avant-propos

au pied des murs

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Ce Chantier n’a pas exactement les prisons pour objet. Il n’a pour ambition ni la description détaillée de la réalité carcérale, ni une sociologie de la population pénale, ni une analyse des réformes pénitentiaires : d’autres font cela bien mieux que nous et vingt pages ne sauraient y suffire. Tout un savoir sur les prisons se constitue au fil des conflits dont elles sont le siège, et s’expose par ses propres moyens, bien plus puissants que les nôtres : dans des revues associatives ou des radios militantes, par des « enquêtes d’intolérance » ou des plates-formes de revendications, par le témoignage, l’analyse ou l’émeute. Si nous avons fait appel à un savoir des luttes - la plupart des textes du dossier en relèvent - c’est moins pour que leurs acteurs nous apprennent, comme à des spectateurs lointains, la réalité de l’incarcération que pour tenter de comprendre la possibilité même de ce savoir et des luttes qui le produisent. Comment, du dehors, parler de la prison ? Comment se faire entendre lorsqu’on est enfermé ? Nous avons voulu saisir comment, les uns à l’intérieur, les autres à l’extérieur, nous pouvions constituer un sujet politique. Ce qui nous a intéressés, c’est à la fois l’évidence de ce qui nous sépare des détenus - le mur - et tout ce qui ce qui pouvait contribuer à le rendre poreux. Contrecoup : à l’ombre du mur, il nous a fallu interroger ces vieilles manières de faire de la politique qui sont parfois les nôtres - l’exercice de la revendication, l’indignation, la volonté de savoir.

L’existence des murs rend intenables, plus que jamais, les théories en surplomb, la radicalité pour les autres, l’idéologie des lendemains, surtout lorsqu’elles conduisent à mépriser les revendications supposées « prosaïques » des détenus : pour notre part, nous ne nous autorisons pas à décider qu’il est moins légitime politiquement de réclamer « une douche de plus » que « l’abolition des prisons », même si à l’évidence, l’avènement de la seconde réglerait définitivement le problème de la première. Mais le mur met en crise, aussi, cette autre manière de militer qui s’est construite au ras des vies, dans la méfiance des stratégies prédéterminées - cette « politique à la première personne » qui fait la force et l’originalité des mouvements associatifs dont nous nous sentons proches. En occupant les rues, les administrations ou les ministères, les sans-papiers, les malades du sida ou les précaires ont forgé des lieux d’appropriation, par d’autres, de leurs exigences singulières. En ce qui concerne les prisons, en revanche, aucune organisation mixte n’est possible. C’est ce qui fait le prix, mais aussi le pathétique, des manifestations au pied des murs et du vacarme aux barreaux : même proches, nous restons séparés.

Cette aporie est aussi une histoire. Celle, déclinante et un brin nostalgique, des incendies éteints, des intellectuels disparus, des révolutions échouées. Plombé par l’érosion des mouvements de détenus, dissous dans la crise du gauchisme, empêché par l’affinement du contrôle carcéral, le rêve émeutier des années 1970 a peu à peu laissé place au mythe de l’Observatoire. Sur les décombres d’une tactique impossible, une volonté de savoir. Un rêve d’expertise critique, symétrique au panopticon : rendus transparents, les murs tomberaient, miraculeusement. Il faudrait qu’un « œil extérieur » puisse entrer en prison, que chacun sache ce qui s’y passe, que la science, la charité et la presse puissent faire leur travail et rendre des comptes à la société. Or 30 000 personnes (avocats, aumôniers, enseignants, éducateurs, médecins, sociologues, journalistes, etc.) entrent déjà quotidiennement dans les 187 prisons françaises [1]. L’opinion publique n’en est pas bouleversée, le sort des détenus non plus. Ce qui manque, en vérité, ce ne sont ni les yeux, ni les bouches, mais les bras : l’observation des prisons sans pouvoir de sanction, d’arbitrage ou de décision ne sera jamais un contrôle.

On peut d’ailleurs douter, indépendamment de sa puissance, du ressort même de cette volonté de transparence. Ce qui justifie l’observation, c’est l’existence d’un public. D’un côté, l’indignation du citoyen à qui l’on rapporte l’horreur intérieure. Parce qu’on rend la justice en son nom, il s’émeut des « traitements inhumains et dégradants » infligés aux détenus. De l’autre, en réponse, informateurs et réformateurs, tour à tour inquiétants et rassurants. Réformer, c’est gommer petit à petit, par souci des droits de l’homme, la barbarie d’un autre temps qui subsiste dans les prisons modernes. C’est oublier que la prison est une invention récente, concomitante de la naissance des droits de l’homme, et que le discours de la réforme lui est contemporain. C’est négliger, surtout, l’actualité des disciplines et la modernité des politiques qu’elles servent : le contrôle de l’immigration, la guerre aux drogues ou le rabotage du welfare. Il s’agit donc moins de s’indigner de l’archaïsme des prisons que de reconnaître, au contraire, qu’elles nous sont terriblement familières.

Doit-on pour autant se résigner à l’extériorité ? Faut-il renoncer, sous peine de sombrer dans la compassion ou l’indécence, à parler des prisons ? Les textes qui composent ce Chantier répondent chacun à leur manière à cette question : un militant des prisons qui dialogue avec un ex-détenu, au risque du désaccord ; une émission de radio qui se veut l’instrument et le relais des luttes de l’intérieur ; des manifestes de détenu(e)s, qui circulent à l’extérieur ; des militants associatifs qui parlent de la prison depuis l’endroit où ils luttent - depuis la lutte contre le sida, les mouvements de précaires ou les collectifs de sans-papiers, parce que la prison peut à tout moment s’emparer de la vie d’un malade, d’un chômeur ou d’un étranger.

C’est là, peut-être, que se dessine le début d’une subjectivité commune (dedans / dehors) qui ne serait pas factice. Il y a quelque chose d’à la fois affecté et juste dans la première phrase du manifeste du GIP : « Nul de nous n’est sûr d’échapper à la prison. » [2] Préciosité, parce que certains en sont moins sûrs que d’autres : il n’y a pas d’égalité face au risque pénal. Mais justesse, parce qu’elle nous oblige à penser la prison non pas dans la résignation à l’étanchéité des murs, ni dans l’enthousiasme d’une identification abstraite, mais sous une première personne oblique, ou potentielle. Elle nous amène à tordre sur eux-mêmes les vieux ressorts de l’indignation, de la revendication, et de la volonté de transparence. Sur eux-mêmes, c’est-à-dire sur nous-mêmes, sur nos petits désirs, nos vieilles haines et nos pauvres trouilles. S’indigner soit, mais pas par compassion : parce que, pas plus en prison qu’ailleurs, nous ne supporterions qu’on nous empêche de nous mouvoir, de nous aimer ou de nous réunir. Revendiquer des droits pour les détenus, mais pas au nom d’un idéal d’égalité : parce que nous ne voudrions pas perdre, dans les murs, ce qui nous fait vivre dehors - nos traitements médicaux, nos allocations, notre superflu. Vouloir la transparence, mais pas par volonté de savoir : parce qu’il faudra pouvoir faire entendre à l’extérieur ce qui se vit à l’intérieur. Parler de la prison, mais parler de quelque part. Et si possible ensemble.

Ce travail, bien sûr, ne fait que commencer.

Notes

[1Dedans-Dehors, revue de l’Observatoire international des prisons, n°15, sept./oct. 1999.

[2« Manifeste du Groupe d’information sur les prisons », 8 février 1971, in Dits et écrits de Michel Foucault, tome 2 (1970-1975), Gallimard, 1994.