Vacarme 84 / Cahier

acclimatation extrait / 1

par

« Ne comptez en tous cas plus sur moi pour vous fournir un scénario. Tout ce qu’on introduit dans ce décor s’y dégrade à une allure alarmante. Une fermentation continuelle décompose les formes pour en fabriquer d’autres encore plus fugaces et compliquées, et les idées connaissent forcément le même sort. Comment tenir son cap à travers ces métamorphoses ? »
— Nicolas Bouvier, Le Poisson Scorpion

Elle avait bien senti, lorsqu’elle s’était présentée au Victoria ce premier soir, que la réceptionniste, l’aimable l’élégante Roccio méprisait la navigation fluviale, un mode de transport réservé aux paysans et aux touristes qui viennent du monde entier pour clapoter sur ces rafiots insalubres. Roccio avait déploré son arrivée difficile dans la capitale du Lorezo, montrant par là qu’elle la comprenait très bien et ne la confondait pas avec les touristes ordinaires, ceux que la Selve mettait en pâmoison.

La réceptionniste du Victoria était descendue l’accueillir au bas du perron éclairé de rouge du vaste hôtel — lorsqu’elle dévala les marches ses fines chevilles saillaient dans ses chaussures de tango bleu turquoise, satin terni écorné par les pistes de bal, Joséphine avait été rassérénée par cette façon voltigeante, gracieuse, exquisément civilisée de descendre les marches et de venir vers elle, dont la chambre était réservée depuis des semaines, la reconnaissant aussitôt malgré l’heure tardive et son état repoussant, la fatigue et la saleté qu’elle exsudait après trois jours et autant de nuits blanches à bord du Régina-Bélem. Le chemisier blanc à jabot, la jupe plissée et les escarpins bleus, la voix affable concentraient plus d’urbanité que les avenues flottantes, sales et illuminées qu’elle venait de traverser — voilà ce qui avait saisi Joséphine, voici la confirmation soudain qu’elle avait bien touché terre dans un endroit approchant ce que jusqu’alors elle avait appelé une « ville », qu’elle venait au moins d’y rencontrer quelqu’un qui en avait la même acception qu’elle, avec qui très certainement un accord serait possible. Était alors remonté en elle comme une sève un flux d’aménité et de courtoisie. L’acquisition et la conservation de cette urbanité nécessitaient une intense volonté, quelque chose d’inflexible et de presque surhumain, devinait obscurément Joséphine, qu’on ne saurait discerner au premier coup d’œil chez la femme qui se tenait plantée là, petite et vive, flamboyante.

Plus tôt, tandis qu’elle remontait le Hualagos, à moins que ce ne fut déjà le Goyen, sur le plus vieux bateau alors en circulation sur les affluents du Grand Fleuve, Joséphine avait maudit cette navigation lente et nauséabonde, elle ne pouvait se pardonner d’être là à traînasser sur ce bateau quand elle aurait dû se dépêcher d’arriver par l’avion LAM-MNS de la compagnie nationale, une heure quarante-cinq minutes de vol, une durée raisonnable pour un voyage d’affaires dans la capitale du Lorezo. Cela obscurcissait ses pensées flottantes, ne cessait de la traverser comme ces rondins noirs interminables qu’elle voyait descendre le fleuve toute la journée, autant d’obstacles à son voyage, autant d’embûches, elle se sentait guettée par des pièges, n’était-elle pas tombée dans le premier ?

La région était connue pour ses scieries, lui avait expliqué quelqu’un à propos de tout ce bois qui flottait. Des bandes d’oiseaux immobiles descendaient le fleuve sur les troncs qui pour ne pas mourir lançaient de jeunes pousses vert pomme, autant de débris d’une catastrophe qui aurait eu lieu en amont et vers laquelle naviguait absurdement le Régina-Bélem, avec tout l’entêtement de ses machines poussives, mais Joséphine se penchant ne voyait que la trouée liquide qui écartait la forêt, sans qu’aucune variété dans le paysage ne donnât jamais le sentiment d’une progression. C’était faux, car parfois l’eau faisait nappe, s’étalait, repoussait les berges, devenait lac, le ciel descendait, mais la navigation semblait alors comme en suspens, circonvolutions distraites sur cet œil immense de la Selve, couchée verte comme Argos sur la terre, ouvrant la moitié de ses cent yeux tandis que les autres dormaient — ainsi un calme sourd montait de la forêt, un sommeil diurne trompeur quand tant d’êtres secrets partout étaient vigiles.

Elle se sentait guettée par des pièges, n’était-elle pas tombée dans le premier ?

Parfois les berges s’étaient écroulées comme de la farine dans le fleuve et un fragment détaché s’en venait chargé d’arbres et d’exubérante végétation à la rencontre du bateau, iceberg de boue et de racines couronné d’oiseaux et précédé de papillons, îlot à la dérive qui ne surprenait certainement pas l’adroit capitaine du Régina-Bélem — messager échevelé et serein d’un cataclysme mystérieux — que se passe-t-il donc en amont, s’inquiétait Joséphine. Et puis rien, l’arrivée en ville, Minos au crépuscule, lumières dans le brouillard, silence soudain du moteur — et la rumeur de la ville éclate comme si l’on entrait dans une discothèque.

***

Dans le hall du Victoria trônait une vitrine, presque une de ces châsses où l’on déposait des reliques, une boîte aux arêtes de cuivre martelé, où l’on pouvait observer un débris de planche, un morceau de latte, guère plus qu’un éclat de bois peint. Le reste d’une épave, pensa d’abord Joséphine. Non, corrigea Roccio, c’est un vestige de la scène du Grand Théâtre de Minos, détruit par un incendie criminel au cours de la première décennie du XXe siècle. Une vengeance, soupira-t-elle, à cette époque, tout le monde était à cran, chaque jour un Exploitant fermait boutique, c’était le début de la fin.

***

— Ce climat produit toutes sortes d’effets imprévisibles, déclara Fortunée, il faudrait d’abord se défaire des préjugés ! J’ai connu autrefois ici une Bostonienne, à peine arrivée la voilà qui tombe malade, quarante la première nuit, elle ne quitte plus sa chambre, n’a même plus la force de se lever faire pipi, elle grelotte, elle vomit pendant quatre semaines sans qu’on lui trouve la moindre infection, le moindre parasite. I’m dying, oh I’m dying, elle pleurait, elle avait de l’eczéma jusque sous les yeux, pourtant elle hurlait si on lui parlait d’hôpital, on aurait dit qu’elle avait décidé de crever dans sa chambre, à la fin la direction s’affolait un peu, elle refusait de se faire rapatrier. Le pire c’est qu’elle était là pour des raisons professionnelles : elle était engagée comme comptable à l’Huerequeque Lodge, elle avait tout quitté pour ce job, la pauvre.

— Fortunée, je reconnais bien là votre goût pour le drame. Vous affolez nos amis, soupira Gilda. Huerequeque, c’est bien les bungalows dans la canopée et tout ça ?

— Attendez ! Un matin elle a filé à l’aube, sans rien dire à personne, et le soir on l’a vue dans une gargote de Bethléem, l’air d’une folle, les cheveux comme ça (Fortunée agitait les mains au-dessus de sa tête, comme tirant des cheveux de poupée Barbie de son crâne) à se farcir de poissons grillés aux piments et de bananes frites, elle buvait et rigolait avec les gens du coin comme si elle les avait toujours connus, c’était ahurissant, une métamorphose ! A partir de ce jour elle n’a plus jamais été malade, elle trottait partout du matin au soir comme une vraie Minosa — elle fumait des petits cigares. Elle n’est jamais repartie, elle est devenue le croirez-vous un pilier de l’Huerequeque Lodge, les gens l’a-do-rent.

***

Sur ce qu’il restait des carreaux de la cour trônaient des objets hétéroclites, pour l’essentiel des meubles et des statues de plâtre, érodés par les pluies qu’ils essuyaient tous les jours et comme crevés de l’intérieur par l’usure et la vermine. Il y avait aussi de grandes volières vides et rouillées aux perchoirs vermoulus qui se dissolvaient en farine verte. Une odeur âcre s’imposa, où Joséphine crut identifier le fauve, le tissu mouillé et l’excrément d’oiseau. Sur cette cour ouvrait une grande porte vitrée, flanquée de plusieurs larges fenêtres dont les vitres étaient tellement sales qu’on ne pouvait jeter un coup d’œil à l’intérieur. Soudain elle se sentit observée. Elle se retourna lentement. Un œil doré était fixé sur elle, enchâssé dans une tête dont elle ne comprit que le profil, tête d’écailles irisées, d’un gris d’ardoise que le soleil illuminait doucement, le front plat se finissant en une crête bleue qui filait sur toute l’échine et jusqu’à la queue, immense, rayée de noir à la façon du pelage d’un chat de gouttière. Cette queue fascinante, large à la base pour devenir à son extrémité aussi menue que celle d’un rat, faisait un grand arc de cercle sur les pavés, encombrant la moitié de la cour. La fixité absolue de l’animal l’avait rendu invisible lorsqu’elle était entrée, elle ne l’avait pas distingué des objets bizarres éparpillés autour de lui, peut-être avait-elle vaguement aperçu une statue colorée, un petit dragon en stuc rococo, un sphinx fantaisie, il faut dire qu’il y avait des coulures turquoise sur sa gorge enflée, de l’orange sur ses pattes — griffues comme des serres. Il la fixait de profil, de sa vision incroyablement latérale et sans un geste de menace, mais son apparence était d’une étrangeté telle que la femme se mit à trembler, il lui sembla qu’un rêve profond de la nuit passée lançait une bribe dans son existence diurne, projetait un relief fantastique là dans cette cour à trois mètres de ses pieds, menaçant de la faire basculer, comme on serre un lasso pour faire tomber une vache qui galope, dans une irréalité totale.

***

Elle avait voulu aller aux toilettes, elle en profiterait pour rafraîchir son visage, arranger ses cheveux qui doivent frisotter, surtout se dérober quelques instants à la foule, se ressaisir, elle avait poussé une porte dans la direction indiquée mais elle s’était trompée, ce devait être une sortie de secours, elle était dehors.

Plongée soudaine dans l’air nocturne : souffle tiède, bruissement de feuillages, odeur d’humus et de végétaux, scintillement céleste derrière les branches, velours de la nuit, on entend encore les basses qui sourdent de la discothèque, puis des stridulations d’insectes. Ça alors, elle n’avait pas remarqué à l’aller que le Minos Blue Night était tellement à l’écart de la ville, quasi dans la forêt. Elle s’est trompée de porte, elle a emprunté une sortie de derrière, sur une sorte de terrain vague qui tient lieu de parking, il y a à quelques mètres un empilement de chaises qui monte comme une tour, cache la lune, pourtant énorme, on dirait que les pieds des chaises touchent le ciel nocturne tellement bas, voûté, dense, on marcherait dessus tête en bas.

Certes elle était étrangère dans ce nouveau monde, mais l’ancien se corrodait, bien peu d’elle-même y vivait encore.

Joséphine tâtonne dans l’obscurité très dense, redoublée par l’humidité de la forêt, elle fait quelques pas un peu au hasard et s’accroupit, sans doute derrière une voiture, personne ne la verra, soulagement, elle chancelle un peu, puis au doux crépitement du jet d’urine sur la terre elle jurerait que se mêle un marmonnement. Qui est là ? Redressée elle scrute les alentours mais on est comme dans un brouillard d’encre, d’épaisses nuées ont dû passer sur la lune. Une voix, un débit chantant et ininterrompu, c’est une voix de vieillard, une mélopée aigüe, qui s’interrompt par un rire léger, une deuxième voix, plus jeune, des rires à nouveau. Mais Joséphine ne voit rien ! Soudain un remue-ménage dans les feuillages proches, indistincts, un frou-frou d’ailes, pesant, elle en sent le souffle sur le visage, odeur de plumes, un duvet vient chatouiller ses lèvres, se colle humide à ses doigts, un oiseau vient de s’envoler sans un cri. Les voix se sont tues, elles reprennent un peu plus loin, de l’autre côté, comme si les deux personnages invisibles s’étaient déplacés pendant l’envol de l’animal. Puis un chant s’élève, plaintif, grêle, c’est la voix du vieillard, entrecoupée de brefs silences. Joséphine avance dans sa direction lorsqu’il chante, s’arrête lorsqu’il se tait, comme sous hypnose. La voici devant deux petites silhouettes, ce sont deux personnes assises par terre, d’un geste vif l’une d’elle l’invite à faire de même. Elle hésite à peine puis fléchit les genoux, elle est assise à son tour sur le sol poussiéreux, quelque part au bord du parking du Minos Blue Night, elle distingue la masse de quelques voitures. Le vieil homme, dont elle ne peut voir le visage, s’adresse à elle dans une langue inconnue, au débit très rapide, sur un ton qu’elle n’identifie pas.

Sur le parking, légère odeur de pneumatiques chauds, essence, la grande respiration de la forêt nocturne, vibrante de ses petits chants qui s’unissent en une exhalaison rythmée, berce Joséphine qui écarquille les yeux pour suivre les gestes des deux hommes, le vieux fume un cigarillo à petites bouffées rapides, déplace des objets sur le sol (un chapelet de graines ? des cailloux ? des os ?) sans cesser de parler. Elle comprend peu à peu qu’il ne s’adresse pas à elle mais dialogue, une voix pose les questions, une voix répond, à peine différentes, à peine perçoit-elle la différence d’intonation, question — réponse / réponse — question, parfois une tension fait monter la voix, peut-être un désaccord, l’ébauche d’une dispute. C’est étrange comme ce vieux semble à la fois concerné par elle et l’ignorer totalement, il ne lui a pas jeté un regard, il porte un chapeau de feutre qui cache son visage, Joséphine tente de distinguer ses mains occupées dans l’obscurité fourmillante, ce sont elles qui dirigent tout. Le jeune ne la quitte pas du regard, souriant, on dirait qu’il est les yeux de l’autre. Mais il faut croire qu’elle n’est pas la seule à emprunter la sortie de derrière de la discothèque, elle entend dans la nuit calme des bruits de pas, des voix, des rires étouffés. Personne ne peut les voir, cachés là tous les trois derrière des voitures, au bord de la forêt.

— Ton petit coquillage, entend-t-elle soudain en espagnol. Bruits de souffles, silence. Ton petit coquillage ma mignonne je vais le boire et le manger. Joséphine a reconnu la voix rauque de S.A. Cruz, avec ce voile caractéristique du désir. Les deux hommes n’ont pas réagi, le vieux poursuit sa conversation fantomatique, le jeune observe Joséphine sans cesser de sourire, comme s’ils étaient de vieux amis. Juste à côté on entend le pas titubant des femmes amoureuses, ponctué de rires et de silences.

***

L’après-midi touchait à sa fin lorsque Joséphine émergea d’un profond sommeil. La pluie avait cessé et la lumière était crépusculaire, elle fit quelques pas jusqu’à la fenêtre pour voir le patio détrempé, quelques lumières ça et là qui s’allumaient dans les chambres et les galeries de l’hôtel, le sol dallé luisait comme dans une ville d’Europe un soir d’automne. Elle se sentait reposée pour la première fois depuis son arrivée dans le Lorezo. Elle ouvrit la fenêtre et tous les parfums des fleurs du patio lui montèrent au visage en gouttelettes embaumées, il y avait enfin une fraîcheur dans l’air saturé d’eau comme jamais. Des accords de piano s’échappaient des baies ouvertes de la véranda, quelqu’un chantait une chanson italienne, plus lointain un brouhaha, un léger très léger bruit de vaisselle entrechoquée, à peine un fumet de nourriture, le dîner avait commencé en bas dans la salle illuminée du restaurant. La vision des dalles mouillées sous la lueur des fenêtres du rez-de-chaussée insistait pour faire remonter à sa mémoire des villes anciennes, des trajets qu’elle avait parcourus mille fois, tête baissée, quand les appartements s’allumaient et que la tombée du soir humide la plongeait, à l’automne toujours, dans un vertige de mélancolie, le long d’avenues indifférentes où les feux des voitures faisaient des vagues colorées, marchant vers des résidences où elle était employée. Ici la respiration énorme des plantes, leur tiédeur si verte malgré la nuit, leurs présences gigantesques et ruisselantes, que l’on devinait dans la pénombre, prêtes à monter à l’assaut du vieux palace qu’elles rendraient à la forêt en moins de temps qu’il n’en avait fallu pour le construire, cette épaisse nuit tropicale donnait un relief singulier aux souvenirs urbains de Joséphine, les faisait briller de lueurs étouffées, joyaux inutiles aux facettes incompréhensibles, quelque chose gonfla son cœur qui n’était ni joie ni chagrin, qu’elle comprit comme un sentiment d’étrangeté brûlant — certes elle était étrangère dans ce nouveau monde, mais l’ancien se corrodait, bien peu d’elle-même y vivait encore.

Étaient-ce à nouveau ces danseurs, qui se glissaient partout, les cheveux perlés de gouttelettes parce qu’ils revenaient de la nuit ruisselante et parfumée…

Entre ici et là-bas les saisons s’inversaient, mais d’autres choses basculaient, qu’elle aurait été bien en peine de nommer. Peut-être ce soir-là cessa-t-elle de penser que rien ne daignait lui arriver, mais on peut en douter car Joséphine était une femme obtuse. Du moins respira-t-elle la grande haleine parfumée et végétale que la nuit lui offrait, le cœur battant de sentiments inconnus. Une conversation dans une langue qu’elle ne comprenait pas lui parvenait de sous sa fenêtre, entrecoupée de rires — c’était la bande des danseurs, pensa-t-elle, elle avait remarqué qu’ils étaient gais, et de différentes nationalités. Elle constata ensuite que rien ne fonctionnait — la climatisation émettait des râles et laissait la pièce bien au-delà des 24° affichés sur son programme, l’ordinateur qu’elle ouvrit refusait toute connexion internet et sur le téléphone portable le réseau était mort, mais elle ne ressentit aucune exaspération. Elle fit le numéro de la réception, pour vérifier s’il restait un canal de communication et la douce voix de José lui répondit. Bien, il ne restait plus qu’à se préparer tant bien que mal — avec la seule main gauche disponible — pour descendre dîner. Dans l’escalier elle croisa des visages inconnus, qui rayonnaient d’une beauté théâtrale, étaient-ce à nouveau ces danseurs, qui se glissaient partout, les cheveux perlés de gouttelettes parce qu’ils revenaient de la nuit ruisselante et parfumée, Joséphine répondit timidement à leurs sourires, l’atmosphère du Victoria était chargée d’une joyeuse électricité.

***

Les dépliants touristiques prétendaient que Minos était la plus grande ville au monde qu’on ne pouvait atteindre que par avion ou voie fluviale. Elle brillait comme une pépite au milieu de la Selve. Paradoxalement les touristes n’y venaient pas vraiment pour la ville, malgré les fameux vestiges architecturaux d’une Europe Belle Epoque à l’abandon, corrodée par le climat, qu’on se faisait un devoir de visiter, ils venaient pour effleurer la forêt, s’y aventurer plus ou moins, encadrés par les agences de trekking, y croiser des Indiens, des insectes géants, éventuellement une bête sauvage, faire un stage de consommation d’une liane aux vertus psychédéliques, métaphysiques, spirituelles, avant tout purifiantes (la purification était l’argument commun à toutes les écoles), dont l’ingestion provoquait d’abord d’intenses vomissements. Si l’on manquait d’énergie ou d’audace pour la Selve, la forêt venait à vous en ville sous diverses formes, la principale étant le divertissement sexuel — la réputation fougueuse de ses habitants était une institution historique, la pauvreté, le manque de perspectives, l’ennui et un certain désespoir associé à un humour féroce faisaient le reste. Les mascarades étaient multiples, la ville déguisée, la forêt déguisée vous proposaient à chaque pas ces frêles façades sculptées de bois peint où l’on passe la tête dans un trou pour se faire photographier sous telle ou telle figure.

On en repartait essoré, s’étant confronté à soi-même en soldat d’opérette.

Aucune route ne menait nulle part, sinon à se finir en piste au cœur de la forêt. Une autoroute en chantier vers le sud se dissolvait dans la jungle depuis des années, à l’abandon, comme si la liaison de Minos au reste du pays était vaine. La Selve continuait donc de se refermer comme une boucle autour de la ville et de ses différents enfers, ce qui n’empêchait nullement la corruption de s’écouler, par les autres voies, jusqu’à la capitale et au-delà des frontières.

Au nord, par temps clair, on distinguait les montagnes pourpres de la Tauride. Au-delà commençait le pays des Mines, sur lesquelles circulaient les rumeurs les plus effroyables, colportées par les ombres en transit dans la ville, ces survivants qui venaient à Minos pour embarquer vers le sud, descendre le fleuve jusqu’à la capitale, y tenter leur chance ou sortir du pays.