Cap au pire entretien avec Sophie Shihab

Cap au pire

Vous avez déjà lu Sophie Shihab : depuis treize ans, c’est entre autres par ses articles du Monde que vous sont parvenues des informations sur la Tchétchénie. Elle est l’une des rares journalistes en France à pouvoir témoigner, pour s’y être rendue régulièrement, de l’ensemble de l’histoire de la République tchétchène, depuis la proclamation d’indépendance de 1991 aux simulacres de consultation populaire organisés par le pouvoir russe en 2003. Alors que l’entrée sur le territoire n’a jamais été si contrôlée qu’aujourd’hui, elle continue d’y voyager clandestinement, se faisant passer pour une Tchétchène, jouant de marges de manoeuvres qui se sont encore réduites depuis que la participation de femmes à des attentats s’est soldée par l’extension des rafles à la population féminine.

En matière tchétchène, l’opiniâtreté de la journaliste est de facto, un engagement : fidélité à un peuple dont le sort passe aux pertes et profits des arrangements diplomatiques, et aux Russes, hélas de moins en moins nombreux, qui persistent à refuser de laisser carte blanche à Poutine ; militantisme de l’information qui ne se résout pas au silence des opinions publiques, quand seule une mobilisation internationale pourrait changer la donne. Ce serait mentir d’écrire que le travail de Sophie Shihab donne du courage : mais son obstination à rendre compte de l’existence des Tchétchènes et à déjouer les chausse-trappes des versions officielles permet au moins de contrecarrer le sentiment d’abstraction dont s’autorise en général toute résignation.

Dans ses articles, les faits massifs (grandes manoeuvres, décisions de palais), s’entrecroisent avec une description fine des conditions de vie de ceux qu’elle rencontre, de la façon dont ils perçoivent leur situation, des mouvements de leur sensibilité. Cette méthode, Sophie Shihab l’a mise en oeuvre sur d’autres fronts. Ainsi, de la guerre en Afghanistan à l’intervention anglo-américaine en Irak, elle a pris la mesure, toujours dans Le Monde, des mutations de l’anti-américanisme dans les opinions publiques arabes. Au printemps 2003, elle « couvrait » la guerre en Irak, d’abord dans le sud chiite, puis à Bagdad. C’est à ce titre que Vacarme l’avait rencontrée. Cette interview n’a pas été publiée : au moment de la relecture, elle était en Tchétchénie - injoignable. Partie remise en janvier dernier, à son retour d’Irak, en pays sunnite cette fois, « parce que dans les médias, on voulait que « la résistance parle » ». Ce nouvel entretien suit donc les pérégrinations de Sophie Shihab, de Tchétchénie en Irak. Rapprochement arbitraire qui ne doit qu’à sa « polyvalence » ? Sophie Shihab est trop prudente pour rabattre une expérience sur une autre. Quant aux résonances, au tissage des motifs, à la façon dont dialoguent les deux chapitres de l’entretien, au lecteur de les apprécier.

1/ En Tchétchénie

Quand avez-vous commencé à travailler sur la Tchétchénie ?

J’ai connu la Tchétchénie d’avant la première guerre. À l’époque, l’attaché de presse de Doudaev, le premier président tchétchène, trouvait mes articles trop sympathiques pour l’opposition locale. Après la proclamation de l’indépendance, en 1991, la Tchétchénie avait connu une véritable révolution, avec la promotion, autour de Doudaev, des clans des villages. L’opposition était le fait d’une bourgeoisie citadine et intellectuelle, indépendantiste, mais encline à une entente avec Moscou. Cette opposition n’a partiellement rallié Doudaev qu’avec la guerre de 1994-96 : elle n’avait pas prévu la violence des exactions commises par l’armée russe.

Peut-être pouvez-vous rappeler à grands traits les étapes qui conduisent à la situation actuelle ? En commençant par le traité de paix russo-tchétchène de 1996.

C’était un leurre : dès sa signature, le Kremlin commençait à organiser la revanche. Au début de la deuxième guerre, en 1999, le général Lebed - même lui - a pu dire que, tandis que d’une main il signait la paix, il préparait la guerre de l’autre. Entre les deux guerres, les Russes avaient leurs agents en territoire tchétchène. Il ne manquait qu’une occasion.

Après la paix de 1996, la Tchétchénie est vite devenue le théâtre de rivalités de pouvoir entre barons de la guerre. En 1997, Maskhadov - représentant le courant indépendantiste « modéré » - était élu au premier tour des élections qui avaient été préparées - remarquablement - par l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe). Mais cette élection n’a pas donné lieu à une véritable reconstruction, le nouveau régime n’en avait pas les moyens matériels. Le pays était ruiné, et l’argent - surtout venu du Golfe dès cette époque - alimentait plutôt les caisses des chefs de guerre de l’opposition, Bassaev en particulier. Maskhadov, en tout cas, n’a pas pu empêcher le développement de la criminalité, complaisamment observé, si ce n’est suscité, par Moscou. D’où le grand gâchis de l’entre-deux guerres, avec ses milliers de prises d’otages, dont les Tchétchènes eux-mêmes furent les premières victimes.

Qui y avait intérêt ?

Les barons de la guerre, bien sûr. Mais aussi les Russes, particulièrement pour ce qui concerne les enlèvements de journalistes et d’humanitaires. Dès 1996, des généraux russes dirent qu’ils n’avaient perdu qu’une bataille : celle de l’information. Il s’agissait donc de ruiner le prestige du combattant tchétchène, tant à l’étranger qu’en Russie. Les attentats sur le territoire russe, au Sud et à Moscou, ont permis à la propagande russe de s’attirer le soutien des médias et d’une large partie de l’opinion publique. Selon toute vraisemblance, ces enlèvements et ces attentats ont été suscités et financés soit par les services secrets russes, soit par Berezovski, cet oligarque proche de Eltsine, pionnier du capitalisme post-soviétique, et connu pour ses liens avec les Tchétchènes les plus radicaux comme Bassaev. C’est d’ailleurs par ses hommes que transitaient les rançons des otages occidentaux, dont il se posait en libérateur.

Si l’on en croit les articles que vous avez consacrés au sujet, la responsabilité de Berezovski dans le déclenchement de la deuxième guerre est écrasante.

Elle n’a jamais été prouvée, mais elle n’a pas été infirmée non plus, et les indices sont considérables. Tout a basculé à l’été 1999, quand un millier de combattants tchétchènes menés par Bassaev ont envahi le Daghestan. Il s’agissait, selon eux, de venir en aide à des islamistes locaux prêts à l’insurrection. L’armée russe a maté les villages rebelles, mais, avec les attentats qui ont ensanglanté Moscou à la fin de l’été, cette offensive a fourni le prétexte à la reprise de la guerre. Très vite, la rumeur a circulé : Bassaev aurait été financé par les faiseurs de guerre russes, Berezovski en tête. On sait que, juste avant l’invasion, les unités militaires russes avaient été retirées de la frontière du Daghestan, et qu’elles ont ensuite laissé sortir sans encombre les combattants tchétchènes.

La seconde guerre a donc commencé. À l’époque, je ne croyais pas que les Russes iraient jusqu’à la destruction complète. Je pense d’ailleurs que le plan de Berezovski était de favoriser l’une de ces « petites guerres » auxquelles un oligarque a tout intérêt, tant sur le plan matériel que politique. Déchaîner le chaos, c’était favoriser l’installation de son homme fort au pouvoir. Juste après l’affaire du Daghestan, Eltsine a nommé Poutine premier ministre en le présentant comme « la solution finale du problème tchétchène ».

Berezovski a pourtant été disgracié par Poutine un an plus tard...

Sans doute. Mais il y a tout un faisceau d’indices en faveur de la responsabilité commune de Berezovski et du FSB - l’héritier du KGB, dont Poutine avait été le chef - dans les attentats en Russie d’août et de septembre 1999, qui ont précipité la guerre et l’élection de Poutine. Cela crée des liens et de la haine. Leurs lignes ont divergé dès décembre 1999, quand Berezovski, conscient que les généraux autour de Poutine lui avaient ravi l’initiative, s’est publiquement déclaré favorable à des négociations avec les plus radicaux des Tchétchènes. Mais même en exil, Berezovski garde d’importants intérêts financiers, et donc du pouvoir, en Russie même. Et son impunité sur le front tchétchène, comme celle de Poutine, est restée totale. Les rares objections qui pouvaient être opposées au Kremlin dans la communauté internationale se sont tues avec les attentats du 11 septembre.

Avez-vous vu très vite que les Tchétchènes allaient figurer parmi les victimes du 11 septembre ?

Avec le 11 septembre, Poutine a touché le jackpot : il est devenu un allié incontestable de la lutte contre le terrorisme mondial, et le peuple tchétchène, dont l’élimination avait été jusqu’alors considérée par l’Occident comme une « affaire interne », est devenu « peuple terroriste ». Depuis, la complaisance des puissances occidentales n’a pas faibli - à quelques exceptions près comme celle du Danemark. Comme chacun sait, la Russie ne fait plus la « guerre » en Tchétchénie depuis 2000 : elle mène des « opérations anti-terroristes ». Et qu’importe si le caractère largement fictif du référendum du printemps 2003, qui a sanctionné l’adoption d’une nouvelle constitution, puis l’élection présidentielle de Kadyrov en octobre dernier, a été relevé par toute la presse.

Vous étiez à Grozny juste avant ces élections. Dans quelles conditions s’est effectué ce voyage ?

J’y ai fait deux voyages : le premier, encadré par des militaires russes ; le second clandestinement, comme d’habitude. Un journaliste étranger qui n’a pas les moyens de se travestir en babouchka risque d’être immédiatement arrêté par l’armée, ou enlevé par des « inconnus ». Les « visites guidées » organisées par le Kremlin à la veille des élections n’étaient pourtant pas sans intérêt. Elles consistaient en balades de trois jours dans Grozny, en convoi militaire, avec retour rapide dans l’une des deux bases militaires « permanentes » aménagées en Tchétchénie - îlots qui tranchent sur les ruines du reste du pays : il y a des bâtiments en construction, des pelouses et d’immenses portraits de Poutine et du général Ermolov, colonisateur brutal du XIXe siècle honni des Tchétchènes. Sous le portrait de ce dernier, une citation : « Nous sommes venus pour rester ». J’ai demandé au chef de la communication de l’armée si une de leurs tâches n’était pas, pour reprendre l’expression anglaise, de « gagner les coeurs et les âmes de la population ». J’imaginais qu’il me répondrait par la positive, et je comptais le relancer avec le portrait d’Ermolov. Or, il m’a répondu « Pas du tout »... Et il a repris l’historique : « Pendant la première guerre, nous avions pour objectif le rétablissement de l’ordre constitutionnel. Aujourd’hui, il s’agit d’éradiquer le terrorisme international... »

Comment expliquer, dans ces conditions, que les Russes aient éprouvé le besoin d’organiser des élections ?

C’est une question que beaucoup se posaient. Après tout, Kadyrov était déjà en place, il dirigeait depuis trois ans l’administration tchétchène pro-russe et on l’appelait déjà « président ». C’est pourquoi certains ont cru que le Kremlin voulait le remplacer avant qu’il ne devienne trop puissant. Toutefois, les deux candidats sérieux - Djabraïlov et Saïdullaev, respectivement soutenus par le chef d’état-major de l’armée russe et celui des services d’information de Poutine - se sont retirés, ne laissant, face à Kadyrov, que d’obscurs hommes de paille chargés de jeter de la poudre aux yeux des puissances occidentales.

Il semble pourtant difficile de croire que lesdites puissances s’y soient laissé prendre...

Ce qui montre leur cynisme. Voyez le soutien inconditionnel de Berlusconi, alors président en titre de l’Union européenne, ou les protestations d’amitié de Bush, Blair ou Chirac. Avant l’élection, on assurait à mi-voix, à l’ambassade de France à Moscou, que Kadyrov était « la meilleure solution » : on le savait trop impopulaire pour gagner une élection régulière, mais on continuait à se bercer de l’illusion qu’il réussirait, avec les « gros moyens » que lui donnerait Moscou, à en finir avec les « terroristes ». Les capitales occidentales s’en sont donc tenues à un silence honteux. Alors que chacun a pu constater, le jour du scrutin, que les bureaux de vote étaient vides. Beaucoup de gens disaient : « À quoi bon voter ? Ils ont nos numéros de passeport, ils n’ont pas besoin de nous... »

Quel est, à terme, le plan russe pour la Tchétchénie ? Rappeler les troupes ?

Il n’y a jamais eu de vrai plan de sortie de guerre. Le seul but est qu’on oublie ce conflit. Quant à rappeler les troupes, les troupes elles-mêmes ne le veulent pas. Aujourd’hui, aller en Tchétchénie est l’un des seuls moyens de gagner de l’argent pour un jeune Russe non citadin. Il y a beaucoup d’engagés volontaires. Il y a aussi le racket aux check-points, les trafics. Le contrôle de ces sources de butin fait d’ailleurs l’objet de rivalités et d’affrontements entre les diverses unités russes.

Comment la guerre se poursuit-elle sur le terrain tchétchène ?

80 000 militaires russes occupent un territoire peuplé de 700 000 Tchétchènes au grand maximum - ce qui fait un soldat par homme tchétchène adulte ! Les opérations massives de ratissage par les troupes russes s’intensifient après chaque nouvel attentat. Le quotidien, ce sont des pillages systématiques, des rafles, des « nettoyages » de quartiers entiers par des militaires russes. Les gens restent sans nouvelles de leurs parents enlevés. Un jour, on retrouve leur cadavre dans un fossé, à moins que leur rétrocession ne soit rançonnée. Il y a tant de militaires russes qu’il en résulte une forme de proximité : quand un proche a disparu, on sait à qui s’adresser, on marchande sa restitution, mort ou vif. Ce marché des vivants et des morts est aujourd’hui la seule économie florissante en Tchétchénie.

Les « partis de la guerre », qu’ils soient russes ou tchétchènes, ont sans nul doute intérêt à la poursuite d’un conflit dont ils tirent des profits évidents. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’il faut envisager aujourd’hui chaque nouvel attentat. La logique de guerre s’entretient d’elle-même.

La dimension islamique du conflit est-elle seulement un effet de discours ?

Cette dimension fait évidemment partie de l’équation tchétchène. Mais elle s’est radicalisée avec le temps. À partir de l’entre-deux guerres, les groupes armés qui se revendiquaient de l’islamisme sont ceux qui ont bénéficié de moyens financiers, soit par l’intermédiaire des réseaux alimentés par la charité des fortunes du Golfe, soit par les dizaines de millions de dollars des rançons pour otages, partagées avec les services russes. L’islam est ainsi devenu un support matériel de résistance. Mais aussi un support idéologique : quand on laisse martyriser un peuple, des années durant, par un membre du Conseil de sécurité cent fois plus gros que sa victime, il ne faut pas s’étonner que celle-ci finisse par accepter la seule aide qui s’offre à elle, celle du Bon Dieu et de ceux qui se disent ses prophètes. Et quand tout autre forme de résistance devient hors de portée, les attentats kamikazes font irruption.

Lors de votre voyage clandestin, vous avez pu rencontrer quelques-unes de ces jeunes femmes qu’on appelle des « veuves noires »...

C’est l’un des noms qui leur est donné par les Russes, qui les surnomment aussi « fatimas » ou « chahidki », le féminin russe du « martyr » arabe. Depuis que des femmes ont participé à des attentats-suicides, toute Tchétchène est soupçonnée d’être une terroriste islamiste en puissance. Celles que j’ai rencontrées étaient des gamines de dix-sept-vingt ans. Leurs familles ont été fauchées, un père ou un frère tué, un petit ami enlevé. L’une d’entre elles, dont la meilleure amie était membre du commando du théâtre Nord-Ost, se disait prête à mourir « en martyre », en tuant des militaires. Mais celles qui disent cela sont très minoritaires, je les ai longtemps cherchées. Et la plupart disaient ne rien savoir des « camps de préparation » de femmes martyres que le Kremlin ne manque pas une occasion d’évoquer. Bassaev en parle aussi, mais il peut s’agir d’une simple bravade. Comme toutes celles dont il est familier, elle se retourne contre les Tchétchènes - les femmes sont désormais traquées.

Comment celles qui parlent de s’engager dans la résistance sont-elles perçues par leurs proches ?

Il n’y a pas de coupure entre elles et le reste de la population. J’ai rencontré mes trois jeunes femmes par l’intermédiaire d’une famille de Tchétchènes cultivés, démocrates et hostiles aux islamistes. Quand elles disaient leur sympathie pour les commandos de martyres, les autres essayaient de les raisonner, mais ne condamnaient pas. D’une manière générale, les gens ont beau prendre leurs distances avec la résistance armée, qui « ne sert à rien », qui « décime le peuple », ils affirment comme une évidence qu’il est devenu impossible de « vivre avec les Russes » après ce qu’ils ont fait. Que cela puisse s’exprimer aussi facilement et aussi unanimement est nouveau, je crois.

Bassaev revendique-t-il les attentats ?

Il les revendique, à en juger du moins par son site internet (kavkaz.org). Il se ferait même payer pour revendiquer ceux qu’il n’a pas ordonnés. Il se proclame en droit d’attaquer derrière les lignes ennemies. Il a ainsi revendiqué la prise d’otages au théâtre Nord-Ost, en octobre 2002 : son plan, disait-il, était de s’attaquer à la Douma, mais l’opération aurait été « kidnappée » en cours de route par les services russes. Chaque fois que des civils sont tués lors d’opérations, Bassaev parle de provocation du FSB. Ce qui, d’ailleurs, n’est peut-être pas faux. Prenez Nord-Ost : il y a trop de choses invraisemblables dans cette histoire. Ne serait-ce que le choix de Movsar Baraev pour diriger l’opération. Six mois auparavant, l’armée russe avait annoncé son arrestation, puis l’a relâché. Il était sous surveillance. Son oncle, Arbi, était un spécialiste des actions terroristes et des prises d’otage, en liaison avec le FSB, dont il avait la carte. Et comment expliquer que tous les membres du commando ont été tués après avoir été neutralisés, sinon par une volonté d’éliminer tout témoin ? Bassaev peut lancer des opérations depuis ses cachet-tes, mais ne peut tout contrôler.

Vous avez publié en octobre dansLe Mondeun entretien que vous avez obtenu de Maskhadov, par cassette interposée. Sa déclaration était moins ferme à l’égard de Bassaev qu’on eût pu s’y attendre...

Il faisait en même temps état d’un « désaccord » avec les méthodes de Bassaev quand il « emploie les mêmes méthodes que l’ennemi » contre des civils. Mais il affirmait que le combat de Bassaev, comme le sien, était une lutte de libération nationale sans aucun rapport avec le terrorisme international.

Quand il disposait d’un pouvoir relatif, il pouvait tenir Bassaev à l’écart. Aujourd’hui, il ne peut plus faire la fine bouche. Quand des jeunes Tchétchènes ne disposent pas d’argent pour s’acheter un passeport et fuir - c’est le cas de la majorité -, ils n’ont que deux solutions pour échapper aux rafles : s’engager dans les milices pro-russes, ou rejoindre les maquis, mieux financés par Bassaev que par Maskhadov. Celui-ci en est donc réduit à clamer que la résistance est unie. Ses méthodes ne sont pas celles de Bassaev, mais l’objectif est commun : « On verra plus tard ». Une telle position est risquée, mais je ne crois pas qu’il puisse en avoir une autre.

Maskhadov jouit-il encore d’une légitimité dans la population tchétchène ?

Difficile à dire. Avant la deuxième guerre, beaucoup le rejetaient pour n’avoir pas su faire vivre l’espoir qu’il avait suscité en 1997. Mais après plusieurs années de cauchemar, les Tchétchènes n’ont toujours pas d’autre figure à laquelle se fier. Ni les chefs de la résistance « wahhabite », ni les marionnettes de Moscou, ne peuvent prétendre à la légitimité que Maskhadov conserve par défaut. Il reste un symbole de ce que la majorité souhaite : un État démocratique, à l’européenne. Si les Tchétchènes pouvaient aujourd’hui se choisir librement un représentant, il est probable que Maskhadov ait ses chances. Mais un scrutin libre suppose la fin de l’occupation et une vie politique libre qui ferait sans aucun doute émerger de nouveaux leaders.

Y a-t-il un « plan Maskhadov » ?

Il y a un « plan Akhmadov » - du nom du Ministre des Affaires Étrangères tchétchène en exil, qui l’a présenté aux État-Unis - qui a été entériné par Maskhadov. Il s’agit d’un plan d’« indépendance conditionnelle » - en substance, un protectorat international et un report de l’indépendance - mais il n’est pas très précis sur qui assumera ce protectorat. Il évoque l’ONU, l’OSCE ou le Conseil de l’Europe, qui ne veulent surtout pas s’impliquer. En 2000, les Américains avaient fait miroiter à Akhmadov des possibilités d’action. Mais depuis le 11 septembre tout est gelé.

Y a-t-il eu, pour la Tchétchénie, des initiatives semblables à celle qui a conduit, pour la Palestine, à la rédaction du « Pacte de Genève » ?

Il y a eu des tentatives : celles menées, en liaison avec Akhmadov, par Andreï Mironov, un ancien dissident russe qui travaille à Mémorial (dont l’objet est de répertorier les violations des Droits de l’Homme par la Russie). Il a organisé une série de rencontres, en Suisse puis au Luxembourg. Mais ses efforts ont fini par être phagocytés par Berezovski qui, depuis Londres, utilise la Tchétchénie pour se donner une légitimité d’opposant politique. Mironov s’est fait fracturer le crâne, en juin dernier, par un « voyou » de retour de Tchétchénie. Le refus persistant des autorités d’ouvrir une enquête montre que le « voyou » agissait sur commande, ou du moins sous protection. Huit mois plus tard, Mironov est toujours gravement incapacité. Les bonnes vieilles méthodes du KGB font leur retour.

Comment expliquez-vous qu’en France, et plus généralement dans les sociétés occidentales, les opinions publiques soient si peu mobilisées sur la Tchétchénie ?

Les gens ne connaissent pas assez les Tchétchènes pour s’y reconnaître - même si la guerre en Tchétchénie continue à faire plus de morts chaque jour que le conflit israélo-palestinien. L’information devrait être quotidienne ; on n’y est pourtant jamais parvenu. Tout le monde conçoit que ce qui se passe en Tchétchénie est atroce, mais cela paraît trop « lointain », voire trop « compliqué ». Et comme dans les rédactions, très peu de journalistes ont pu se rendre sur place, il n’y a pas de « lobby » en leur sein pour pousser à en parler plus.

Mais il y a autre chose. Dans l’opinion publique occidentale, seuls les mouvements alter-mondialistes sont aujourd’hui capables de susciter des mobilisations de masse. Pour ces mouvements, l’ennemi principal est américain, et cette grille de lecture fait passer la Tchétchénie à la trappe. J’ai même vu certains diplomates français laisser entendre que ce serait les Américains qui financeraient les islamistes armés tchétchènes pour nuire aux Russes ! Pour ma part, il m’arrive parfois de penser que seule une intervention directe des Américains contre Maskhadov, en territoire tchétchène, provoquerait une mobilisation massive...

Croyez-vous qu’une telle mobilisation pourrait changer la donne ?

Elle n’y suffirait pas, mais elle est indispensable, parce qu’elle serait en mesure d’infléchir la politique des gouvernements occidentaux à l’égard de Poutine. Ensuite parce que le pouvoir russe est très attentif à ce qu’on dit de lui en Occident. Dans les conférences de presse, les seules questions susceptibles de déstabiliser Poutine sont relatives à la Tchétchénie.

Y a-t-il en Europe des équivalents du Comité Tchétchénie français ?

Il y en a un peu partout, tous aussi marginaux qu’ici. Ils font des actions, mais en même temps ils doivent s’occuper des réfugiés - ce qui peut devenir un travail à plein temps pour des dizaines de personnes. Car le nombre de ces réfugiés explose. Aujourd’hui, en Tchétchénie, la fuite apparaît souvent comme la seule issue. Mais il est de plus en plus difficile d’entrer dans l’espace Schengen.

L’opinion publique russe semble très peu mobilisée contre la politique de Poutine en Tchétchénie. Cela n’a pourtant pas toujours été le cas ?

Pendant la première guerre, la majorité des Russes condamnaient l’intervention militaire. Les mères de soldats, constituées en groupe, partaient chercher leurs fils : elles logeaient chez l’habitant (chez « l’ennemi »), organisaient des marches pour la paix. Leurs actions étaient relayées par une presse souvent critique. Cela n’a plus été le cas avec la seconde guerre : impossible alors de se rendre sur le terrain. Quant à leur mobilisation sur le territoire russe, elle est passée sous silence par une presse presque intégralement verrouillée. Ce revirement de la presse - et par conséquent de l’opinion publique - a commencé dans les années qui ont précédé la deuxième guerre. Je me souviens d’un reportage où l’on voyait un Tchétchène décapiter un Russe : il passait en boucle sur les chaînes de télévision. Avec l’accession au pouvoir de Poutine et l’intensification des violences, la mise au pas des médias n’a plus cessé. Les rares journaux indépendants sont régulièrement poursuivis, ceux qui contestent la politique du Kremlin en Tchétchénie sont accusés de favoriser les opérations terroristes. La journaliste Anna Politkovskaïa de Novaïa Gazeta a eu des ennuis répétés avec le FSB, et est aujourd’hui la cible d’une campagne de dénigrement : elle serait « malade », « hystérique » - tous ces termes qu’on employait dans les années 1980 à propos des dissidents.

Dans ces conditions, quels sont les forces, les moyens et les modes d’action des rares structures critiques ?

Au centre de Moscou, quelques associations organisent des piquets réguliers. Ils ne font l’objet d’aucune répercussion médiatique, et ils peinent à rassembler plus de quelques dizaines de personnes. Seule la manifestation annuelle organisée par Mémorial parvient à faire venir plusieurs milliers de personnes. Parmi elles, peu de jeunes ; plutôt des gens de l’intelligentsia moscovite, qui avaient été très actifs dès les premières mobilisations contre la guerre. Et peut-être aussi quelques étudiants, rassemblés autour du petit groupe local du Parti transnational de l’italienne Emma Bonino, dont le local a d’ailleurs été pillé...

Les attentats des derniers mois ont-ils encore radicalisé l’opinion à l’encontre des Tchétchènes ? Ou pensez-vous que leur multiplication peut favoriser un regain de mobilisation en faveur de négociations ?

Je crains qu’elle ne le puisse pas. Aujourd’hui, la majorité des Russes - partagés entre la lassitude, la vague culpabilité ou le désir de revanche - ne veulent tout simplement plus entendre parler des Tchétchènes. Dans les dîners moscovites, il n’est pas rare d’entendre des gens très « comme il faut » affirmer sur un ton badin qu’une bombe atomique permettrait d’en finir avec la question. La pratique systématique de la torture des Tchétchènes raflés par des soldats russes, puis tués et/ou vendus, témoigne aussi de cet état d’esprit : dans beaucoup de cas, il s’agit moins d’obtenir des renseignements que de briser purement et simplement l’ennemi dans son corps.

2/ En Irak

À lire vos articles du printemps dernier, largement consacrés au sud chiite, on avait le sentiment que, dans leur majorité, les récriminations à l’encontre des Américains étaient alors plus matérielles que politiques. Est-ce encore le cas aujourd’hui ?

Selon moi, on en est toujours là. Bien sûr, le discours anti-américain n’a pas faibli, ni du côté chiite, ni du côté sunnite. Mais les chiites savent qu’ils sont majoritaires, qu’après des élections, ils auront le pouvoir, et qu’il est inutile de tout compromettre par précipitation. Il y a bien eu, en octobre, quelques attaques des partisans de Muqtada Sadr contre des Américains, et des affrontements inter-chiites - entre les radicaux pro-Sadr et les modérés pro-Sistani - à Kerbala. Mais les Américains ont alors sévi - effrayés par les rumeurs selon lesquelles Muqtada Sadr aurait pris des contacts avec certains radicaux sunnites, ce qui est le scénario le plus dangereux. Des membres du gouvernement intérimaire sont allés lui dire qu’il pourrait être inculpé pour le meurtre d’al-Khoei, l’ayatollah assassiné en avril, probablement par ses partisans. Et Muqtada s’est assagi, à en juger par ses sermons du vendredi.

Lui reproche-t-on cette modération ?

Ce n’est pas impossible, mais ce n’est pas visible. Déjà, contester Sistani pour sa modération, comme le font les Sadriens, c’est être minoritaire. Alors être minoritaire parmi les minoritaires... Muqtada est protégé par l’immense prestige de son père, assassiné par Saddam en 1999. Lui-même n’a pas d’envergure, il est quasi-illettré, mais son mouvement draine les éléments les plus jeunes et dynamiques de la société chiite.

Sistani, pourtant, a pu hausser le ton

Toujours de manière ambiguë. Il doit s’affirmer face aux Sadriens, et sans doute aussi face à l’Iran. De plus, on ne peut être le « marja » (le guide suprême) des chiites avec un discours pro-américain. Mais, en même temps, tout le monde sait jusqu’où il ne faut pas aller trop loin.

À quelles réactions avez-vous assisté quand Saddam a été arrêté ?

Ce jour-là, j’étais à Ramadi, dans « le triangle » sunnite, où l’on pouvait s’attendre à ce que la capture de Saddam provoque d’immédiates manifestations de colère ; mais elles n’ont commencé que le lendemain. Je suis rentrée le soir même à Bagdad. Dans le quartier chiite, il n’y avait pas la même liesse que lors de la mort des fils de Saddam. Au quartier général de Sadr, on devisait par petits groupes : chacun attendait les consignes venant de Najaf, la ville sainte chiite. La question du « comment réagir ? » était en effet délicate : aller manifester, c’était risquer de paraître pro-américain ; ne rien faire, c’était « se couper des masses » chiites... Il y a donc eu des défilés organisés deux jours plus tard dans toutes les villes chiites.

Je suis ensuite allée chez les Salafistes. Là, c’était le deuil total. Non que Saddam leur ait été sympathique, mais tout salafiste est d’abord un sunnite. Ce soir-là, ils tenaient ouvertement le discours suivant : « En Irak, il faut un dictateur, pour garder unies toutes ses composantes. Et si ce dictateur n’est pas sunnite, nous passerons à la casserole comme jadis les chiites. »

La télévision a bien montré des gros plans de manifestations de liesse. Mais elles avaient lieu devant le siège du parti communiste, avec des militants brandissant des drapeaux rouges et quelques femmes non voilées...

Ironie : les communistes comme seuls vrais pro-Américains... un peu comme en Bosnie il y a quelques années.

C’était très sensible dès avant la capture de Saddam, quand s’est tenue, dans le centre de Bagdad, la première grande manifestation « contre le terrorisme et pour la reconstruction ». Elle avait été co-organisée par les nombreux petits partis démocrates créés dans ce qu’on peut appeler l’intelligentsia de Bagdad, qui rassemblent des sunnites et des chiites « laïcs », mais qui n’ont aucune base de masse. Alors ils ont fait appel aux partis kurdes et chiites. Mais les plus assidus, ceux qui étaient là depuis le matin, c’était les militants du Parti communiste. Dans les réunions préparatoires, on s’était apparemment mis d’accord pour qu’ils ouvrent le cortège. Cela fut d’abord contesté par une organisation qui rassemble des familles nobles irakiennes, des descendants du prophète ; on les a renvoyés. Puis sont venus les partisans d’al-Sadr, descendus de leur quartier ; il y avait parmi eux des jeunes qui ne venaient jamais dans le centre de Bagdad. Pour être sûrs de se retrouver devant, ils s’étaient donné un point de rendez-vous en amont de la manifestation. Ils arrivent au pas de charge, on leur dit d’aller derrière. Conciliabules, jusqu’à l’heure de la prière. Alors ils se mettent à prier sur le côté de la route. On les oublie et la manifestation commence. Mais les « Sadriens » se relèvent discrètement, courent et parviennent à prendre la tête ; tout au moins jusqu’à l’arrivée, en nombre, des militants chiites d’Al-Hakim, le politique qui soutient désormais Sistani... Bref, tous les partis chiites, kurdes et « démocrates » étaient présents. En revanche, pas de groupes sunnites, qui sont peu organisés en tant que tels et loin de l’unité.

Combien de personnes cette manifestation a-t-elle rassemblées ?

Quelques milliers - rien à voir avec les énormes rassemblements chiites du sud, mais elle n’en était pas moins remarquable. Il y avait des scènes touchantes, des vieilles femmes syndicalistes, des poétesses, qui se retrouvaient dans la rue pour la première fois depuis trente ans, des gens qui pleuraient, divers petits groupes professionnels. Cela donnait l’impression d’un Irak qui un jour pourrait s’unir sur des bases pas trop tordues. Mais cela montrait aussi qu’il y a encore du chemin à faire. Deux représentants du Conseil de gouvernement intérimaire sont arrivés avec leurs gardes du corps, pas plus - c’était peut-être mieux, d’ailleurs, parce qu’il est vrai qu’ils sont discrédités. Mais cela résume un peu les impasses politiques. Et à ce titre, c’était intéressant, même si cela a été très peu répercuté. À l’ambassade de France, personne n’est même allé y voir : c’était, disait-on « une manif pro-américaine, manipulée... » Elle ne l’était pas - ceux qui y participaient sont souvent les mêmes qui reprochent aux Américains de ne pas tenir leurs promesses - même si elle était protégée par les Américains, tout le monde craignant qu’un tel rassemblement attire des attentats. Il fallait un certain courage pour y participer.

Vous avez particulièrement enquêté dans le « triangle sunnite ». La référence à l’Irak de Saddam y est-elle encore prégnante ?

Les sunnites - minoritaires en Irak, à l’exception de Bagdad et du « triangle » - se sentent perdants - ce qui ne veut pas dire qu’ils regrettent tous Saddam. À Bagdad, dans une famille où l’on tenait le discours « sunnite » de l’humiliation que représentait l’arrestation de Saddam, au bout d’une demi-heure le père me dit : « J’ai passé un mois dans une prison de Saddam ; j’ai été torturé. » Il travaillait à la poste, une conversation téléphonique avait été interceptée où on disait du mal de Saddam, on avait pensé que c’était lui, à tort. De telles histoires, il y en a partout. À Falloudja, en octobre, les murs étaient couverts de graffitis qui disaient « Vive Saddam Hussein ». En décembre, « Saddam » avait été barré et remplacé, soit par « le peuple », soit par « l’islam ». Les gens insistent d’ailleurs pour dire que « Vive Saddam » était seulement une façon commode de protester. En tout cas, c’est en pays sunnite qu’on trouve des gens qui se réclament de la résistance. Il faut ici souligner l’importance du facteur tribal : il est important à cet égard de savoir que c’est joli, les rives de l’Euphrate ; il y a des palmeraies riantes, de gras troupeaux, des gens riches - et une infrastructure. Si sous Saddam l’argent allait quelque part, c’était là. Ils vivent beaucoup mieux que les chiites. Or aujourd’hui, pour maintenir son rang entre tribus, il faut avoir un fils qui est dans la résistance.

Que peut-on savoir de l’anatomie de cette résistance ?

Depuis quelques temps, tout le monde fait des théories sur les trois branches de la résistance : la saddamienne, la salafiste et la nationaliste arabe. Il me semble pourtant que c’est à la fois plus compliqué et plus confus.

La dernière tient largement du mythe, mais d’un mythe qui correspond à un discours répandu : les gens qui lui sont favorables ont en effet tendance - et intérêt - à prétendre que « la résistance » est patriotique et unie. J’ai été ainsi en contact écrit avec un groupe de « résistants » : des militaires palestiniens, installés en Irak depuis 1948, et qui disaient : « la résistance est unique. De même, les salafistes que j’ai rencontrés - qui n’avaient trop l’air de salafistes (vu qu’ils n’avaient pas beaucoup de barbe), mais qui s’appelaient pourtant eux-mêmes « armée de Mohammed - disaient : « Al-Sadr nous aide ; et le Hezbollah nous aide », alors même que la crainte d’un Irak aux mains des chiites est l’un des principaux motifs de leur résistance. Bref, proclamer l’unité anti-impérialiste de « la résistance » est nécessaire pour rendre celle-ci plus impressionnante, même si par ailleurs on se réclame de l’islam, de l’ancien régime ou d’un patriotisme anti-américain et anti-Saddam.

Quant à la résistance islamiste, il faut souligner la part des infiltrations des pays voisins - Syrie, Arabie Saoudite, Iran - dont les dirigeants ont tous intérêt à voir les Américains humiliés en Irak. Le rôle d’al-Qaida est aussi peu clair que cette nébuleuse elle-même, mais il est certain que de nombreux « jihadistes » sont envoyés en Irak.

Et la place des fidèles de l’ancien régime ?

Je crois qu’on ne sait toujours pas quel a été le rôle de Saddam Hussein dans cette résistance, ni l’importance de ses partisans parmi ceux qui s’en réclament. Il est remarquable que des jeunes du triangle, qui s’affirment résistants, tiennent souvent un discours paradoxal : d’un côté, ils disent : « C’était bien mieux sous Saddam, qui est un héros de la nation arabe », mais de l’autre, ils affirment aussi que « les mêmes salauds qui collaboraient avec Saddam collaborent aujourd’hui avec les Américains ». Ils n’ont d’ailleurs pas complètement tort sur ce dernier point, même si tous ceux qui tentent de s’appuyer sur la nouvelle administration ne peuvent être accusés d’avoir simplement « retourné leur veste ». Parmi eux, il y a aussi des gens très bien, qui prennent des risques pour essayer de faire bouger les choses : risque de devenir la cible des « résistants », risque de démarcher une administration américaine retranchée dans ses blockhaus et sujette à la paranoïa...

Comment voyez-vous l’évolution de la situation ?

D’un côté, on peut estimer qu’en dépit des violences qui vont certainement se poursuivre les Américains ont une chance non négligeable de réussir à stabiliser le pays. L’élément le plus important à cet égard, c’est la motivation des résistants sunnites du triangle : s’ils affectent de lutter pour la libération de leur territoire, on peut néanmoins penser que leur principal souci, en tout cas celui des chefs de tribu, consiste à faire pression sur les forces d’occupation afin que celles-ci ne les oublient pas dans le partage du gâteau. Autrement dit - et comme a pu me le confier un proche de la résistance - la lutte armée est au moins en partie un moyen de négocier. Les chefs de tribu en effet ne veulent surtout pas que les sunnites se retrouvent comme jadis les chiites, qui, pour avoir résisté jusqu’au bout contre les Anglais, se sont retrouvés sans pouvoir jusqu’à aujourd’hui. Il faut se souvenir que les « résistants » du triangle sunnite ne sont pas de pauvres hères désespérés, mais des gens qui sont habitués au pouvoir. Il me semble donc que le fond du combat sunnite relève plus d’une méthode certes violente de revendication que d’une lutte irréductible.

En même temps, il est clair d’un autre côté qu’aucun des pays voisins de l’Irak - ni la Syrie, ni l’Iran, ni même l’Arabie saoudite - n’ont intérêt au succès de l’opération américaine. Que les néo-conservateurs de l’administration Bush aient été ou non sincères lorsqu’ils ont annoncé leur intention de réformer le Moyen-Orient, les régimes de Téhéran, Damas et Riyad s’accordent en tout cas pour penser qu’un Irak chaotique est le meilleur moyen de rabaisser les ambitions américaines. Aussi ne sont-ils pas prêts à empêcher les infiltrations de combattants, islamistes ou autres, à partir de leurs territoires. Or non seulement les Américains n’ont pas les moyens de contrôler les frontières, mais le cycle des attentats et des mesures de répression qu’une telle porosité alimente risque à la fois d’entretenir le ressentiment de la population à l’égard des occupants et d’accentuer la réclusion des troupes de la coalition, par conséquent de les isoler encore davantage de la société irakienne.

D’une manière générale, il y a autant de raisons de croire à une pacification qu’au contraire à une détérioration de la situation : ainsi, par exemple, l’isolement des troupes et des administrateurs américains fait qu’ils ne comprennent pas grand’chose à la complexité des alliances et des inimitiés parfois paradoxales - inter- ou intra-communautaires - au sein de la société irakienne. Mais cette complexité, en même temps, ne milite pas en faveur d’une unification de la résistance. Autre exemple : un nombre croissant de familles ont un proche qui a été victime d’une rafle ou de bavures de la part des forces d’occupation - ce qui augmente le ressentiment général, mais aussi un autre proche qui a trouvé du travail et s’en sort mieux grâce à l’administration provisoire - ce qui invite plutôt à miser sur celle-ci pour l’avenir.

Je crois plutôt, à terme, à une amélioration de la situation, à l’émergence d’une solution de compromis, sauf si les chiites passent à la résistance armée ; dans ce cas-là, on aurait une guerre d’une tout autre ampleur - surtout si l’on pense à la contagion possible chez les chiites d’Arabie Saoudite, opprimés eux aussi depuis bien longtemps et qui vivent dans la région où il y a l’essentiel du pétrole.