ce qu’a été pour eux être à Act Up : à la fois, les réunions hebdomadaires (RH), les zaps, les amours, le désastre de la maladie et la catastrophe de la mort de leurs amis. L’énergie qui les tenait engagés politiquement et vivants est ainsi transmise dans un montage tout d’un souffle. C’est un savoir politique qui se décline dans les actions et dans les prises de paroles de la RH, où l’intime et le politique se croisent pour tisser une pratique de la lutte, inventée par eux, dans l’urgence à la fois pour les pédés séropositifs qu’ils sont et pour tous les malades du sida, par eux, qui sont hommes ou femmes, pédés, lesbiennes, hétéros, drogués, transfusés ou séropositifs. « En entrant à Act Up » explique un ancien aux nouveaux venus, « vous acceptez qu’on vous imagine séropositifs ». Chaque action est une mise en scène comme arme politique dans laquelle l’intime du malade vient bousculer les discours convenus : faux sang jeté à la figure des responsables politiques qui n’ont pas produit de campagne de prévention à l’adresse des minorités les plus exposées, ou à celle des responsables des labos qui refusent l’accès des malades en danger de mort imminente à des thérapies encore sur le banc d’essai.

La première séquence du film nous plonge dans un méli-mélo noir en gros plan de têtes et d’épaules, brouillon et chaotique, vif, chuchotant et incompréhensible, dont émane un dessein obscur, avec en contre-champs la béance d’une porte entre-ouverte sur une lumière violente d’avant-scène et la parole coupante d’un discours.