Vacarme 80 / Commencer

commencer à lire

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Vous croyez que les bibliothécaires sont des gens qui ont toujours lu ? C’est un peu plus compliqué que ça. Ou disons qu’il y a plusieurs manières de lire. Un texte à lire pour commencer à voir les bibliothèques sous un nouveau jour.

Si je n’étais pas aujourd’hui bibliothécaire, je ne m’étonnerais sans doute pas d’avoir appris à lire avec difficulté.

La salle de classe est, au rez-de-chaussée, donnant sur la cour. Les murs et les fenêtres sont hauts. Nous sommes chez les « grands ». Les tables sont alignées. Avant de commencer, il avait fallu choisir : méthode syllabique ou méthode globale. Mes parents n’avaient pas hésité longtemps (à l’époque, on accusait la méthode globale de tous les maux), ce serait la méthode syllabique, ou méthode alphabétique. Nous (ma sœur et moi) apprendrions les sons, les lettres, puis leurs correspondances. Nous serions vite autonomes. Dans quelques mois, vos enfants sauront lire, assurait Monsieur B.

Je me souviens que Monsieur B. m’impressionnait avec sa barbe, sa blouse et sa baguette. Il semblait sévère (la suite me prouverait le contraire). Jusque-là, j’avais eu de gentilles maîtresses, mais pour l’apprentissage de la lecture, visiblement, on ne rigolerait pas. Chaque matin, il pointait au tableau des ensembles de syllabes que nous devions mémoriser. B-A, BA, B-E, BE, B-I, BI, B-O, BO, B-U, BU. C’est bien, on recommence, encore. L’entreprise me paraissait laborieuse, complexe. Trente-sept phonèmes pour une centaine de graphèmes. Jour après jour je répétais. Les mots me semblaient loin alors qu’ils étaient si faciles à dire.

Au début du printemps, je crois, quand les arbres ont recouvré leurs feuilles, je parvenais enfin péniblement à déchiffrer. La lecture mobilisait tout mon corps. Mes yeux cherchaient maladroitement les groupes de lettres à assembler, mon doigt s’attardait longuement sur chaque syllabe, tandis que ma tête suivait scrupuleusement la ligne de gauche à droite. Le point arrivait comme un soulagement. Je pouvais alors lentement articuler la phrase. Je réitérais ensuite l’exercice pour chaque phrase (leur enchaînement restait obscur). J’avais peur que l’on me demande de lire devant les autres élèves — pire, que l’on me demande ce que j’avais retenu du texte. Car j’avais mis tant d’énergie à décomposer puis assembler les mots que je n’en avais plus pour en comprendre le sens. Je disais, mais je ne lisais pas. Et plus le temps passait, plus j’avais l’impression d’être seule dans ce cas. Il me semblait que tout le monde voulait être interrogé pour lire à voix haute (je revois l’armée de doigts levés), sauf moi (j’étais généralement restée bloquée à la moitié du texte).

Dans la bibliothèque où je travaille, il existe des dizaines de livres et de rapports qui traitent rétrospectivement de mon cas. Je découvre qu’on nous appelle les mauvais lecteurs. J’apprends que j’appartiens à la catégorie de ceux qui ont une bonne compréhension orale, mais des difficultés à comprendre un texte écrit. Il y a même une liste de causes : environnementales (je n’étais pourtant pas d’une famille coupée du livre, au contraire, on les aimait et il fallait en prendre soin), sensorielles (j’étais myope, certes, mais assise au premier rang), cognitives (je n’avais pas de retard particulier, j’étais même ce que l’on appelle une bonne élève).

Il y avait un exercice que j’affectionnais particulièrement. L’exercice de l’après-midi : une série de diapositives projetées sur le tableau, que nous devions décrire. Quand je voyais les images se succéder, je comprenais d’emblée les histoires, elles faisaient immédiatement sens. J’étais souvent volontaire pour les raconter, sans que rien ne me manque. À quoi bon savoir lire puisque je pouvais inventer ? Aujourd’hui encore, je me souviens plus sûrement de la promenade en forêt de ces deux hérissons que de n’importe quel autre texte. J’aimais lire les images.

Un jour, par hasard à la radio, j’ai entendu dire que l’apprentissage de la lecture tuait l’imaginaire. Je tiens peut-être enfin le bon diagnostic. Je ne voulais pas qu’un texte vienne m’imposer une histoire, je voulais continuer à l’inventer encore et encore. En fait, je retardais le moment où les mots imposeraient leur sens aux images. Quand j’ai su lire pour la première fois le texte de mes albums d’enfant, je me souviens avoir pensé : tiens, il ne se passe que cela, mais mon histoire était bien mieux !

Après tout, la myopie y était peut-être pour quelque chose (j’avais été diagnostiquée en troisième année de maternelle, les lettres soigneusement tracées sur mon cahier ne correspondant en rien à ce qui était écrit au tableau). Quand autour de soi le monde est flou, que les formes et les objets sont indéfinis, que l’on doit deviner ce qu’ils sont, on a le choix des images. Elles sont multiples. Et j’aimais la beauté du flou au moins autant que Catherine Certitude, la jeune héroïne de Patrick Modiano (et la mienne dès que je sus lire) :

« J’avais ôté mes lunettes, et papa avait ôté les siennes. Tout était doux et brumeux autour de nous. Le temps s’était arrêté, nous étions bien. »

Des années plus tard, lorsque Monsieur B. a appris que j’étais devenue bibliothécaire, il n’a pas été surpris. Après l’avoir quitté, j’étais devenue ce que l’on appelle une grande lectrice. Mais j’étais étonnée qu’il ne fasse pas mention des difficultés que j’avais eues. Lorsque mes parents et ma sœur me demandèrent en chœur de quelles difficultés je parlais, je répondis :
— Eh bien, celle d’apprendre à lire.
— Mais, tu passais des heures en compagnie des livres !
— Je ne les lisais pas vraiment.
— Mais, tu tournais les pages !
— En fait, j’aimais les toucher.
— Mais, tu avais toujours le nez dedans !
— J’aimais l’odeur du papier neuf.

J’avais tous les usages possibles du livre, excepté la lecture.

— Et Matilda, alors ?

(Matilda, mon héroïne préférée de Roald Dahl, a lu tout Dickens, Hemingway et Steinbeck à l’âge de 5 ans)

— Je ne l’ai découverte qu’à la fin du primaire.

Manifestement, on ne peut pas être devenue lectrice ou bibliothécaire sans avoir aimé lire depuis le début. D’ailleurs, c’est souvent à cela que servent les débuts, à expliquer la suite en général et les vocations en particulier.

C’est peut-être la raison pour laquelle je n’ai jamais fait de la lecture la condition d’accès à la bibliothèque. Je ne distingue pas les bons lecteurs et les mauvais lecteurs. Je sais que les histoires existent autant à l’intérieur qu’à l’extérieur des livres. Quand on franchit le seuil, on continue son histoire à soi au milieu des livres, et c’est peut-être ainsi que l’on devient lecteur, non pas en ouvrant un livre, mais en poussant la porte d’un lieu où il y a des livres. Quand on entre dans la bibliothèque, que ce soit par hasard, pour se servir, pour dormir, pour avoir chaud, on observe, on comprend, on regarde des histoires, on les vit même, et on lit comme je lisais quand je ne parvenais pas à commencer à lire.