expulsion, pouvoir, mobilisation

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À quoi servent les expulsions ? Quelles sont leurs fonctions dans l’imaginaire et dans la construction politiques des États-nations ? Pourquoi sont-elles devenues centrales dans le régime de contrôle des mobilités à l’échelle globale et que peuvent les mobilisations face à leur intensification ? Cette discussion interroge la place prise par le pouvoir d’expulser dans les politiques migratoires contemporaines à l’aune de l’histoire des pratiques d’exclusion d’étranger·ères et des débats récents autour de la citoyenneté. Elle soulève la question du rôle du transport aérien dans l’internationalisation des dispositifs, des modes de légitimation de ces politiques et des régimes de visibilité et d’invisibilité qui les sous-tendent.

Clara Lecadet Les expulsions d’étranger·ères ont certainement joué un rôle clef dans la construction des États-nations, dont elles ont contribué à dessiner le dedans et le dehors. Elles ont en effet accompagné et contribué à l’élaboration des définitions, des catégories, des statuts produits par l’appareil étatique, en étant l’instrument ultime de la mise en œuvre de la séparation entre citoyens et non-citoyens. Dans les années 1970, Abdelmalek Sayad écrivait que l’expulsion était l’horizon de la vie de chaque immigré, et ce qui en faisait la fragilité, la précarité… même en dehors d’un contexte politique extrême, des gens sont ainsi sans cesse poussés ou maintenus dans l’irrégularité par de petits changements législatifs ou par des décisions politiques.

Mais les expulsions dessinent aussi le dehors des États, en créant un espace où les expulsé·es sont voué·es à une disparition aussi bien matérielle que symbolique et où leurs États d’origine sont placés dans une position de subordination politique. En ce sens, les expulsions matérialisent la réalité des rapports de force politiques entre les États au niveau mondial. Elles participent ainsi du renouvellement de formes d’hégémonie politique en lien avec le passé colonial, particulièrement tangible dans la pression politique exercée par l’Europe sur les pays africains et dans le processus d’externalisation des frontières européennes, mais mettent aussi à nu les rapports de force économiques sur la question de la circulation de la main d’œuvre, en tant qu’instrument matériel de subjugation des travailleur·euses (la Guinée Équatoriale et d’autres pays pétrolifères expulsent de manière brutale et régulière afin d’accroître le turn-over d’une main d’œuvre rendue corvéable à merci). Ce « dehors » créé par l’expulsion apparaît comme un point aveugle. Pourtant il suffit de traverser les frontières pour voir que ce dehors, perçu comme vide et non politisé, est peuplé par des expulsé·es condamné·es à des situations de violence, de misère et d’errance, parfois à la mort, mais qu’il est aussi le lieu de recompositions sociales et politiques. L’Association Malienne des Expulsés, l’Association Togolaise des Expulsés, le Network of Ex-Asylum Seekers en Sierra Leone : autant d’initiatives qui prouvent que les expulsé·es auto-organisé·es peuvent faire de leurs épreuves une source d’action collective pour conquérir une visibilité et une reconnaissance dans l’espace public.

« Les expulsions d’étranger·ères ont certainement joué un rôle clef dans la construction des États-nations. »

Mais, si on cherche à en penser les reconfigurations actuelles, il ne suffit pas de dire que les expulsions garantissent et rappellent l’ordre national des choses. On assiste en effet à une internationalisation des dispositifs et des discours. Il faut croiser et articuler différentes échelles et séquences pour appréhender la complexité des parcours d’expulsion, comme en témoignent les expulsions actuelles des demandeurs d’asile en Europe dans le cadre du règlement Dublin III. Face à ces reconfigurations, des mobilisations locales et transnationales émergent mais elles sont en général très segmentées. À part les No-Border, on est assez loin du mot d’ordre de régularisation globale porté par le mouvement des sans-papiers en France dans les années 1990. Le caractère de plus en plus individualisé des formes d’exercice du pouvoir annoncé par Foucault a un impact considérable sur les mobilisations, souvent organisées autour d’enjeux spécifiques : sanctuariser l’école, empêcher les expulsions vers des pays qui ne sont pas considérés comme « sûrs », etc. L’économie morale des expulsions s’en trouve encore un peu plus accentuée, avec l’idée d’une acceptabilité graduée de ces mesures. Une tendance forte, aux États-Unis ou en Europe, est de lier l’expulsion et la commission d’infraction ou de délit. Ces registres de légitimation rendent de plus en plus difficile le développement d’une critique politique radicale contre le principe même de l’expulsion.

William Walters La différentiation entre citoyens et non-citoyens serait en effet relativement insignifiante s’il n’y avait pas l’arme de l’expulsion. Mais nous ne devons pas ignorer certaines situations qui brouillent ces lignes. Par exemple, ces dernières années, les autorités américaines ont enfermé et expulsé des citoyens américains qui n’étaient pas en mesure de prouver leur citoyenneté. En même temps et dans un contexte très différent, ce brouillage n’est pas accidentel du tout. Les gouvernements canadiens et anglais ont plaidé avec force pour des politiques de déchéance de la nationalité pour les auteurs de crimes terroristes, ce qui a suscité tout un débat au sein du monde universitaire sur le retour du bannissement [1]. Peut-on parler d’une « augmentation rampante » (Deportation creep) des expulsions qui, si elles ne ciblent en principe que les non-citoyens, prennent aussi parfois des citoyens dans leur filet ? Cette question n’a pas tellement de sens historiquement, puisque l’expulsion a été de façon coutumière et légale utilisée contre les citoyen·nes et les populations locales. C’est seulement après la Seconde Guerre mondiale que la norme selon laquelle seule la catégorie du non-citoyen est une cible légitime de l’expulsion s’est consolidée. Autrement dit, nous devrions essayer de comprendre ce glissement des anciennes pratiques de bannissement, d’ostracisme et de déplacements qui pouvaient viser les élites aussi bien que les masses, vers les expulsions actuelles de non-citoyens. Cette évolution est liée bien sûr à l’internationalisation de la gouvernance politique, au processus historique et politique de division, de distribution et de gouvernement des peuples selon la logique de l’État-nation, qui a remplacé les empires et les colonies. Mais s’il n’y a en théorie plus de colonie où reléguer les indésirables, l’aide au développement, les accords commerciaux, et toutes sortes de carottes et de bâtons sont bien là pour faire plier d’autres États au jeu de la « réadmission ».

« La primauté de l’obsession raciale a précédé et préfiguré les notions encore confuses d’identité nationale et même de citoyenneté. »

Le thème de l’internationalisation de l’expulsion est très important. Daniel Kanstroom suggère de cesser de voir l’expulsion en des termes stato-centrés pour reconnaître l’existence d’un système international qui a sa cohérence et son irréductibilité propres [2]. Dans ce système, ce sont des personnes qui circulent mais aussi des pratiques, quand les autorités empruntent par exemple des techniques de contrôle aux agences et aux experts d’autres pays. Ce système international de l’expulsion met en jeu des mobilités diverses : celle des expulsé·es mais aussi des escortes, des diplomates, celle de la logistique (matériel, bus et avions), des documents administratifs et des papiers d’identité, des fonds de développement, etc. L’expulsion est impossible sans une infrastructure. En plus des relations internationales entre les États, et entre les États et les agences internationales, il faut prendre la mesure des géographies matérielles de l’expulsion, réfléchir à l’expulsion en termes de routes, de corridors, de réseaux qui ne traversent pas seulement les frontières politiques mais négocient la terre, la mer et l’air. Ce qui m’intéresse particulièrement est la façon dont la globalisation de l’aviation civile a ouvert des routes et des corridors pour l’expulsion dans les trente ou quarante dernières années. Si l’expulsion a réellement été internationalisée — au sens d’une pratique qui peut être mise en œuvre entre deux pays quelle que soit leur situation géographique —, le pouvoir de l’aviation civile en est certainement un facteur majeur. C’est le pouvoir aérien de l’expulsion.

Nicholas De Genova Il est en effet éclairant de faire une archéologie des pratiques actuelles. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que l’expulsion apparaît comme un moyen de contrôle de l’immigration spécifique, légal et habituellement individualisé. Avant cela, la migration était peu régulée et les frontières relativement ouvertes à la mobilité transnationale du travail. Aux États-Unis, des dispositions pour l’expulsion des migrants « indésirables » n’ont été prises que pour appliquer le Page Act de 1875, loi explicitement raciste visant les migrants chinois, selon laquelle le refus d’admission à un port d’entrée américain entraîne l’expulsion. Le Chinese Exclusion Act de 1882, a élargi le champ de l’expulsion pour sanctionner l’absence de certificat de résidence et devenir ainsi un mode de contrôle de l’immigration de l’intérieur. Cette période introduit toute une panoplie de motifs d’exclusion par la race, la religion, la morale, la criminologie, la santé publique, la politique, consacrés par une série de lois ouvertement racistes visant à empêcher la migration des travailleurs chinois. L’expulsion a d’abord été mise en œuvre, non pas contre tous les non-citoyen·nes, mais comme une technique d’exclusion d’une catégorie particulière, explicitement racialisée, de la mobilité humaine transnationale. En un sens, la primauté de l’obsession raciale a précédé et préfiguré les notions encore confuses d’identité nationale et même de citoyenneté. Le rôle de l’expulsion pour durcir et clarifier les contours du territoire de l’État-nation et de la citoyenneté est donc évident mais n’apparaît peut-être de façon tranchée que rétrospectivement. L’« augmentation rampante » des expulsions qui peut en venir à contaminer la sécurité présumée de la citoyenneté avait ainsi peut-être débuté avec cette cible plutôt circonscrite parmi le spectre des étrangers « non-citoyens », pour progresser inexorablement jusqu’à les inclure tous. Actuellement, à l’échelle globale, il n’y a potentiellement plus de non-citoyen·nes (y compris les résident·es permanent·es légaux et légales) qui ne soient expulsables, selon la bonne combinaison de contingences et de circonstances. C’est donc sans surprise que l’expulsion entraîne progressivement dans son champ les catégories supposément « suspectes » de citoyen·nes, au premier rang desquelles celles que la race affilie avec l’« étranger ».

Si aujourd’hui nous avons pris l’habitude de considérer la probabilité d’être expulsé à l’aune de la distinction entre citoyenneté et non-citoyenneté, il nous faut rester vigilants contre la tentation d’imaginer que la citoyenneté « garantirait » contre différentes formes d’expulsion forcée. Après tout, le terme « déportation » renvoie immédiatement — surtout en Europe — au parcage des juifs et d’autres « ennemis » du régime nazi dans des camps de concentration et d’extermination. L’obsession légaliste des nazis démontre bien que les citoyens peuvent toujours être privés de leur personnalité juridique et soumis à toutes les atrocités. Récemment et encore aujourd’hui, nous assistons à des campagnes étatistes réactionnaires contre la menace de la « migration » dans des contextes où ceux que l’on désigne à la suspicion nativiste ne sont en fait ni des migrant·es ni des réfugié·es, mais des citoyens de naissance appartenant à une « minorité » racialisée. Dans l’Est de la République démocratique du Congo, des citoyen·nes congolai·ses de naissance, descendant·es de populations Hutues et Tutsies résidant du côté congolais de la frontière depuis des générations, ont été traités de « Rwandais » et pris pour cible des expulsions. Pareillement, en République Dominicaine, les descendant·es de travailleur·euses migrant·es recruté·es il y a plusieurs générations sur l’île voisine d’Haïti ont été considéré·es comme Haïtien·nes, légalement privé·es de leur citoyenneté de naissance et rendu·es apatrides, assimilé·es à des « migrants illégaux » dans le seul pays où ils avaient vécu. Au même moment, en Birmanie, les musulman·es Rohingya, citoyen·nes de naissance, ont aussi été privé·es de leur citoyenneté, assimilés à des « migrants illégaux » du Bangladesh, et soumis·es à des pogroms, confiné·es dans des camps de concentration, massacré·es et poussé·es hors de la frontière par centaines de milliers.

Si l’expulsion est évidemment une expérience destructrice pour les expulsé·es et leurs proches, l’horizon de sa menace agit sur l’immense majorité des personnes expulsables mais non expulsées, remplissant une fonction cruciale de subordination à l’intérieur de l’État. De l’autre côté de la frontière, il y a une vie après l’expulsion même si l’État qui expulse se représente l’expulsion comme l’acte final de l’éviction des migrant·es « indésirables » vers les pays en général pauvres auxquels ils sont rattachés par leur (parfois seulement apparente) citoyenneté. La vie après l’expulsion implique que les expulsé·es se remobilisent, réinitient des projets migratoires, nous rappelant que dans les pires circonstances et au milieu des contraintes étouffantes des différents régimes de gouvernement de la mobilité humaine, persistent des manifestations d’autonomie (ce que j’ai appelé l’autonomie de l’expulsion).

Les infrastructures, les dispositifs et les technologies de pouvoir qui rendent les personnes jetables sont en outre inséparables des discours, des logiques et des rationalités qui transforment quelque chose d’aussi terrible et violent que l’expulsion en un acte apparemment banal. C’est lié aux modalités d’engagement de la bureaucratie dans la proverbiale « banalité du mal » et plus précisément à la fabrication de la migration comme une simple affaire administrative, située en dehors du champ de la politique en tant que telle. C’est pourquoi toute question relative à la migration et aux frontières doit être extraite de la normalisation opérée par les discours et les rationalités technocratiques et ressaisie comme une question de lutte.

Clara Lecadet Il semble important d’interroger à l’aune des expulsions et des crimes de masse du XXe siècle le paradigme politique récent sur le « retour » des étranger·ères en situation irrégulière. Il y a certes eu dès le XIXe siècle des vagues d’expulsions de travailleur·euses. Mais la rupture opérée par les deux guerres mondiales, son rôle dans l’éveil d’une conscience européenne et dans la construction d’un espace européen unifié et pacifié, semblent avoir implicitement modelé les discours et les représentations associées aux politiques de « retour » élaborées à partir des années 1970 dans différents pays européens. Les précautions dont elles ont été entourées visaient à repousser les critiques sur l’existence d’une continuité entre le traitement des étrangers extra-européens et les violences de la première moitié du XXe siècle. La « directive Retour » adoptée par le Parlement européen en 2008 multiplie ainsi les précautions discursives : respect des droits et de la dignité des personnes expulsées, recours à un usage « raisonnable » de la force en cas de résistance, aide au développement dans les pays tiers pour favoriser la réinsertion durable des retournés, etc. La charge historique, le fardeau symbolique des expulsions demeurent. Le simple usage du terme de « retour » est symptomatique de cette tentative de leur donner de nouveaux habits et de nouvelles légitimités (Sayad parlait de « terme alibi »). Mais la notion de « retour » est un artefact politique, qui euphémise la violence inhérente à l’expulsion, gomme la complexité des itinéraires migratoires dans lesquels l’expulsion est rarement synonyme de retour, et « naturalise » le retour comme une composante inhérente aux parcours migratoires. Cet effort de normalisation imprègne les discours et les pratiques de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et des gouvernements : « rationaliser » la coercition dans des manuels distribués aux escorteurs, créer des partenariats économiques et policiers avec les pays d’origine, etc. Le champ de l’expulsion est ainsi pris dans cette constante tension entre normes et violence. Et ce n’est pas un hasard si des activistes en France insistent sur l’usage du terme déportation immédiatement associé en français à la déportation des Juifs… un usage qui enferme les luttes dans la hantise de la Seconde Guerre mondiale mais qui est aussi un refus de la normalisation.

Dans le même temps, un pays comme l’Arabie Saoudite mène des campagnes récurrentes d’expulsion de masse (pouvant aller jusqu’à un million d’étranger·ères expulsé·es en un an) sans que cela ne crée de scandale. Ainsi même quand les expulsions sont mises en œuvre à très grande échelle, sans les recours et les suspensions possibles dans un État de droit, le principe de la souveraineté prime tellement qu’il n’y a pas de réaction internationale, sauf sous la forme d’une assistance humanitaire financée par les gouvernements via l’OIM, ce qui contribue encore un peu plus à la dépolitisation des enjeux inhérents à ces campagnes d’expulsion. L’expulsion est l’objet d’un consensus politique international tel que, par-delà toutes les hypocrisies et les constructions politiques, les ordres de grandeur et les méthodes utilisées en deviennent presque indifférentes.

William Walters On peut approfondir l’analyse des modes de légitimation de l’expulsion en parlant aussi de visibilité. Empruntons à Rancière l’idée d’une politique du sensible. Les résistances contre les expulsions ces dernières années sont un bon point de départ. J’ai ici à l’esprit la proposition de Foucault relative aux formes de résistance comme point d’entrée pour l’analyse des différentes formes du pouvoir [3]. Ainsi, la volonté du gouvernement anglais d’expulser Yashika Bagheerathi vers l’Île Maurice en 2014 a déclenché une mobilisation très importante : c’était une élève qui passait ses examens et avait devant elle un futur prometteur. Cela a orienté le débat public vers les mérites et les démérites des cas particuliers en l’écartant peut-être d’une discussion sur les principes mêmes de l’expulsion, mais en même temps, est-ce que cela n’a pas permis une sorte de contre-visibilité ? Sans l’appui de telles campagnes, il n’y aurait plus que des nombres, des cibles, des dossiers, des statistiques. Dans l’espace public des pétitions, des manifestations, des tweets, etc. le sujet s’incarne dans une personne, un visage, une vie humaine. Prenons aussi cette sorte de stratégie de la dernière chance utilisée par beaucoup de personnes sur le point d’être expulsées : escortées par les policiers, en attente dans la zone de départ, ou pendant l’embarquement, elles lancent un cri d’alarme — parfois de façon urgente mais calme, parfois dans un hurlement de résistance. Elles alertent leurs co-passager·ères du fait qu’elles ont été embarqué·es contre leur volonté, ou manifestent au pilote et à son équipage l’injustice dont elles sont l’objet. Cet appel ne rend-il pas visibles non seulement les expulsé·es mais aussi la complicité et le régime de silence qui permettent aux expulsions de se dérouler à la vue de tous ? C’est une manière de dire : vous, les autres passager·ères, êtes-vous à l’aise d’être assis là pendant que cela se passe ? Dans ces moments, ne sommes-nous pas tout·es, en tant que citoyen·nes, impliqué·es ?

« La visibilité et l’invisibilité constituent un enjeu important du gouvernement de l’expulsion. »

Enfin, considérons la pratique d’entraver les vols charter, dont les gouvernements ont fait un instrument de l’expulsion, précisément pour l’éloigner des salles d’attente bondées des aéroports et des autres passager·ères. Les charters décollent souvent d’aéroports éloignés ou depuis des zones et à des moments moins repérables dans les grands terminaux. Quand les activistes perturbent ces vols — par exemple l’année dernière à Londres à l’aéroport de Stansted un groupe a réussi à s’enchaîner à l’avion, l’immobilisant sur le tarmac — ils n’empêchent pas seulement une opération particulière. Ils questionnent les lignes de partage du visible et de l’invisible : ils rendent public ce vol charter comme un « vol dissimulé », en mobilisant les connotations négatives habituellement associées à la clandestinité des populations migrantes.

Ainsi la visibilité et l’invisibilité constituent un enjeu important du gouvernement de l’expulsion. Et pourtant je ne pense pas que nous devrions ici adhérer à l’idée libérale qu’en exposant les injustices, l’opinion publique sera scandalisée et exigera leur arrêt. Les rendre publiques peut souvent renforcer la pratique et y être intégrée, ce que Nicholas appelle le « spectacle de la frontière ». Sur le web, les activistes décrivent les horreurs dans tel centre de rétention, ou tels mauvais traitements, et on lit dans les commentaires : Pourquoi nous soucions-nous de ces gens ? Expulsons plus, pas moins !

Les gouvernements rendent publics certains aspects et en masquent d’autres, comme la partie opérationnelle qui est traitée dans le plus grand secret possible. Pareillement, les migrant·es et leurs alliés développent un emploi stratégique de la visibilité. Il n’est pas aisé de rendre public ces préjudices, et il est en outre important de souligner que cette visibilité ne suffira pas à elle seule. Étant donné le pouvoir d’absorption du spectacle politique et les contre-mesures qui en découlent, on doit aussi se poser la question du choix et des moyens de cette visibilité, s’interroger sur la manière dont l’expulsion est rendue ou non publique.

Nicholas De Genova Cette observation est cruciale : il y a toujours ceux qui demandent plus d’expulsions et pas moins. Elle nous rappelle que l’économie plus large de l’expulsion opère dans un contexte où il y a toujours beaucoup plus de migrant·es irrégulier·ères et expulsables que de migrant·es expulsé·es. Et ceux qui sont hostiles aux migrant·es le savent pertinemment. À cet égard, la représentation spectaculaire de l’arrivée des migrants dits « illégaux » aux frontières où l’on montre la police débordée par le nombre et ses efforts par nature insuffisants à en assurer le contrôle, incite à exiger toujours plus de surveillance et de contrôle. En ce sens, le spectacle de la frontière, qui se présente lui-même comme une scène d’exclusion, révèle aussi son point obscène d’inclusion subalterne. L’expulsion alimente toujours plus le capital avec les ressources renouvelables de la main d’œuvre disponible dans la forme idoine du travail migrant illégalisé (et donc expulsable). Même face à l’escalade des expulsions dans le monde, c’est toujours une minorité qui est expulsée tandis que la grande majorité de ceux qui sont susceptibles de l’être restent dans une condition prolongée de vulnérabilité légale. De fait la politique d’expulsion joue un rôle clef dans la production des conditions de possibilité non seulement de la disponibilité du travail migrant, mais aussi de la disponibilité totale et abjecte de la vie humaine. Des catégories entières de personnes sont traitées comme superflues : leurs corps (racialisés), leurs personnes, leurs vies et les communautés plus larges auxquelles elles appartiennent sont qualifiés d’« indésirables » et rendues à l’état de « déchet » humain dont on peut disposer. C’est dans ce sens peut-être que l’expulsion a acquis le statut d’un paradigme dans notre époque de capitalisme néo-libéral global.

Post-scriptum

Table ronde traduite de l’anglais par Clara Lecadet.

Nicholas De Genova a dirigé The Borders of “Europe” : Autonomy of Migration, Tactics of Bordering (2017).

Clara Lecadet est anthropologue au IIAC (CNRS-EHESS). Elle a publié Le manifeste des expulsés. Errance, survie et politique au Mali (PUFR, 2016).
William Walters enseigne la sociologie politique à l’Université de Carleton, Canada. Il dirige The Air Deportation Project, une enquête sur les géographies aériennes de l’expulsion depuis et à l’intérieur de l’Europe.

Notes

[1Audrey Macklin et Rainer Baubock (dir.), « The Return of Banishment : Do the New Denationalisation Policies Weaken Citizenship ? », EUI Working Paper RSCAS, 2015/14.

[2Daniel Kanstroom, « The “Right to Remain Here” as an Evolving Component of Global Refugee Protection : Current Initiatives and Critical Questions », Journal on Migration and Human Security 5(3), 2017 : 614-644.

[3Michel Foucault, « The Subject and Power », in James Faubion (dir.) Michel Foucault : Power. Essential Works of Foucault 1954-84, New York : Free Press (2000).