Vacarme 88 / Cahier

le trauma colonial, ce passé qui ne passe pas entretien avec Karima Lazali

Karima Lazali, psychologue clinicienne et psychanalyste, ayant exercé à Paris et à Alger, nous accueille dans son cabinet pour discuter des effets psychiques de l’expérience coloniale. Auteure des ouvrages Le trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie (La Découverte, 2018) et de La Parole oubliée (Erès, 2015), son travail sur la transmission transgénérationnelle du traumatisme colonial s’ancre dans une approche pluridisciplinaire, à la croisée de la psychanalyse, de l’histoire et de la littérature. Elle montre les effets sans cesse réactualisés de ce trauma irréparable sur les individus, au sein des sociétés françaises et algériennes, ainsi que sur les relations politiques entre les deux pays. Parlant de « mise à blanc » des responsabilités et des mémoires pour décrire les mécanismes de la colonialité française en Algérie, elle n’a de cesse d’interroger la question du dévoilement et de la transmission de l’histoire et voit dans les créations d’une nouvelle génération d’écrivains et de documentaristes une tentative d’appropriation et éventuellement de dépassement de ce traumatisme.

Qu’est-ce qui vous amené à la psychanalyse ? Votre travail clinique est-il traversé par un diagnostic politique, où le psychisme est à la fois façonné par l’oppression et l’aliénation ?

J’étais passionnée par la question de l’inconscient, par le fait qu’un être humain puisse être déterminé par une scène invisible mais fortement agissante. Freud occupe une place fondamentale dans mon travail sur le trauma colonial car, très tôt dans l’histoire de la psychanalyse, il pose l’indissociabilité dans le psychisme de l’individuel et du collectif.

La dimension du politique est là d’emblée. Le politique, loin d’être une catégorie externe à la vie psychique, est une sorte de pliure interne. En effet, dès notre très jeune âge, nous nous construisons dans une dynamique permanente qui va de soi aux autres. Freud, et Ferenczi, Winnicott, Lacan après lui, montrent comment l’expérience du tout-petit enfant fait qu’il est pris d’emblée dans un collectif familial, véritable bain de paroles, d’interactions, au-delà de l’apport de nourriture et des soins physiologiques qui lui sont apportés. Il y a, dès le plus jeune âge, une perméabilité toujours en acte entre le dedans et le dehors.

À l’âge adulte, la frontière que nous percevons entre le dedans et le dehors est rarement interrogée tant elle nous semble évidente. Or, on voit bien que les tout-petits ont une spontanéité qui est perdue par la suite, du fait l’éducation et de la socialisation. En d’autres termes, il s’opère un refoulement qui va fabriquer cette frontière, mais notre expérience première est celle d’une absence de frontière. Le petit, quand il vient au monde, est livré au dehors, livré à son corps organique, livré à sa famille, livré aux éléments de la nature…

Il faut préciser que cette frontière psychique est artificielle et singulière, même si pour des raisons de structure, personne n’y échappe. C’est précisément ce que les psychanalystes entendent dans le terme subjectivité. Pour moi, cela a été fondamental de retourner vers cette expérience du tout-petit, tel que Freud la formalise, pour penser les effets d’une catastrophe historique sur le plan subjectif et social.

« La question coloniale est sans cesse mise hors débat afin que jamais ne se dévoile l’épineuse question de la responsabilité du politique républicain »

Comment expliquez-vous qu’il existe peu de travaux sur les effets psychiques de la colonisation et de la guerre d’Algérie, notamment si l’on compare avec d’autres traumatismes historiques tels que les génocides arménien et juif ?

Je pense que cela fait partie de la colonialité comme système d’effacement et de mise à blanc des responsabilités. Le système colonial est une des expériences inaugurales du capitalisme moderne instituant la marchandisation de l’humain. L’absence de travaux sur les effets du colonial est absolument saisissante, et paraît à la mesure du blanc institué par le politique sur la colonialité. La question coloniale ne peut être traitée et abordée que si elle est reconnue par le politique. Or, elle est sans cesse mise hors débat afin que jamais ne se dévoile l’épineuse question de la responsabilité du politique républicain dans son traitement de l’humain hors de ses frontières métropolitaines. La colonisation française en Algérie reste jusqu’à ce jour l’ombre de la République. Il est donc intéressant de remarquer comment les champs disciplinaires, y compris dans le domaine du soin psychique, reprennent à leur compte l’injonction politique de l’effacement de ce qui s’est produit sur les individus dits « indigènes » mais aussi sur la population « européenne » qui d’une façon toute autre a été impactée par la colonialité.

Qu’entendez-vous par « colonialité » ?

La colonialité est un système politique, économique, social, juridique et humain réglé par des mécanismes précis : clivage et cloisonnement entre « nous » et « eux », fabrique d’une séparation entre colon et colonisé qui tient compte de la question religieuse, refus du pacte républicain, haine de la différence, marchandisation de l’individu autochtone avec pour projet de le dessaisir de sa dimension humaine et politique. Le colonialisme est un fait alors que la colonialité est un système qui occupe une place centrale dans l’économie capitaliste moderne.

Le psychiatre Frantz Fanon parlait de « mort atmosphérique » dans L’an V de la révolution algérienne pour qualifier le système colonial et ses appareils répressifs. Partagez-vous la vision selon laquelle le drame colonial s’est déroulé « en plein air » ? Peut-on parler d’« atmosphère toxique » pour décrire le colonialisme ?

Vous avez raison, il y a la question de l’atmosphère, de l’ambiance. On peut dire que chez Frantz Fanon il n’y a pas de frontière entre le registre de l’individu et celui du politique. Il écrit dans sa lettre de démission à la clinique de Blida-Joinville : « Je ne peux pas travailler dans un contexte qui asservit l’homme, je ne peux pas pratiquer la psychiatrie dans ce contexte d’avilissement de l’humain. » Ce que Fanon dit, c’est qu’il ne peut pas œuvrer à la libération subjective de l’individu dans un contexte social qui ordonne sa mise à mort, sa condamnation et sa déjection. Il y a, d’un côté, le crime, l’injustice et l’offense en « plein air » et, de l’autre, des crimes masqués et effacés. Je pense à la manière dont le fratricide a été utilisé comme une arme de guerre dès les débuts de la conquête française de l’Algérie, aux infiltrations des mouvements nationalistes.

Mais le plus important se trouve dans la meurtrissure de l’univers symbolique de « l’indigène », les falsifications de généalogies, la manière dont les langues maternelles ont été interdites ou reléguées au statut de non-langues. En 1938, la langue arabe est décrétée langue étrangère. La fabrique de l’effacement rend le travail sur la mémoire des effets du colonial difficile, ce qui était d’ailleurs le but afin d’assurer la persistance d’un voile sur la question de la responsabilité. Il y a une phrase magistrale dans Le premier homme d’Albert Camus, où un colon à la veille de quitter l’Algérie au moment de l’indépendance dit : « Si ce que nous avons fait ici est un crime, il faut donc l’effacer ». Donc, pour répondre à votre question sur le « plein air » et « la mort atmosphérique », il s’agit de comprendre qu’il y eut coexistence de deux scènes de crime, l’une visible (meurtres de masse, exposition des corps démembrés, humiliations…) et l’autre invisible, qui concerne le traitement de l’histoire des « indigènes » par l’effacement de toute antériorité à la conquête française, le rapport aux langues et enfin la destruction de l’univers symbolique des individus.

Ce que vous dites sur les frontières semble faire écho aux travaux de la psychanalyste Alice Cherki. Pour elle, les héritiers de l’immigration post-coloniale incarnent cette nouvelle figure de l’étranger qui est exclue du Moi.

Alice Cherki a grandement permis de faire connaître l’œuvre et la pensée de Fanon. Elle est psychiatre comme Fanon et c’est une femme qui a toujours pris position contre les différentes formes d’exclusion.

L’un et l’autre sont attentifs et soucieux des effets cliniques de l’exclusion sur les individus. Elle a beaucoup travaillé sur les effets de la colonisation dans son lien à l’immigration algérienne, notamment dans son ouvrage La frontière invisible. Elle a tenté d’ouvrir un débat sur les conséquences de l’exclusion historique répétée dont font l’objet les individus descendants d’Algériens en France. Donc oui, elle est à une place importante pour penser les incidences du colonial sur l’immigration algérienne. Par ailleurs, Fanon et elle ont été des acteurs politiques majeurs dans le combat anticolonialiste. Ils appartiennent donc à une générations d’acteurs et de penseurs engagés sur le double registre du politique et de la clinique.

Pourquoi a-t-on enfermé cette population dans le signifiant “immigré” ?

La frontière donne l’illusion d’une protection qui se révèle le plus souvent n’être qu’enfermement. La colonialité comme système clos a tracé des frontières multiples entre « nous » et « eux », entre citoyen et « indigène », entre les communautés religieuses, entre les langues et les sous-langues, entre les lumières d’une civilisation et la prétendue barbarie tribale de l’autre. Parce que tracer une frontière permet au dominant d’exclure le dominé.

La colonialité a reposé sur une série d’exclusions : du pacte républicain, d’une participation citoyenne et surtout d’un risque de métissage dans le temps. La fabrique des frontières est une affaire politique, car notre condition première en tant qu’êtres de parole est d’être hors frontière. Par conséquent, exclure « l’indigène » de la catégorie du semblable a pu mener jusqu’à considérer que le crime sur « l’indigène » relevait du non-lieu.

Tout au long de l’occupation française de l’Algérie, un mort européen comptait comme une offense à l’endroit de la République et devait être vengé par une masse de morts « indigènes ». Les morts ne comptaient pas pareillement suivant leurs places dans le système colons/colonisés. La polémique des chiffres sur les morts algériens entre la France et l’Algérie est de ce point de vue riche d’enseignements. Elle révèle une modalité de comptage différente en fonction de la position tenue dans la colonialité. En Algérie, les chiffres avancés sont très souvent grandement supérieurs aux chiffres avancés par le politique français. Il me semble qu’à l’arrière-plan, cette situation est en grande partie due à la pratique des disparitions à partir de la conquête française.

Comment compter les disparus dans un système qui tente coûte que coûte d’éliminer la possibilité de l’archivage et de la trace ? Comment compter la masse des disparus sur 132 ans ? La pratique de la disparition et l’impunité des crimes appartiennent à la structure de la colonialité. Un disparu est justement un individu qui n’arrive pas à mourir, dans la mesure où le deuil est impossible pour ceux qui restent en vie. De par cette volonté d’effacement du colonial, le disparu n’a plus de nom, plus de corps, la sépulture devient réellement impossible. Face à cette béance douloureuse et à la difficile reconnaissance de cette réalité historique, une tentative sociale de réappropriation du disparu pour le pouvoir politique de l’Algérie indépendante est d’établir une culture du martyr. Il s’agit là de positiver une mémoire de fait carencée par l’horreur des disparitions.

C’est ce que produit le politique algérien, qui entretient une martyrologie qui n’est pas sans incidences sur le sentiment du vivant : entre autres effets, la porte ouverte au religieux, ainsi que la positivation paradoxale de l’époque coloniale par une héroïsation et une glorification du combat. La glorification des martyrs fabrique une mémoire spectrale illimitée et inscrite dans l’éternité, d’où un hyper envahissement en Algérie de cette masse spectrale effrayante. Par ailleurs, dans la colonialité, ces disparus ne comptent pas comme morts, dans la mesure où la République coloniale repose sur le fantasme de prendre place sur un territoire vierge et dans lequel l’humain autochtone est considéré comme un objet. Les autochtones relèvent du statut de l’objet encombrant, ce qui permet de brouiller tout questionnement sur la responsabilité du crime colonial.

« La fabrique des frontières est une affaire politique, car notre condition première en tant qu’êtres de parole est d’être hors frontière »

Pour revenir à votre question sur la frontière et sur l’enfermement de la population algérienne dans le signifiant « immigré », disons que cela n’est pas propre à l’Algérie. La colonialité exalte les frontières entre les individus, et un rapport très fort au communautaire : la communauté « indigène » musulmane, la communauté juive, la communauté européenne malgré ses divisions, des petites sous-communautés suivant les langues dialectales et les patois parlés, suivant les régions de chaque pays.

La frontière est donc une construction hautement politique, comme le montre aujourd’hui la question des réfugiés. On fait croire à un humain que la frontière est co-naturelle à son existence, ce qui est faux. Le mouvement de l’immigration indique justement la force qu’a l’homme de traverser ses frontières politiques ; on la dénie à ceux que l’on appelle les réfugiés en les laissant croire que leur situation est singulière et contestable, mais sans le mouvement migratoire, il n’y aurait pas eu de colonie de peuplement en Algérie. Les premiers arrivants européens en Algérie étaient également des migrants venus de plusieurs pays d’Europe pour construire la colonie de peuplement. Ils sont peu à peu devenus français (pour ceux qui ne l’étaient pas déjà) en ayant des enfants sur ce « territoire français » d’Algérie.

D’ailleurs pour les harkis on ne dit pas immigrés, ça aussi c’est étrange ! Les harkis symbolisent l’acmé de la trahison politique. Remarquez qu’en parlant de harki, on évite l’inscription nationale, Algérien et/ou Français. Puisque le terme de harki s’entend comme une catégorie autre, proche de l’apatride car harki ne signifie ni français ni algérien. On continue à parler de harkis comme on le faisait pendant la guerre, après trois générations d’enfants nés en France !

On pense à Abdelmalek Sayad avec son ouvrage La Double Absence, mais aussi aux nombreux sociologues qui travaillent sur l’immigration algérienne, immigration dont les héritiers se sentent, parfois, perdus dans le temps instable du père — déraciné, exilé — comme si les points de repère du passé manquaient. Comprenez-vous que ces héritiers puissent eux aussi se sentir en transit ?

Ces héritiers de l’immigration pâtissent d’une double catastrophe, d’une part en tant qu’héritiers de la destruction coloniale et d’autre part, en tant que citoyens d’une société française qui frappe d’irrecevabilité la reconnaissance des liens historiques empreints de catastrophe et de destruction entre les deux pays. Leur situation est plus compliquée que celle des Algériens d’Algérie ; ils ont à se débrouiller avec ce qui de leur histoire est mis à blanc par le politique pour se dire citoyens. La génération précédente et celle d’avant étaient davantage concernées par cette question du transit.
« [...] l’immigration algérienne en France rend visible cette histoire franco-algérienne. Cela me parait être source d’un grand espoir pour l’invention d’un nouveau rapport à une histoire pourtant catastrophique dans ses effets. » Il me semble que les générations actuelles tentent de sortir de l’immobilisme, à travers différentes formes de créations. Ce qui est intéressant, c’est que l’immigration algérienne en France rend visible cette histoire franco-algérienne. Elle veille à ce que ce chapitre de l’histoire ne puisse se refermer dans l’obscurité des viscères républicaines. À sa manière, elle empêche le politique de réussir son projet d’effacement. Cela me parait être source d’un grand espoir pour l’invention d’un nouveau rapport à une histoire pourtant catastrophique dans ses effets.

« Une forme d’offense frappe ces générations d’immigrés qui continuent à se vivre comme les porteurs d’une histoire indigne »

Disons que dans le transit des générations passées, il y avait l’espérance et l’attente d’un mouvement pour leurs enfants. L’espérance d’un mouvement est plus porteuse d’avenir que la suspension qui a été la position de certains parents et grands-parents, premiers arrivants en France. L’injonction politique consistant à tenter d’effacer l’histoire coloniale en faisant en sorte qu’elle ne concerne que les autres (Algériens, immigrés, pieds noirs, etc.) et pas toute la population française, a créé un clivage qui rend difficile le travail d’inscription mémorielle pour l’ensemble de la société française. Une forme d’offense frappe ces générations d’immigrés qui continuent à se vivre comme les porteurs d’une histoire indigne.

Cela a des conséquences néfastes sur le vivre ensemble et la pleine participation citoyenne. Il serait bien plus utile et fécond de repenser le vivre ensemble à partir de la construction d’une histoire commune dans laquelle Algériens et Français ont occupé des places différentes à un temps donné de cette histoire. Et œuvrer à un projet citoyen pour sortir du blanc causé par l’effacement. Responsabilité et culpabilité sont deux choses différentes. Le silence pousse à la culpabilité en l’augmentant de manière dangereuse alors que la responsabilité humanise l’Histoire, quand bien même elle fut sanguinaire et cruelle. Le silence politique en France sur le colonial relève très souvent du registre d’une culpabilité silencieuse et écrasante, dont un des effets se trouve dans le racisme ordinaire.

Dans mon livre Le trauma colonial, je suis entrée dans cette question des effets psychiques de la colonisation française en Algérie par le biais des individus vivant dans la société algérienne contemporaine. J’aborde l’histoire par le prisme de l’actuel, là où ce qui de cette histoire ne s’inscrit pas comme relevant du passé. À partir de ma pratique de la psychanalyse à Alger et à Paris, j’ai tenté de remonter le temps pour constater son impact sur les subjectivités et le lien social. Mais cet impact ne se mesure pas à l’existence de traces de ce qui a eu lieu dans le passé. En Algérie, le sentiment de la catastrophe porte sur quelque chose à venir et non pas du passé.

À défaut de travaux cliniques pour identifier, analyser et recenser les effets subjectifs de la catastrophe coloniale, j’ai eu recours à la littérature algérienne comme un lieu d’archivage et de mémoire. Il m’est apparu que, pour s’instituer durablement, la colonialité a d’abord cherché à détruire le collectif existant, à savoir le lien tribal. Pour démanteler ce lien, il faut faire disparaitre les pères, aussi bien comme individus que dans leur fonction d’agents et de médiateurs du lien tribal, ou comme représentants du lieu de l’ancestralité. L’administration française a procédé à l’effacement du lien tribal sous couvert d’instaurer un état civil permettant un meilleur contrôle et repérage de la population « indigène ». Il devenait quasi impossible pour l’« indigène » de pouvoir se repérer sur plusieurs générations.

Dans la structure tribale, l’individu est fils de tel fils : Ben ou Iben. Le père est fils de tel père, lui-même fils de tel autre père. Ce qui servait de patronyme était le prénom du père. Le patronyme fonctionne par une logique sérielle qui remonte de père en père jusqu’au chef de tribu qui faisait lieu d’inscription, de filiation et d’affiliation. Donc vous voyez, cela fabrique une série qui fait qu’avec ce système de référence généalogique, ce n’est pas un père qui compte, mais c’est un père en tant qu’il est le fils de tel père, lui-même fils de tel autre père. Ce qui situe la place du père comme s’inscrivant dans la série des pères. Il ne compte pas en tant que « un » mais en tant qu’héritier d’une série qu’il prolonge par sa descendance.

La fabrication de l’état civil dans les années 1880 va donner aux Algériens des noms, qui ne correspondent pas au lieu d’ancrage paternel et ancestral, ni à la localité d’inscription. Avant la colonisation française, on pouvait aussi avoir la localité et le lieu généalogique inscrits dans le nom ; et c’est à partir de là qu’on se repérait. Vous pouviez avoir deux Mohamed mais ce qui les distinguaient c’est : Mohamed « ben de…ben de… ben de… ben de… ». Donc, en donnant des noms qui ne correspondaient à rien du côté du lieu d’ancrage ancestral et décrochés de l’inscription généalogique, les Algériens deviennent des « fils de personne », selon la formule de l’écrivain Mohamed Dib. On peut aussi comprendre ainsi la phrase de Jean Amrouche : « L’Algérien est un bâtard : il est frappé au niveau de l’ascendance et de la descendance ». L’imposition de l’état civil au service du contrôle de la population et de la confiscation des terres — la propriété, dans le système traditionnel, relevait du collectif et non de l’individuel —, a produit une sortie du système d’ancrage et d’affiliation symboliques, qui permettait jusque-là aux individus de se repérer et de se reconnaître dans leurs liens mutuels.

Pensez-vous qu’aujourd’hui la guerre d’Algérie est davantage une question franco-française que franco-algérienne ? Un spectre qui hante encore la Ve République et nous empêche d’aller sereinement de l’avant ?

La guerre d’Algérie a aussi été une guerre civile, divisant le politique français et menant à la chute de la IVe République et à la naissance de la Ve, comme l’explique l’historien Grey Anderson. On voit bien ce qui va être de l’ordre d’une guerre civile, notamment entre l’armée et l’OAS. La colonialité se construit comme un système totalitaire et clos, c’est-à-dire que la moindre faille, le moindre élément qui est hétérogène à ce système est vécu comme une menace qui risque de fracturer de l’intérieur le système.

L’Algérie hante le politique français jusqu’à ce jour. Lorsqu’on lit les débats parlementaires rassemblés par Gilles Manceron dans Le tournant colonial, on voit comment la colonisation divise dès 1885 les politiques français entre ceux qui y voient une chance extraordinaire d’expansion et ceux qui la refusent au nom de « la Déclaration universelle des Droits de l’homme ». L’expansion coloniale est votée en 1885 à une voix près. Il me semble que la mémoire du colonial continue à diviser la population française entre ceux qui se débattent dans le blanc pour en faire quelque chose et ceux qui refusent cette partie de l’histoire. Le silence dans cette affaire vient pour nous éviter d’entrer dans un débat qui menacerait de diviser le politique. Chaque pas politique vers une reconnaissance de cet épisode de l’histoire, est suivi d’un désaveu. Nous avons vu en France comment les attentats djihadistes, dont l’Algérie a été un laboratoire dans les années 1990, ont réveillé le spectre de la guerre civile. Par ailleurs, on disait encore récemment que l’enseignement de la colonisation et de la guerre d’Algérie pouvait enflammer les jeunes de banlieue, issus de l’immigration algérienne.

« On disait encore récemment que l’enseignement de la colonisation et de la guerre d’Algérie pouvait enflammer les jeunes de banlieue, issus de l’immigration algérienne »

Il faut rappeler aussi que l’expansion coloniale au XIXe siècle avait un objectif de politique interne, en envoyant les indésirables en Algérie, en essayant de vider la métropole de tous les éléments hétérogènes à la politique de l’époque. La colonie algérienne est une création de l’empire monarchique, ne l’oublions pas. Le politique français sera divisé entre la volonté de rester dans un système monarchique et la volonté de se maintenir dans le pacte républicain. Il est étonnant de remarquer que malgré le retour à la République française, la colonie continuera son fonctionnement comme un ilot monarchique auquel l’individu « indigène », dit aussi « sujet français ou français musulman », devra se soumettre. Le signifiant de l’assujettissement est ici clairement inscrit.

Ceux qui sont sur les barricades en février 1848 seront appelés les bédouins, et seront assassinés. Avec le statut d’exception de « l’indigène », la colonialité devient pour les « indigènes » le lieu d’exercice du pouvoir monarchique. La division fondamentale est là pour ceux qui relèvent et ne cesseront de relever de ce pouvoir monarchique : l’aléatoire du meurtre, l’aléatoire de la justice, etc.

Les juifs, qui relèveront des lois de la République beaucoup plus tard au moment de la IIIe République, vont être pris dans ce piège. Avant le décret de Crémieux (1870), les propos antisémites étaient extrêmement répandus par le politique français. Le décret Crémieux donne la nationalité française aux « Israélites indigènes » d’Algérie, et divise la communauté « indigène » musulmane et juive. Mais cette citoyenneté sera temporaire. L’antisémitisme revient en Algérie sous le régime de Pétain, les juifs sont déchus de la citoyenneté française et regagnent le régime de citoyen de seconde zone — celui de l’indigénat. Il existe donc de très nombreuses raisons qui mènent à penser qu’en France, la question coloniale touche une grande part de la population française et non uniquement ceux et celles qui ont été opprimés. Il est très probable que la sortie du silence par l’entrée de cette histoire dans le débat public mène à envisager autrement le discours démocratique, ses soubassements, ses scènes invisibles et encore vivaces où il côtoie son ancêtre monarchique.

Depuis 1962, l’Algérie hante la France. Pendant longtemps, l’Algérie a hanté la France dans le sens où il ne fallait surtout pas perdre ce territoire, qui finalement était un espace très intéressant dans l’équilibre interne de l’économie et du politique français. Il n’y aurait pas eu une colonie de peuplement si ce territoire n’avait pas été ouvert à beaucoup d’Européens avec l’espoir qu’ils deviennent Français de nationalité. La colonie de peuplement s’est formée afin de faire tenir dans le temps la colonialité, qui n’a d’existence que grâce à la masse coloniale divisée entre « colons » et « colonisés ».

Il est donc tout à fait légitime que, pour des générations d’Européens, leur pays soit l’Algérie. Forcément, les gens qui se sont installés, ont fondé des familles, sont là depuis plusieurs générations ne peuvent qu’être chez eux. Sauf qu’ils ont été trahis dès le début, dès leur installation. Il n’y a pas que les harkis qui ont été trahis, ça c’est une trahison dévoilée, à ciel ouvert. Les Européens l’ont aussi vécue mais cette affaire est très peu évoquée, reste voilée par la guerre entre « colons » et « colonisés ». Mais je crois que cette trahison des Européens a été très forte au moment de l’indépendance, même si ce n’est que le point d’orgue d’une vieille histoire de trahison du pacte républicain. Le politique français a fait croire que cette terre était conquise pour de bon. Le sentiment de cette trahison s’est exprimé dans la catastrophe subjective éprouvée par les Européens appelés « pieds-noirs » lors de leur départ d’Algérie. D’ailleurs, la façon dont le mot « pieds-noirs » est arrivé et dont ces Français ont quitté leur appellation historique d’Européens — terme bien plus prestigieux et porteur de promesse et d’expansion — est très énigmatique.

L’Algérie était donc un laboratoire de l’Europe en Afrique…

Exactement, on voit dans les textes que les Grecs, les Maltais, les Espagnols, les Italiens, les Français constituaient la colonie de peuplement, et que ces personnes venaient souvent du même patelin, parlaient le même dialecte, se retrouvaient entre elles. Il y a aussi l’idée que l’Algérie est un territoire où se déploie l’esprit de l’Europe dans certains textes de Camus. Dans Petit guide pour des villes sans passé, il écrit : « La douceur d’Alger est plutôt italienne. L’éclat cruel d’Oran a quelque chose d’espagnol. Perché sur un rocher au-dessus des gorges du Rummel, Constantine fait plutôt penser à Tolède ». Camus ajoute quelque chose qui a de quoi laisser perplexe : « Mais l’Espagne et l’Italie regorgent de souvenirs, d’œuvres d’art et de vestiges exemplaires… les cités dont je parle au contraire sont des villes sans abandon et sans attendrissement… ces villes n’offrent rien à la réflexion et tout à la passion ». Comme si l’Algérie était un espace de projection fantasmatique pour les Européens, espace de jouissance, de déjà vu mais dont on dénie dans le même temps la spécificité.

Avant Camus, Louis Bertrand a évoqué cet esprit de l’Europe dans la colonie ; il montre dans ses livres comment la colonisation française s’est imaginairement accrochée à l’occupation romaine du territoire algérien à l’époque de la Numidie. Cette logique de pensée consistant à effacer l’arabité du territoire au profit d’une berbérité romanisée, permettait de donner une légitimité à la conquête française comme prolongement de l’occupation romaine. Cela créait donc par la latinité une familiarité imaginaire.

Dans ses textes sur les ruines romaines en Algérie notamment, Camus nous permet d’entrer dans les subtilités de la colonialité comme passion et effacement de l’histoire antérieure à la conquête française. Issu de cette immigration européenne extrêmement pauvre, il est complètement fasciné par les ruines romaines et par la latinité du territoire algérien. Il ne s’agit pas pour moi de lire Camus comme un écrivain qui a des préjugés colonialistes, mais plutôt de comprendre comment, immigré européen, il témoigne à son insu de la légitimation de l’occupation française de ce territoire, par le mythe de l’Europe et de la latinité du territoire algérien.

L’individu n’a d’existence que dans le discours et les signifiants politiques avec lesquels se construit sa subjectivité à une époque donnée. Ce qui importe en psychanalyse, c’est de ne pas en être dupe, c’est-à-dire de repérer et d’identifier comment nous sommes aussi déterminés par la chose politico-subjective. Camus fait partager au lecteur sa fascination pour la latinité du territoire. Ses personnages sont attrapés par cette latinité qui va fabriquer pour eux le sentiment d’être « chez eux » : un lieu de reconnaissance, de familiarité et peut-être d’ancestralité. En tout cas de proximité. Et c’est précisément ces trois dimensions du familier, de la reconnaissance et de la proximité qui vont être fracturées pour « l’indigène » dans son lien de reconnaissance en tant qu’individu pris dans un système symbolique et culturel. Si « l’indigène » est arraché à son système, l’Européen va chercher coûte que coûte à forcer une familiarité et une reconnaissance avec ce territoire.

C’est un drame humain qui nous traverse tous. Mais ce qui m’intéresse c’est de voir comment les individus sont eux traversés par des choses qui appartiennent à un système politique auquel ils finissent eux-mêmes par contribuer sans s’en rendre compte. Le politique leur a fait croire à la conquête définitive d’une terre qui n’appartenait « à personne ». Mais on voit bien qu’à l’approche de l’indépendance, le mépris français qui frappait la communauté « indigène » va venir s’étendre à l’ensemble de la masse coloniale, y compris aux Européens qui deviennent « pieds-noirs ». C’est quand même étrange cette réduction à un morceau du corps aux couleurs de l’Afrique, histoire de les stigmatiser et de recréer des frontières. Leur exclusion est une réalité, ils l’ont vécue de manière très vive. Là où auparavant c’était les « indigènes » qui la vivait, eux vont la vivre au moment de l’arrivée en métropole.

« Les débats restent animés par une logique de clivage entre “eux” et “nous”, comme si cette histoire ne concernait que des minorités »

À l’automne dernier, le Président Macron a reconnu l’existence d’un système de torture par l’armée française pendant la guerre d’Algérie, il a également demandé pardon à la veuve de Maurice Audin. Ces gestes de reconnaissance de la République, ces nouvelles politiques de pardon peuvent-elles réconcilier ?

Tous les chefs d’États précédents ont participé à maintenir sous silence la manière dont Maurice Audin a été exécuté en tant que citoyen français par l’État français. En tant que Français anticolonialiste, il est traité de la même manière qu’un Algérien. C’est très intéressant pour toute la population européenne qui a été anticolonialiste, car cela signifie que le fait d’être anticolonialiste positionne du côté de « l’indigène ». Le même traitement s’applique : torture, pratique de la disparition, silence, effacement des traces et déni du crime. Nous sommes donc bien loin du pacte républicain et des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité.

Tout le monde savait, travaux d’historiens à l’appui, que Maurice Audin avait été arrêté et exécuté par des agents de l’État français. La demande de pardon de Monsieur Macron à la veuve de Maurice Audin vaut aussi pour tous ces Présidents qui ont rendu son deuil impossible.

Mais je pense qu’il vaut mieux travailler à partir de l’irréparable que de chercher la réconciliation. Le pardon pour le pardon c’est une façon d’écraser l’irréparable. Le pardon à l’endroit de qui ? Il est bien plus important de s’attaquer à cette question de l’irréparable et à sa transmission, de générations en générations. Il faut ainsi intégrer cette histoire à l’histoire française et l’élargir à toute la population française, en cessant de laisser croire qu’elle n’a concerné qu’une petite minorité d’étrangers et d’Européens. Il existe une façon de parler de l’Algérie qui met hors-jeu la question de la responsabilité politique et historique dont il serait bienvenu de sortir. Tant que le débat sur la colonisation met hors-jeu la question de la responsabilité au sens politique et historique, nous sommes encore dans la poursuite de la passion coloniale, qui s’est instituée sur l’effacement des traces du crime. Que la population française dans son intégralité sorte de l’effacement de cette histoire serait un grand pas. Les débats restent animés par une logique de clivage entre « eux » et « nous », comme si cette histoire ne concernait que des minorités : Algériens d’Algérie, immigrés, « pieds-noirs ». Ce qui relève de la dynamique des positions est évacué ; Européens anticolonialistes, Européens tortionnaires (comment penser la transmission aux enfants de ces positions des parents et grands-parents tortionnaires), Algériens colonialistes (sans être forcément harkis), guerre interne au sein des mouvements nationaux et leur persistance jusqu’à ce jour dans la structuration du politique algérien… Comment penser la pratique de la disparition au sein de ces deux républiques ? Qu’est-ce que l’impunité des crimes républicains ? etc. Voici des questions qui me paraissent essentielles.

Le politique est encore divisé sur cette question de la colonisation de l’Algérie. Actuellement, on peut reconnaître les destructions liées à la colonisation, mais vous trouverez toujours quelqu’un pour vous démontrer qu’il y avait aussi des choses très positives auxquelles il faut s’accrocher. Nous avons conservé cette division en l’état et justement quand vous êtes face à des fantômes, vous ne parlez plus. Le silence qui frappe l’Algérie témoigne de la manière dont l’Algérie hante les discours et l’imaginaire. La guerre d’Algérie est certainement une question franco-française, qui garde une incidence politique sur les relations franco-algériennes. Mais en Algérie, il serait bienvenu de sortir d’une conception héroïque de l’histoire et de la guerre de libération, et de se pencher avec sérénité sur ce qu’ont été les guerres internes, d’abord constitutives des mouvements nationaux puis du politique algérien. Le fratricide a une place fondamentale en Algérie et atteint son acmé au moment de la guerre intérieure (civile) des années 1990. Donc l’héroïsme de la guerre de libération vient masquer la persistance des guerres fratricides, qu’elles soient directes (FLN/MNA) ou indirectes par des éliminations, des mises en exil, etc. Jusqu’à ce jour, l’élimination en interne est une modalité de la gouvernance politique algérienne.

Dans mon livre Le trauma colonial, j’invite à construire un autre rapport à la responsabilité face à l’histoire pour le politique français et algérien. Il s’agirait d’ouvrir le débat public à la population avec l’idée qu’elle est tout entière concernée par cette histoire et que ce n’est pas que l’affaire des minorités, immigrés, pieds-noirs et Algériens d’Algérie. Si toute la population est autorisée à admettre que cette histoire est aussi son histoire, il peut se profiler un autre rapport à la parole et aux silences. Ceci risque de modifier très positivement le rapport à la citoyenneté pour tous les français dans l’exercice du vivre ensemble.

La littérature francophone algérienne, en s’appuyant sur l’intime et sur les faits historiques, permet-elle de combler cette histoire trouée, de mettre des mots sur tous ces blancs, et de servir de substitut au deuil que le politique a échoué à porter ?

Cette littérature s’est constituée comme un lieu d’archivage et de sépulture. Dans Le chercheur d’Os, le romancier algérien Tahar Djaout relate comment, au lendemain de l’indépendance, toute la population d’un village de Kabylie, pioche en main, part à la recherche des « os », des restes des disparus durant la guerre de libération. Avec humour, l’auteur fait tenir ensemble les deux dimensions de cette quête : la nécessité impérieuse et profondément humaine d’enterrer ses proches et de leur donner une sépulture, et en même temps, le disparu devenu mort une fois ses restes retrouvés devient un faire-valoir. La famille peut ainsi prétendre à sa participation héroïque à la guerre et donc percevoir des dédommagements financiers. Cette littérature peut être lue comme un remède qui fonctionne en fabriquant de la trace et du témoignage pour les générations actuelles contre une politique d’effacement. La question de la colonisation en Algérie et en France n’était jusque-là que l’apanage des historiens.

Cette sortie du blanc, de l’effacement de la mémoire, travaille également une nouvelle génération d’Algériens et de Français.

La première génération, ici ou là-bas, a été complètement prise dans le blanc et dans l’effacement. La deuxième génération les a transmis sans pouvoir en faire autre chose qu’un discours tissé de silences ou de plaintes vindicatives. La troisième génération a une soif de sortir de cet encombrement spectral. Elle essaie d’en sortir par une production d’œuvres cinématographiques, littéraires et artistiques. Je pense en particulier au roman Des hommes de l’écrivain français Laurent Mauvignier, ou encore à l’écrivain algérien Kamel Daoud et sa réponse à L’Étranger de Camus dans son roman Meursault, contre-enquête. En donnant un nom, une filiation et une histoire à l’« Arabe », Daoud réinscrit dans les lieux précis de la destruction les blancs silencieux du récit camusien. L’écrasement par le meurtre se transforme sous la plume de Daoud en acte de création pour ce qui n’avait pas d’histoire. Cette troisième génération cherche à sortir de la possession par l’esprit du colonial ; énormément de documentaristes font des films sur l’Algérie et essaient de penser la chose coloniale d’une façon dépassionnée. Ce projet générationnel traverse les populations française, immigrée algérienne, et algérienne en Algérie. Leur trait commun est la recherche d’un partage et d’une pluralité de positionnements pour penser autrement le vivre ensemble.