le mouvement de l’autre monde entretien avec Giordana Charuty

Le XIXème siècle ne cherche pas à se débarrasser des morts, il y voit des êtres sociaux actifs, engagés dans le présent. S’adjoignant les techniques de la modernité, le spiritisme pratique une sollicitation active des morts, dans des usages tour à tour cognitifs, religieux, thérapeutiques, et il faut peut-être moins y voir un détour mystique de la raison que le lieu de transition et de recomposition de savoirs disqualifiés comme superstitieux. Dans son parcours d’ethnologue, Giordana Charuty est passée des usages de la folie aux différentes voies d’exploration des « chemins de l’âme » - rêves, pèlerinages, mystères, techniques spirites. Son observation des pratiques médiumniques actuelles conduit à déplier l’emboîtement du coutumier, du procédé spirite et de l’héritage chrétien - à revenir en somme sur un siècle de codification et d’expérimentation des phénomènes psychiques, aux marges de la psychanalyse naissante.

On a l’impression que le revenant du XIXème siècle a une physionomie particulière. Ses traits se précisent, son langage est plus articulé, il recourt même parfois à l’écriture : il est pris, de toute évidence, dans un faisceau de techniques plus ou moins sophistiquées - claquements de doigts, tables tournantes, lanternes magiques, photographies spirites. Cette alliance de la technique avec les pratiques de voyance ou de communication avec les morts est-elle le propre du siècle ? Peut-on en retracer l’évolution ?

Disons qu’il y a plusieurs sortes de revenants. Dans les dernières décennies du XIXème siècle, les ethnographes recueillent des récits de rencontres ou d’apparitions de mauvais morts qui relèvent pleinement d’un christianisme coutumier en ce sens qu’ils viennent signaler un défaut dans l’ensemble des rites qui assurent la bonne mort, c’est-à-dire la disjonction d’avec le monde des vivants ou encore l’articulation entre les générations. Ces revenants-là ont une identité sociale bien définie - un parent défunt qui se manifeste au groupe familial survivant à travers un répertoire de signes codifiés dont on peut suivre la permanence et les adaptations sur une longue durée. Il existe aussi des médiateurs qui, à des moments particuliers de l’histoire de l’Église, font l’objet d’une répression plus ou moins sévère. Par exemple, les benandanti frioulans découverts par Carlo Ginzburg [1] dans les archives de l’Inquisition italienne, expliquent au représentant du Saint Office qu’ils « voient » les morts, qu’ils « partent avec » les morts. Anna la Rouge « voit » dans une église la fille morte d’une voisine, enveloppée d’un drap et échevelée. Elle réclame qu’on aille pour elle en pèlerinage. D’autres sont décrits pieds nus, marchant la t ête basse, autant de signes qui identifient le statut métaphysique d’ « âme en peine »... Au XIXème siècle, ce savoir existe toujours, mais il est relayé, dans le cadre de multiples innovations religieuses, par le recours à des techniques de production d’images, d’abord la lanterne magique, puis la photographie, qui transposent et matérialisent les récits d’apparition. Mais il faut préciser qu’à chaque fois que s’invente une nouvelle machine optique, le premier pouvoir dont elle est créditée c’est, justement, de rendre visible l’invisible. Déjà, au XVIème siècle, la chambre obscure fait apparaître des spectres, des diables, des morts. Aux siècles suivants, la lanterne magique, qu’on appelle aussi lanterne de peur, est créditée du même pouvoir et l’invention de l’appareil photographique n’échappe pas à cette logique.

On dit que la lanterne magique, c’est à la fois l’enfance du cinéma et la résurrection à la carte - quelle technique utilise-t-elle ?

La technique a notamment été perfectionnée par Étienne-Gaspard Robertson (1763-1837), l’un des premiers et des plus célèbres fantasmagores, que l’on connaît bien grâce au travail de Françoise Levie [2]. Il fixe une lanterne magique géante sur un appareil à roulettes qui peut se déplacer en avant et en arrière, pour se rapprocher ou s’éloigner d’un écran intégré dans un décor. Le public ne voit pas l’appareil dissimulé derrière l’écran, c’est un système de rétro-projection avec un accompagnement musical, autrement dit une anticipation des images animées du cinéma. Robertson arrive à Paris au lendemain de la Révolution, et il propose ses fantasmagories - c’est un terme technique - au pavillon de l’Échiquier, puis dans l’ancien couvent des Capucines, place Vendôme. Ces spectacles accueillent aussi une évocation rituelle réservée, il est vrai, à des gens aisés. On peut faire apparaître ses propres morts en apportant leur portrait peint sur verre. L’image est projetée au-dessus de volutes d’encens ou de parfums associés à la personne à évoquer. Cependant Robertson, comme d’autres fantasmagores, est régulièrement aux prises avec la police car les personnages qu’il réanime, Marat, Danton, Robespierre, sont évidemment des acteurs politiques chargés d’histoire. Soixante-dix ans plus tard, le mouvement spirite renoue avec ces techniques de « matérialisation » des défunts en utilisant, cette fois, les ressources de la photographie. Auparavant, dans les années 1850, « faire la table » est un rite d’évocation qui n’utilise que la parole et l’écriture ou le dessin. Ce n’est qu’au début des années 1870 que les images, dites « américaines » parce qu’elles ont d’abord été réalisées aux États-Unis, sont diffusées et produites en Angleterre, en France et dans toute l’Europe.

Le mouvement spirite se développe au milieu du XIXème siècle dans un contexte de laïcisation de la vie publique et privée et, semble-t-il, dans des milieux sociaux relativement aisés et instruits. Est-il en rupture avec les pratiques coutumières de relation avec les morts, ou s’inscrit-il malgré tout dans leur prolongement ?

Il s’y inscrit très largement, en même temps qu’il les transforme. Il existe, dans toute l’Europe occidentale, une mosaïque de systèmes locaux qui codifient les relations entre la communauté des morts et celle des vivants, dans le cadre d’un christianisme vécu marqué, pour les pays catholiques, par l’invention doctrinale du purgatoire, ce temps de transition entre le jugement particulier qui suit immédiatement la mort biologique, et le jugement dernier qui définit le statut métaphysique dans l’au-delà. Selon les régions, telle maladie, tel désordre dans la maison font l’objet d’une lecture étiologique en termes d’agression d’un mauvais mort qui réclame des rites, des prières, des messes, des pèlerinages auprès de saints particuliers. En effet ce que l’ancienne ethnographie appelait le culte des saints guérisseurs participe de ce système puisque le saint invoqué est, d’abord, un saint agresseur assimilé à un mauvais mort. Les saints catholiques sont, peut-être, les premiers des revenants ! Le mouvement spirite, élaboration moderne marquée par un anticléricalisme plus ou moins virulent, fait, en théorie du moins, disparaître tous ces particularismes culturels pour leur substituer l’unique figure du médium dont les fonctions s’exercent, de la même façon, à Paris, à Londres, à Saint-Pétersbourg ou à Naples. Mais des particularismes régionaux et des différences sociales sont, de fait, réintroduits dans les cercles locaux.

Comment faut-il penser les formes spirites de communication avec les morts : en regard d’interrogations de type scientifique, ou cognitif, sur la survie de l’âme ? Ou s’agit-il plutôt d’inventer de nouvelles formes de ritualisation du deuil, là où celles de l’Église ne conviennent plus ?

Il s’agit d’abord de réaffirmer un énoncé chrétien, celui de la survie de l’ « âme » après la disparition du corps physique. Mais cela se fait, moins en inventant de nouveaux rites funéraires, qu’en proposant une autre pratique cultuelle, dissociée de l’Église. En France, comme l’ont montré les travaux des historiens, ce culte des « esprits » est lié à l’engagement politique - socialiste et républicain - d’une grande partie des divers courants. À la différence des morts familiaux, menaçants, les « esprits » sont des figures positives qui délivrent toutes sortes de savoirs. La pratique, il est vrai, est plus complexe puisqu’il existe des « esprits » à « moraliser ». Par exemple, les groupes spirites s’opposent à l’internement psychiatrique en entreprenant des cures où le malade est pensé comme la victime d’un esprit « obsesseur » qu’il s’agit de pacifier. La situation familiale du malade est traitée collectivement par le groupe, pour s’opposer à la pratique de l’internement pensée, très justement, comme une mesure répressive et dangereuse Ces pratiques thérapeutiques sont, en m ême temps, des modes de conversion individuelle ou familiale à la nouvelle doctrine au même titre que les images d’esprits qui constituent une sorte de conversion photographique.

Pour en revenir en effet à la photographie, vous décrivez à propos du procès Buguet une épreuve de force entre la photographie judiciaire, occupée à garantir la ressemblance sur la valeur indicielle de l’image, et la photographie spirite qui n’hésite pas à mettre en crise l’exactitude photographique...

Les militants du mouvement spirite se tournent vers la photographie pour substituer aux images chrétiennes de saints, de la Vierge, d’autres images cultuelles. Dans les années 1870, l’image photographique est pleinement intégrée aux pratiques scientifiques-l’astronomie, les sciences naturelles, etc.,- en tant qu’empreinte objective du réel. C’est cette dimension-là que retiennent les promoteurs d’une « religion scientifique » ; son pouvoir d’attestation de réalités échappant aux limites de la perception humaine. Des photographes professionnels crédités, par le groupe, de pouvoirs de médiumnité ou bien des affiliés à la doctrine passionnés de photographie font apparaître, par diverses techniques de surimpression, une image en arrière-plan de la personne vivante, image progressivement identifiée par le client comme le portrait d’un défunt. En France, c’est le successeur d’Allan Kardec, Pierre Leymarie qui, par le biais de la Revue Spirite, codifie très précisément les règles de la consultation chez l’unique médium photographe, Jean Buguet, qui a reçu l’investiture du groupe parisien. Il faut évoquer la personne défunte durant le temps de pose, respecter un silence religieux, et l’on va jusqu’à fixer le taux de reconnaissance une fois sur deux. Mais l’appropriation de ce nouveau rite exige un tout autre travail photographique que celui de l’opérateur. On ne va jamais seul chez le photographe, l’image du défunt désiré est souvent obtenue non par soi-même mais par les amis qui vous accompagnent, la reconnaissance se fait au terme d’un travail collectif d’identification et l’évocation elle-même a été précédée par des r êves, des communications orales, etc. Ce travail collectif pris en charge par la famille, les voisins, le groupe spirite auquel on appartient garantit l’authenticité du portrait posthume, non à partir de la technique photographique, mais en traitant l’image photographique comme un support visuel pour la réactivation d’autres images, celles de la mémoire sociale. Or, en France, l’investiture de Buguet est exactement contemporaine de la création du service photographique de la préfecture de la ville de Paris, c’est-à-dire du moment où l’État met en place un usage judiciaire de la photographie comme élément d’identité civile et instrument de contrôle social. C’est la concurrence, dans le m ême temps, entre ces deux usages de la photographie qui provoque l’accusation d’escroquerie et qui va mettre un terme, au moins publiquement, à la pratique de la matérialisation photographique des esprits.

Ce qui est troublant dans ces procès de la photographie spirite où les témoins se succèdent à la barre, c’est qu’on a l’impression que partout domine une dénégation du trucage.

Cela invite, effectivement, à traiter en ethnologue ces usages, c’est-à-dire à expliciter l’enjeu symbolique et politique de cet affrontement dont l’issue est la disqualification de pratiques rituelles comme « croyance ». Les témoins, affiliés au spiritisme, déclarent tous que les photos qu’ils ont obtenues n’ont rien à voir avec les techniques de fabrication - les mannequins et les portraits découpés, les perruques qui servaient à fabriquer les « spectres ». Et ils ont raison : l’image produite au terme de ce travail social et rituel est irréductible à l’image photographique au sens technique du terme. Pour les historiens, ces images d’esprits peuvent être lues comme une forme de détournement ludique ou bien comme une sorte de magie technique. Mais les considérer en ethnologue, en écoutant ce qu’en disent les usagers et leurs détracteurs, conduit à repenser la valeur indicielle constamment attribuée au dispositif photographique comme le résultat d’une décision politique, et non d’une propriété technique.

La photographie a donc servi le spiritisme. Pourrait-on dire aussi qu’elle l’a influencé - en privilégiant la visibilité du fantôme par exemple, au détriment notamment de la parole ?

Aujourd’hui, les médiums qui travaillent dans les salles de voyance utilisent les photographies qu’apportent les consultants, mais c’est par la parole qu’ils rendent présents « les gens de l’autre monde », sur le mode du contraste photographique entre positif et négatif. C’est dans la parole oraculaire que, paradoxalement, l’influence est la plus grande et la plus subtile. Mais, bien entendu, tous les usages de la photographie comme substitut de la personne dans les pratiques rituelles, chrétiennes ou non, sont issues directement des « expérimentations » spirites. Un peu plus tard, les photographies d’effluves ou d’aura prennent là encore à revers d’autres usages judiciaires, celles des empreintes digitales par exemple, en donnant à voir des traces matérialisées des relations entre les personnes, qui débordent de toutes parts les limites corporelles, et non pas de l’identité fermée sur elle-même.

Vous décriviez tout à l’heure une résistance à l’internalisation des conflits psychiques, la photographie spirite suscite, de son côté, des procédures collectives : on a l’impression que le spiritisme résiste, au fond, à l’individuation de la personne, pour la maintenir au cœur du groupe social.

En effet. De même que dans le registre thérapeutique, les spirites s’opposent à l’internement psychiatrique en matérialisant le conflit relationnel sous la forme d’un « esprit » à moraliser, à prendre en charge par le groupe, de même, ce qui est en question dans ces usages photographiques qui troublent beaucoup les services de police, c’est qu’un m ême portrait, une même image, peut recevoir plusieurs identifications différentes. Dans les deux cas, on reconnaît aux sujets des identités multiples qui, loin d’ être une pathologie, autorisent un travail thérapeutique. Une même image qui circule d’un lieu à un autre, d’un client à un autre, sous des identités différentes prend à revers l’idée que l’empreinte physico-chimique sur la plaque de verre suffit à garantir une identification objective. L’appropriation de l’usage spirite révèle que ce n’est pas la technique qui assure l’authenticité du signe photographique en tant que tel, mais bien une décision sociale. Les spirites admettent, eux aussi, que l’image photographique à une valeur indicielle mais c’est par l’activité rituelle que cette valeur est garantie, alors que l’État garantit cette m ême valeur par une décision politique qui, en se niant comme telle, « naturalise » la ressemblance.

La fin du XIXème siècle ne connaît pas seulement le développement des expérimentations spirites et métapsychistes, mais aussi la naissance de la psychologie comme science, et l’apparition de la psychanalyse, qui finiront par dominer le paysage et substituer leurs propres catégories aux perspectives ouvertes par le spiritisme. Comment est-on passé d’un courant à l’autre ? Les revenants n’ont-ils pas fait les frais du succès de la psychanalyse et d’une lecture des rêves indexée sur l’inconscient, les privant de fait de toute autonomie ?

C’est une question très vaste ! On dit souvent que le spiritisme a échoué à s’imposer comme la religion de la République. Mais le mouvement métapsychiste qui en est issu remet en circulation, à son tour, les récits coutumiers de revenants, d’apparitions de morts, sous la forme de communications « à distance », de « transmission » de pensée. Ce qui obligera Freud à élaborer la distinction entre transmission et transfert de pensée. Il s’agit là d’une modernisation des institutions divinatoires, à l’usage des classes urbaines et lettrées de la société. Le rêve prémonitoire sort de ce travail de revalorisation en même temps que s’inventent de nouvelles formes démonstratives qui imitent l’enquête sociologique et psychologique l’enqu ête par exemple qu’en 1899 l’astronome Camille Flammarion lance par correspondance sur la télépathie, les r êves, les maisons hantées, et dont il publie ensuite les résultats, sous la forme de témoignages classés en diverses catégories. Il ne faut pas lire ces récits comme une simple collecte de faits empiriques - ce qu’ils sont aussi en partie - mais bien comme un mode lettré de transmission et d’appropriation de nouveaux usages divinatoires et de nouvelles manières de voir ses morts qui s’effectue au nom de « la Science ».

Pour autant les anciens médiateurs n’ont pas disparu. On trouve encore aujourd’hui en Europe des « rêveurs », ou plutôt principalement des « rêveuses », dont l’une des compétences est d’informer sur la situation métaphysique des morts de la famille ou de l’entourage proche. On peut dire qu’il s’agit de l’équivalent, non professionnalisé, des médiums qui exercent dans les salles de voyance. Et la psychologisation du rêve n’a pas éliminé des usages sociaux qui vont au-delà des relations entre les morts et les vivants. Il s’agit d’un travail de symbolisation pour donner sens à l’aléatoire, sous toutes ses formes, en établissant des liens de similitude entre les événements du jour et de la nuit, qui n’est pas sans rappeler le travail d’établissement des « coïncidences » effectué, justement, par les métapsychistes du siècle dernier.

Toute culture codifie la manière de faire les morts, entendus comme des êtres sociaux, pleinement actifs dans le présent. Ce que l’anthropologie nous apprend, c’est que des diverses manières dont les sociétés définissent les morts dépendent, pour les vivants, les conditions mêmes de leur reproduction, et donc de leur devenir. Or ce sont, justement, ces manières ritualisées de faire les morts qui apparaissent comme éclatées, et en pleine recomposition.

Giordana Charuty, bibliographie

  • « La boîte aux ancêtres. Photographie et science de l’invisible », Terrain, n°33, 1999.
  • Folie, mariage et mort. Pratiques chrétiennes de la folie en Europe occidentale, Paris, Le Seuil, 1997.
  • « Le Retour des morts », Études Rurales, n°105-106, 1987.
  • « Rêver », Terrain, n° 26, 1996.

Notes

[1Carlo Ginzburg, Les Batailles nocturnes, Verdier, 1980, Flammarion, 1984.

[2Françoise Levie, Étienne-Gaspard Robertson, la vie d’un fantasmagore, Bruxelles, Éditions du Préambule, 1990.