cassettes en carton

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cassettes en carton

La constitution d’une archive dépend parfois de la nostalgie que suscite son format. Le hasard d’un nom familier aperçu sur une cassette audio dans un vide-grenier peut suffire à constituer un fonds. Pierre France et Coline Houssais réfléchissent aux effets mémoriels d’une archive anonyme et imaginent la production d’un matériau sonore.

Plus personne n’écoute aujourd’hui de cassettes audio. Tout au mieux c’est un support artistique insolite, ou une lubie de collectionneurs. Le fin boîtier en plastique ne suscite aucune émotion comparable à celle des vinyles : c’est un objet de consommation venu d’une époque révolue, c’est un objet de consommation impersonnel et anachronique comparé aux photos ou aux écrits que l’on garde précieusement. Un objet qui se brade, se jette, s’efface, car il prend de la place à l’heure de la musique dématérialisée. Un objet qui a pourtant été pendant des décennies le support populaire par excellence de toute empreinte sonore : celui sur lequel on pouvait enregistrer et écouter. Soi-même. Inconnus et célébrités. Êtres aimés.

L’été finit et le ménage de rentrée commence ; sans grand espoir de trouver acheteur, un carton de cassettes se retrouve dans un vide-grenier parisien. Posé sans prix, à même le bitume, parmi tant d’autres. L’une des cassettes tente une dernière fois d’accrocher le regard d’un badaud et dépasse, jaquette à l’air. Bingo : attiré par le nom du chanteur qui orne cette dernière, on s’approche, curieux. La jeune femme assise derrière les tréteaux se lève, regardant sans trop comprendre l’individu farfouiller avec intérêt le carton :
— « Vous écoutez des cassettes ? »
— « Oui…Enfin j’ai remarqué que vous aviez Aït Menguellet. »
— « Vous écoutez de la musique kabyle ? Mais comment vous connaissez ça ? »

Parce qu’avec Internet, on peut écouter ce chanteur des années 1970 sans avoir forcément grandi avec sa voix chaude, qui fait glisser le kabyle sur des accords de guitare primesautiers. Ce n’est donc pas l’acheteur qui s’enquiert du bien mais la vendeuse qui s’interroge, avant de lancer tout de go, comme pour justifier une possession anachronique, presque honteuse : « Ce sont les cassettes de ma mère… Je vous les fais à 20 centimes pièce. Ou 4 € le carton ».

Que faire d’un carton-trésor contenant toute la vie musicale d’une personne ? D’une femme. De milieu modeste. Kabyle d’origine. Parisienne d’adoption.

Un carton plein, vierge de tout bouleversement provoqué par la main opportuniste d’un chasseur de sons qui en aurait ponctionné une partie pour la rediffuser dans des soirées branchées, surfant sur la vague des pépites analogiques qui fleurent bon l’exotisme suranné. Une main qui aurait sûrement délaissé le reste du carton pour s’emparer seulement des cassettes de musique kabyle, et renoncé au reste du trésor : des compilations de variété ringardes qui sombreront dans l’oubli avec la disparition du support ayant fait leur gloire. Les classiques des grandes divas et crooners égyptiens d’après-guerre. Mais aussi d’autres cassettes baptisées hâtivement à la main, qui laissent deviner des tranches de vie : « voyante, séance 13/8/90 », « cours d’arabe 4 ». Ou encore des cassettes anonymes, possibles enregistrements de radios ou cartes postales sonores de l’immigration : celles envoyées d’un bout à l’autre de la Méditerranée comme un fil tendu entre ceux partis travailler à l’étranger et ceux restés au pays. Celles à travers lesquelles des milliers de voix ont par convention magnifié leur quotidien parfois difficile lorsque l’écrit faisait défaut, bien avant les mises en scène filtrées des réseaux sociaux.

Passée la surprise initiale, la vendeuse d’un jour, ravie de se débarrasser de cet encombrant héritage, a ainsi confié à un inconnu un pan de mémoire familiale et personnelle sans autre forme de procès ni explication. Alors on s’est appelés. On a tourné autour de ce butin comme des Indiens de western. Aujourd’hui un carton de cassettes, c’est proche d’une collection de cailloux et de vieilles plumes. Un trésor qui n’existe que pour le sens qu’on lui donne. Un trésor pour nous, de la dernière génération sachant ce que cassette et stylo peuvent avoir en commun : attachés sans nostalgie à quelque chose qui ne coûtait rien, que l’on pouvait laisser entre les mains des plus petits pour inventer leurs propres histoires, dessiner des jaquettes « maison », enregistrer de fausses émissions. Sur lequel on a fait des jingles à la flûte ou à la bouche, inventé la voix d’Obélix, ou même gravé involontairement des engueulades mémorables entre sœur et frère.

Que faire d’un carton-trésor contenant toute la vie musicale d’une personne ? D’une femme. De milieu modeste. Kabyle d’origine. Parisienne d’adoption. Une femme absente, si ce n’est à travers souvenirs et objets vendus pour certains comme ce carton. On ne cherchera pas à aller plus loin : y a-t-il finalement besoin d’en savoir plus sur cette inconnue ? Ce carton n’a rien de l’abondance de la chambre de Rodinsky ou de la cave bondée de l’anonyme « Madeleine » aux vies reconstituées. Il implique une intimité plus forte, propre à ce qu’on ne pensait pas garder : playlists, messages de répondeurs, de messageries instantanées et mémos vocaux ont une spontanéité et une tendance à se faire oublier sitôt créées, que nos traces numériques officielles ne possèdent pas. Dans ce carton le commercial flirte avec l’intime, créant un décalage qui finalement rend cette trouvaille unique. Et qui interroge le rapport à l’archive sonore. La sienne et celle de sa famille.

La décision se prend sans y prêter garde : ce carton esquisse des lignes de fuite. Autour de lui on commence à y tisser des histoires. Moins qu’une archive à trier c’est un texte à trous, permettant à chacun de se l’approprier et d’y glisser ses propres réflexions, souvenirs et émotions. Refuser l’exhaustivité et garder le flou près de soi, c’est en plus créer une ligne de confidentialité vis-à-vis de quelqu’un qui n’a, après tout, rien demandé. Toutes les questions qu’on ne posera pas sur cette femme font place nette à d’autres : des adresses de producteurs de cassettes ou de vieux magasins dont on s’interroge s’ils existent encore, et des questions sur nous.

Car l’un des sujets, c’est celui de nos mémoires familiales marquées par une tendance à l’accumulation. En faisant entrer ce carton dans nos vies, nous avons réveillé d’autres piles de cassettes héritées que nous n’avions jamais regardées, ni jetées. C’est en s’exerçant sur cet autre carton qu’on inventera peut-être le mode d’emploi de nos archives familiales 100 % hexagonales, plus planes a priori que celles revisitées par les petits-enfants de l’immigration. Des archives qui produisent de surcroît des conversations en gestation autour de ce carton. Car pour boucler la boucle et assumer cette boulimie transmise pour l’archive, on a commencé à échanger des messages vocaux. Qui seront peut-être enregistrés sur des clés USB. Et dont certaines seront glissées à leur tour dans le vide-grenier du futur où les gens viendront brader leurs clouds.

Post-scriptum

Coline Houssais est spécialiste des cultures du monde arabe, enseignante, traductrice, journaliste, écrivain et productrice.