Vacarme 80 / Commencer

comment c’était, Juliette avant Roméo ? à propos des « prequels »

par

Et après ? dit-on parfois ? Et avant ? demandent les amateurs de prequel qui dans l’univers des fan fictions creusent l’histoire avant son début, rêvent à l’univers qui se cache avant la première page, en rêvent tellement qu’ils l’écrivent parfois. Portrait de ces lecteurs en (re)commenceurs.

« Le problème ne venait pas d’Hélène : il l’avait trouvée incomparable, tout comme le reste de ses pairs. Il n’avait même pas à se plaindre du voyage qu’il avait fallu faire pour venir ici. Non, cette partie-là avait été la meilleure de toutes. »
— Ulysse, avant un long voyage. Merfilly, « A Spartan Courtship », https://archiveofourown.org/works/3....

Comment en est-on arrivé là ? Le lecteur, déboussolé, ne sait pas trop. Il a l’impression d’avoir pris un train en marche par un accident fortuit — tout semble aller si vite et pourtant le livre dit bien, dans son ironique coin droit : « page 7 ». Page 7 mais aucun chiffre qui précède, l’histoire commence ici, de toute évidence, in medias res et au cœur, déjà, du problème. Parce que déjà, maman est morte ; déjà on a calomnié Joseph K. ; déjà il faut appeler quelqu’un Ismaël alors que, on ne sait pas, on ne le connaît pas ce type au fond. Et le lecteur angoissé, plongé d’emblée dans une nuit sombre et orageuse, dans une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, ou pire encore, dans le plus bel âge de la vie, de se demander : est-ce que c’était mieux avant ? Avant que le rideau ne se lève. Avant que l’écran ne s’allume et que la salle ne soit plongée dans le noir. Avant que les données ne chargent, voire avant que le doigt n’appuie, ici, sur la ligne bleutée qui — tu vois ça fait trois fois que j’actualise et rien. Toujours rien. Qu’est-ce qu’il y avait, quand il n’y avait rien ?

Prolonger une histoire par l’avant est un processus si peu naturel qu’il n’a même pas, chez nous, de véritable nom.

Question plus grave encore, pourquoi y a-t-il toujours une page blanche, dans les livres qui ne sont jamais numérotés à partir de 1, avant la démonstration de force du titre qui vous crie, vous qui entrez ici, que vous n’allez pas tarder à vous coucher de bonne heure ou à apprendre l’une ou l’autre vérité universellement reconnue ? Est-ce qu’au fond le livre ne nous provoquerait pas un peu en nous offrant ces plages de vide idylliques avant de nous jeter à l’eau dans un récit qui aura tôt fait de nous acheminer, passifs et ébahis, vers sa fin désignée ?

Certaines lectrices ne se laissent pas faire. Certaines aiment poser les questions qui fâchent. Comme par exemple : « Est-ce que c’était mieux avant ? », ou bien :
« Comment c’était, Juliette avant Roméo ? »
« Starsky avant Hutch ? »
« Emma avant Bovary ? »
« Est-ce que c’était calme, Shakespeare, avant La Tempête ? »
« Et l’année dernière, à Marienbad ? »

L’auteur, déboussolé, ne sait pas trop. Il a l’impression d’avoir mis son train en marche avec, à l’horizon, un finale en forme de catastrophe sordide ou de happy end synthétique, et on ne va tout de même pas lui demander de rétrograder. Non, d’ordinaire l’auteur n’aime pas tellement écrire en amont de lui-même : une suite, pourquoi pas, la logique serait sauve, il faut bien vivre et parfois il faut bien vendre. Il est peut-être plus sage d’abandonner cette première page blanche au lecteur qui, lui, a tout son temps. Le lecteur pirate, celui qui aime à ramer à contre-courant et à piller les histoires d’autrui pour constituer, en ligne, un butin de réécritures sauvages, de variantes inattendues. Le fan, donc. Voilà plusieurs décennies que la fan fiction, pratique littéraire marginale, alimente à flot continu des archives pleines de trésors insoupçonnés. En fouillant bien, on y trouve, parmi les volumes alternatifs et les continuations diverses, une rareté : des pages -1.

Prolonger une histoire par l’avant est un processus si peu naturel qu’il n’a même pas, chez nous, de véritable nom. On parle de prequel, par emprunt à l’anglais et par écho à sequel, la suite (mot dont on notera les résonances malheureuses en français : syndrome post-traumatique de la fiction ?). Le concept semble se nier lui-même : l’inverse d’une suite, ça ne serait pas plutôt le rien, en lieu et place de cette excroissance étrange qui attaque la fiction par la racine ?

À bien y regarder, cependant, il existe une forme de coïncidence heureuse entre le prequel et la fan fiction. Cette dernière accueille avec plaisir toutes les bizarreries, et malgré une réputation sulfureuse pas tout à fait usurpée (ce sont après tout ses multiples réécritures porno qui l’ont révélée au grand public), est d’un naturel assez placide. Elle préfère souvent l’exploration lente de la psyché des personnages, l’instantané quotidien, ou les émois qui, tergiversations obligent, contraignent l’intrigue à faire du surplace. La fan fiction a des tendances isolationnistes : elle se tient à l’écart des péripéties pour mieux s’autonomiser, et se décline volontiers sous forme de texte-pastille où il ne se passe pour ainsi dire rien. Rien du tout.

De son côté, le prequel est notoirement mal aimé. L’avant ennuie. Il serait peu romanesque, peu rocambolesque, forcément condamné à une sorte de stase, un état flottant et informe de la fiction, où rien de décisif, rien de surprenant ne peut arriver, puisque nous attendons, puisque nous savons déjà ce qui va se produire après. Le prequel est une fiction molle. Et par un formidable hasard, les fans sont de tendres lecteurs.

Prenons « Boys will be Boys », fan fiction de la série Game of Thrones où l’on peut lire cette phrase inconcevable, insensée : « La vie suivait son cours, comme elle le faisait normalement au château [1] ». Le spectateur fidèle, familier des bains de sang qui émaillent les épisodes, prendra le temps de la relecture. La vie suivait son cours. C’est pourtant vrai : les futurs chefs de guerre sont ici âgés de six mois à peine, leurs parents se disputent en sourdine. « Comment c’était, avant, quand on était tous vivants ? » Parfois, commencer avant le commencement c’est revenir à cet antérieur de la fiction qui appartient aux gens qui n’ont pas d’histoires, aux familles heureuses que l’on délaisse tant que le malheur ne s’est pas manifesté. Chez les fans, c’est ce qu’on appelle une « tranche de vie », une poche ventrale de la narration où l’on est protégé, pour un temps, des perturbations extérieures, mis à l’abri du récit avant qu’il vienne, inévitablement, trancher dans le vif. C’est calme, c’est trop calme. Ça ne va pas durer.

Et c’est en vérité le problème majeur auquel se trouvent confrontées les fans : on peut rétropédaler tant qu’on veut sur l’axe du temps, chercher à atteindre cet utopique état zéro des données de l’histoire, il reste que la fin, celle de l’auteur, pèse sur la fiction comme une prophétie tragique. Il était écrit qu’Elizabeth Bennet épouserait Fitzwilliam Darcy, qu’Enjolras mourrait sur une barricade, et quoique le lecteur tente une suite en avant, rien ne sert de courir : l’intrigue finira toujours par le rattraper. Le prequel est une fiction lestée du poids de l’inéluctable. Il se teinte parfois d’une mélancolie préventive, parce qu’il ne peut prétendre à autre chose qu’à l’innocence artificielle des faux débuts. Pourtant, on essaye. Pourtant, on lutte. Et parfois c’est un autre qui demande : « The Game », texte dérivé des Liaisons Dangereuses de Laclos, a été écrit pour répondre à un « prompt », une commande qu’un fan peut passer à toute la communauté. Il s’agit de résister ensemble. La consigne ici est simple : « comment ont-ils commencé » ? La marquise, le vicomte, avant que le danger des liaisons ne les rattrape. Mais bien sûr, la légèreté n’est que de façade : tous les premiers gestes ont un parfum d’adieu. D’où une lecture paranoïaque : le jeu annonce la guerre et les efforts de la marquise pour détourner Valmont de ses conquêtes, la mort de Madame de Tourvel. « Son regard se plonge dans le sien et elle serre son éventail comme un couteau [2]. » Prequel et ironie tragique cheminent souvent de concert, tandis qu’auteur et lecteur, en chiens de faïence, se toisent dans un silence de fin du monde.

Que cherchent-ils, ces fans qui, face à l’adversité, persistent ? Ce que l’on cherche souvent quand on tente de remonter à la source des choses : la scène originelle, la racine du mal. Entre leurs mains, les prequels prennent vite des accents freudiens pour venir combler les béances insupportables qui font l’absurdité de certaines fictions. Pour que, enfin, tout prenne sens. D’où vient la violence du personnage central d’Orange Mécanique, se demande la lectrice ? De la violence du monde, de la violence des adultes, répond Crownedcryptid, une fan qui propose d’ajouter à la biographie du héros un épisode de jeunesse traumatique. « Est-ce que c’est amusant, de commettre des actes atroces ? Oh, maintenant j’ai la réponse [3] » pense Alex. Nous aussi. Parfois le prequel a tout de la lampe 2 000 watts que le lecteur braque sur la fiction en lui demandant son alibi.

Mais parfois, parfois, il ne se contente pas de ce rythme alangui, de cet hallali, de cette soif de système. Parfois le prequel monte des barricades contre l’auteur et revendique son droit à tenir le haut du pavé. C’est un cas rare, tant il est difficile de chercher à détrôner l’œuvre officielle pour imposer à sa place un passé narratif inédit. « The Red Country » [4] offre de ce point de vue un exemple remarquable, en demandant de manière inattendue : c’était comment, le pays des merveilles, avant Lewis Carroll ?

Au commencement étaient la Reine blanche et la Reine rouge, soit Helen et Frances, élèves d’un strict pensionnat pour jeunes filles de l’Angleterre victorienne. Quand il est impossible de se ménager une place dans le monde, d’avoir voix au chapitre et le droit de s’aimer, ne vaut-il pas mieux s’inventer un terrain de jeu afin d’être maîtresse en son royaume ? Ce n’est que plus tard, sans doute, qu’un obscur professeur de mathématiques viendra, sous pseudonyme, chasser sur les terres fictionnelles des deux souveraines. « The Red Country » [5] est une fan fiction en forme de coup d’État, qui déclare à la face de tous les commencements que les mauvais jours finiront et que les têtes ne tarderont pas à rouler. En se présentant comme origine véritable de l’histoire, elle masque sa place dans la chaîne d’écriture, et s’affirme insolemment comme source d’inspiration de l’auteur. Pur plagiat par anticipation. Vers la fin du texte, Helen, future Reine blanche, joue une partie d’échecs contre Carroll. Elle le laisse gagner, pour qu’il puisse conserver la satisfaction de sa propre supériorité intellectuelle. On l’a dit : la fan fiction ourdit souvent ses révoltes dans l’ombre.

Bien que le concept d’histoire sans fin rencontre par les temps qui courent un succès de plus en plus marqué, l’histoire sans début a aussi de quoi fasciner, parce qu’elle révèle l’impossibilité de commencer. Les fans l’ont bien compris : il y aura toujours quelque chose avant. « Si vraiment il n’y a rien, quel était donc ce bruit ? » : telle est la question posée par Lemony Snicket, auteur de livres qui enjoignent les enfants post-modernes et désabusés à se méfier des mots « début » et « fin » [6]. Si vraiment il n’y a rien, que faire de tous ces textes parasites qui s’obstinent à aller de l’avant, voire à contresens ? Une fois n’est pas coutume, c’est peut-être l’occasion pour le lecteur de s’essayer à un geste précieux : l’initiative. Ensuite, selon toute vraisemblance, les choses sérieuses pourront commencer.

Post-scriptum

Marion Lata enseigne la littérature à l’Université Paris 3. Dans sa thèse, elle s’interroge sur le pouvoir du lecteur dans la littérature et la théorie contemporaine, entre numérique et papier. Elle est une des premières chercheuses à étudier la dimension littéraire des fan fictions. http://www.fabula.org/atelier.php?F....

Notes

[1Nairmakgren, « Boys will be Boys », http://archiveofourown.org/works/90....

[2Marquise, « The Game », https://archiveofourown.org/works/385782.

[3Crownedcryptid, « Curse This World I Didn’t Wish For », https://archiveofourown.org/works/1....

[4Jibrailis, « The Red Country », https://archiveofourown.org/works/393136.

[5Jibrailis, « The Red Country », op. cit..

[6Dont Les Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire, série de treize volumes, le dernier s’intitulant fort à propos La Fin.