Glissements de terrains entretien avec Jeanne Favret-Saada

Glissements de terrains

Qui tenterait de présenter en quelques mots la place de Jeanne Favret-Saada dans la discipline qui est la sienne — l’ethnologie — menacerait d’errer longtemps sans trouver de lieu à la stabilité rassurante, et s’en remettrait finalement à la facilité du paradoxe. Jeanne Favret-Saada le dit elle-même : elle est à la fois au centre et à la marge. C’est une ethnologie qui s’effrange à ses bords, qui se plaît à commettre des alliances peu recommandables aux yeux de ceux qu’elle désigne comme les chefs ou les patrons du savoir. Jeanne Favret-Saada rencontre la psychanalyse lorsqu’il s’agit de forger une anthropologie des thérapies et de déposséder le savant d’un certain nombre de certitudes, telle la transparence du sujet, savant ou non, à lui-même. Ou côtoie la sociologie lorsqu’elle analyse des pratiques religieuses occidentales. Ou encore, plus récemment, l’histoire, dans son dernier livre [1] retraçant deux siècles de relations des institutions chrétiennes à l’antisémitisme. Position sur le fil, ensuite, parce que la théorie qui s’élabore chez elle se met sans cesse en question, à l’épreuve, et trouve bien peu de possibilités de crânerie. Ses lieux sont moins éclatants, plus cachés. Il importe plus de mettre un peu de désordre dans les concepts que de faire théorie contre théorie. Jeanne Favret-Saada rend son projet de connaissance isomorphe à ses objets, par l’expérience de l’affect qui les lie. Malmenée et prise par les sorts sur le terrain de son ethnographie bouleversante du Bocage ensorcelé, elle s’en revient riche d’une réflexion sur la modalité d’« être affecté » comme dimension centrale de toute enquête ethnologique, au fondement possible d’une nouvelle anthropologie. Cet « affect non représenté », pur sensible qui fonde la communication entre les hommes, vient brouiller les vieilles antinomies entre représentation et émotions, idéel et imaginaire.

Rien d’irrationnel pourtant ici, il s’agit bien de science. Mais cette science vaut peut-être et surtout pour la pratique — scientifique, thérapeutique, politique — sur laquelle elle ouvre. Jeanne Favret-Saada nous l’a dit, elle compte bien libérer la parole de ses contemporains. Et si son dernier livre, écrit avec Josée Contreras, s’entend à rouvrir une histoire qu’un consensus trop policé voudrait tenir clos, c’est, on le sent, guidé par un désir de faire comprendre dans quoi les divers acteurs sont pris.

Que ce soit pour bousculer les certitudes des sciences sociales ou jeter un pavé dans la réconciliation interreligieuse, ce qui compte c’est d’ouvrir la discussion, de lancer la balle en attendant de voir qui voudra bien la rattraper. Il y aurait là comme une politique du savant : proposer des commencements, être l’artisan d’un savoir à construire en commun, où chacun est fondé à inventer sa place.

À la source de vos engagements ethnographiques se sont toujours trouvées des impulsions politiques : vos premiers travaux de recherche dans l’Algérie des années 1960, par désir de participer à la reconstruction d’un pays que « nous » avions détruit, voire à une « Révolution » ; votre investissement du terrain de la sorcellerie dans le sillage des bouleversements sociaux de la France d’après 68. On sent toujours chez vous une tension, ou une cohabitation, entre l’expérience, qui comporte, dites-vous, sa part d’« affect non représenté », et une rationalité scientifique, qui structure votre production écrite. Dans quelle forme d’équilibre — ou de déséquilibre — viennent se nouer pour vous ces deux ressorts ?

Les relations entre ce que vous appelez « l’impulsion politique » et la recherche ne m’ont jamais paru problématiques : rien n’oblige un militant à être stupide, ignorant, ou sectaire ; et rien ne fera qu’un chercheur soit plus savant pour s’être proclamé apolitique. Dans le cas de l’ethnologie, il s’agit de participer, à partir d’une expérience spécifique (le terrain), à l’entreprise de connaissance. Cela suppose qu’on respecte des contraintes spécifiques : cela n’exige pas qu’on soit apolitique, mais qu’on soit ouvert au point de vue de l’Autre, capable d’en comprendre quelque chose et de communiquer cela aux siens.

« L’impulsion politique » qui m’a conduite dans l’Algérie des années 1959-1963 a fait, par exemple, que j’ai tenu à enseigner la pensée de Marx à l’Université d’Alger à l’époque de l’OAS. Ou, après l’Indépendance, à imaginer avec Mohammed Harbi, alors conseiller du président Ben Bella, une enquête dans les nouvelles fermes autogérées. Certes, la méthodologie était particulière, mais pas parce que le chercheur aurait étérévolutionnaire » : parce que la situation elle-même était explosive. Le rapport que j’ai remis était un constat de la situation, une analyse, pas un écrit « révolutionnaire ». Après le changement de régime en Algérie (Harbi avait été inquiété et ses dossiers ont disparu), j’ai écrit des papiers d’anthropologie nourris de cette expérience : « Le traditionalisme par excès de modernité » [2] analysait deux insurrections rurales que j’avais vues sur le terrain. Les autres articles [3] tentaient de construire la logique de ces systèmes tribaux du Maghreb qui s’étaient manifestés dans ces insurrections. Pendant la même période, j’assurais dans la revue L’Homme la recension des publications sur les systèmes tribaux arabes, et j’enseignais l’anthropologie politique au Département d’Ethnologie de Nanterre : pour moi, il n’y avait pas plus d’incompatibilité entre l’anthropologie politique (avec ses règles, mais aussi avec la liberté critique que donne la culture scientifique) et l’engagement politique qu’entre le fait d’aimer quelqu’un et d’être chercheur.

Je me préparais (non sans appréhension) à faire un séjour sur le terrain en Kabylie, quand est survenu mai 68. Nous avons été trois ou quatre enseignants-chercheurs, au département d’anthropologie, à nous engager avec nos étudiants. Quand l’ordre est revenu, nous avons tous décidé de rester en France, où, pour une fois, il s’était passé quelque chose d’intéressant. C’est alors que j’ai entrepris ce terrain sur la sorcellerie. Le choix de ce sujet n’était pas particulièrement politique. Mes camarades gauchistes, pour qui la sorcellerie était le produit d’une conscience aliénée, ont déploré que je perde mon temps avec des paysans non contestataires, des gens qui votaient à droite - et qui donc s’excluaient du « peuple ». (Comme quoi, il y avait aussi une version « révolutionnaire » du Grand Partage entre « Eux » et « Nous » — en termes de conscience de classe.) Leurs objections ont ensuite cédé devant l’évidence que les paysans recouraient à la sorcellerie à l’occasion de crises gravissimes. Quand j’ai pu montrer que le désorcèlement constituait un dispositif de survie, les réactions se sont faites plus ambiguës. D’un côté, on célébrait l’inventivité de ces gens de peu ; d’un autre, on condamnait moralement l’agressivité de leur système. Condamnation comique, si l’on pense que beaucoup d’entre ces moralistes avaient applaudi à l’entrée des Khmers rouges dans Phnom Penh !

Pour résumer : l’engagement politique qui m’a conduite en Algérie et ensuite fixée en France ne m’a pas tenu lieu de programme de recherche, il ne m’a pas fourni mes concepts analytiques, et moins encore une méthodologie. Mais le travail sur la sorcellerie, par exemple, m’a débarrassée du positivisme, du progressisme et du moralisme de gauche. Il y a chez moi une sorte de rétroaction perpétuelle entre une façon non partisane d’être en politique, et une façon non scolaire de faire de la recherche.

Dans un passage des Mots, la mort, les sorts, vous notez que l’expérience de l’irrationnel est une dimension ordinaire de l’existence, par exemple dans l’engagement politique et les rapports amoureux.

Les tenants de l’idéologie positiviste des Lumières (à laquelle l’ethnologie cotisait) constituent la campagne française et sa sorcellerie en canton de l’irrationnel. « Nous », c’est-à-dire « la science », sommes censés être guéris de cette sale maladie. Dans ce passage, je rappelle que l’expérience de l’irrationnel est notre lot à tous, et qu’on ferait mieux d’éviter de parler d’« irrationnel ». Celui qui l’emploie pour qualifier la conduite d’autrui (celle d’un ensorcelé, d’un amoureux ou d’un militant politique) dit juste qu’elle est déraisonnable, que l’acteur en question résiste à une conception scientifique de la causalité. Je préfère donc parler d’une « expérience » de la sorcellerie, de la politique ou de l’amour. Une expérience où entre, en effet, de l’affectif non représenté, comme dans toute expérience humaine.

Enquêter sur la violence des rapports humains, comme vous l’avez fait à propos de la vengeance kabyle ou de la sorcellerie bocaine, est-ce une manière de rendre compte aussi de la normalité ?

Le Grand Partage attribue volontiers à l’Autre — le paysan du Bocage avec sa sorcellerie, l’homme tribal maghrébin et sa vendetta —, le monopole de la violence. « Nous », par contre, serions pacifiques et civilisés. Mon ethnographie, au contraire, montre le caractère absolument normal de la violence chez tous. Elle ne la célèbre pas, ne prétend pas que toutes les violences soient équivalentes ou qu’elles ne fassent pas de victimes. J’en propose des analyses circonstanciées : la violence de la sorcellerie bocaine n’est pas celle des systèmes tribaux arabes, qui elle-même diffère de celle que les Églises chrétiennes ont déployées envers les juifs.

Quand j’ai débuté, on considérait les conflits comme devant être résolus, comme des perturbations provisoires et inessentielles d’un « ordre » ou d’un « équilibre » sous-jacents. Deux pays étaient présentés comme des génies dans la solution négociée des conflits : le Liban et le Soudan ! Et, en quelques décennies, nous avons pu voir toutes les sociétés que nous avions étudiées dans les livres d’ethnologie décimées les unes après les autres par les guerres civiles et les interventions des pays riches. Ce n’était pas encore le cas quand j’écrivais mes premiers textes, mais cette idée d’un ordre fondamental me paraissait aberrante. Selon la nationalité de l’auteur, il me semblait qu’elle célébrait la passion idéologique américaine pour le bargaining (la négociation. ndlr) ou la passion conservatrice européenne pour l’ordre.

Les systèmes politiques tribaux arabes se construisent contre l’annexion par un pouvoir central, et leur stratégie est de se segmenter à l’infini pour éviter d’être conquis. Ils sont donc exemplaires pour fonder une ethnographie sur les thèmes du désordre, de la violence, et de l’instabilité. J’ai pu montrer à la fois que tout cela se fait selon des règles, et que celles-ci sont constamment manipulées, si bien que ces sociétés « fonctionnent » sur le mode de la claudication, passant d’une crise à une autre, avec des paliers de réorganisation provisoire des alliances. Et, contrairement à ce que les tenants d’un « ordre » social imaginent, un tel système, malgré sa vendetta instituée, produit finalement peu de cadavres.

Avez-vous fait l’expérience de quelques inconvénients de cette violence ?

Oui, bien sûr. Je suis née dans la juiverie du sud tunisien, dont le mode de vie était encore largement tribal, bien que mon père ait eu la nationalité française. Le péché capital, pour les enfants que nous étions, consistait à n’être pas comblés par la vie entre soi. Nous n’étions censés fréquenter que nos cousins et cousines, pas nos camarades d’école ; plus tard, nous devrions épouser selon les stratégies familiales. Dans la génération de mes parents et oncles, la plupart des jeunes gens avaient essayé de se faire une vie propre, mais tous avaient été remis au pas. Dans la mienne, plusieurs jeunes adultes ont cédé au système après une escapade sans lendemain, quelques-uns ont mené leur bataille jusqu’au bout, en payant ce voeu d’autonomie d’un exil hors des délices tribaux (hélas immenses). Même l’Indépendance de la Tunisie, l’exil forcé de tous et la vie en France n’ont pas dissout ces liens tribaux : la parentèle conformiste les a maintenus vivants ; l’entre-soi demeure pour eux le modèle du bonheur, mais l’ouverture au reste du monde est devenue casher.

D’autre part, dans la ville où je suis née, la population était très diversifiée : une forte majorité de Tunisiens musulmans, une « communauté juive » (que mon grand-père puis mon père présidaient), des « Français » (métropolitains), des Maltais (de nationalité britannique), des Grecs, etc. Les juifs, bien qu’étant eux-mêmes discriminés par les « Français », méprisaient les « Arabes ». Nous n’avions pas le droit d’aller en « ville arabe » (le maximum du danger, surtout pour les filles), de fréquenter nos camarades de classe tunisiens — bref, nous étions racistes. Je me souviens de l’incroyable effort mental que j’ai dû faire vers l’âge de sept ans pour former intérieurement une phrase toute simple, à propos d’un garçon de mon âge, domestique de mes parents : « Ali aussi est un enfant ».

De la même manière que vous avez pu comprendre une partie de ce qui se jouait dans la société tunisienne à partir de la place que vous y occupiez, il vous a fallu au cours de votre enquête dans le Bocage prendre place dans cette société-là.

Dire que j’occupais une place en Tunisie est une blague : elle m’était assignée et j’ai aperçu sa nature de place du fait qu’elle ne me convenait pas : avoir à être une fille juive dans une société misogyne, coloniale et raciste. On ne réalise l’existence d’un système de places que si on se cogne à ses limites, si on se fait « remettre en place ». De même que Raymond Aron niait la réalité de l’inégalité sociale (« Dans nos sociétés ouvertes, il n’y a pas de portes », disait-il), de même, les conformistes spontanés, dans ma parentèle, auraient nié l’existence d’un système de places.

Le travail ethnographique consiste à aller se coller délibérément dans un système de places qui nous est inconnu : celui, particulier, au groupe que nous avons choisi d’étudier. Mais alors, « prendre place », comme vous dites, consiste plutôt à ne viser aucune place, pas même celle d’ethnologue. Je devais accepter d’être là, présente, un point c’est tout. Et laisser les gens me désigner une place qui leur paraîtrait convenable, ou une autre -selon le moment et l’interlocuteur. Dans le Bocage, par exemple, l’un me disait que j’étais ensorcelée, et un autre, le même jour, que j’étais désorceleuse. Le premier avait lu de la panique dans mes yeux, le second que j’avais les yeux durs et courageux de la désorceleuse qui avait sauvé son frère. Or cette assignation à une place inconnue de moi avait une conséquence immédiate : un certain comportement était requis, dont j’ignorais tout. À force de gaffes, de demi-fuites, et d’expériences diverses, j’ai fini par donner un contenu à chacune des places. Et aussi, à en négocier une pour moi qui ne serait pas trop inconfortable (ensorcelée en cure, et assistante d’une désorceleuse). Ce qu’on appelle le « travail » de terrain comporte donc des moments de très grande passivité, où l’on ne contrôle pas les situations. L’Autre mène un jeu dont on ignore les règles, il suffit d’être malléable.

Mais au fond, est-ce une expérience si étrange ? Est-ce propre à l’ethnologie ou à tout déplacement hors de notre petit monde ? Ainsi, quand je fais des randonnées dans la nature, j’ai le sentiment très vif de faire incursion chez d’autres vivants, les plantes, les bêtes, les insectes. J’ai conscience, par exemple, d’envahir le domaine des abeilles. Je porte donc une grande attention aux plantes mellifères (j’ignore tout de la botanique, mais je me repère par l’odorat), j’évite d’y planter mes Pataugas, j’explore avec intérêt leurs déplacements et... je ne suis jamais piquée. J’aime randonner : moins pour la muscu ou l’air pur que pour cet indicible soulagement : n’être plus encombrée par mes repères d’être humain, n’être plus chargée des droits de mon espèce.

La situation analytique requiert le même genre de posture : « l’attention flottante » du thérapeute (j’ai été psychanalyste pendant plus de vingt ans) ne consiste pas à rêvasser mais à laisser flotter son petit moi, à laisser l’autre le tripoter et le modeler à son idée. Ce que l’autre est capable d’en faire est toujours surprenant, parfois désopilant, n’était la souffrance psychique du patient. Et c’est reposant : les psy qui sont épuisés à la fin de leur journée de travail sont ceux qui résistent à cet exercice.

Dans « Être affecté » [4], vous opposez la « communication ethnographique ordinaire » à celle que vous avez expérimentée à propos de la sorcellerie : pourriez-vous préciser votre propos ?

À les lire, les ethnographes n’auraient, avec leurs informateurs, qu’une communication verbale, volontaire et intentionnelle, destinée à se faire enseigner un système de représentations indigènes. Or c’est la variété la plus pauvre de la communication humaine : s’il ne se passait que cela, comment les chercheurs percevraient-ils les aspects non verbaux et non intentionnels de la communication ? Et s’ils maîtrisaient à ce point leurs propres paroles, leurs gestes et leurs affects, comment pourraient-ils apprendre quoi que ce soit qui compte ? Pour ce qui est de leur sorcellerie, en tout cas, les Bocains ne m’ont pas laissée m’en tirer à si bon compte : ils ne cessaient de m’assigner à l’une des places du système sorcellaire, et ils surveillaient mes réactions involontaires pour décider s’ils resteraient ou non en contact avec moi.

En quoi votre manière particulière de vous rendre dans un monde est-elle une méthode de connaissance ?

À mon sens, le « travail » ethnographique comporte trois moments logiques : tous sont nécessaires et seul leur ensemble est suffisant. Le premier, dont je viens de parler : hasarder sa personne dans un monde inconnu en se laissant manipuler, affecter et modifier par l’expérience de l’Autre. Le deuxième consiste à tenir un journal très circonstancié des événements : pendant la période du travail sur le terrain, c’est une aide essentielle, qui permet de supporter l’expérience de dépossession de soi (le premier moment logique), et de se comporter moins bêtement avec les gens ; après la période du terrain, c’est un document précis sur lequel l’analyse pourra s’appuyer. Certains jours, certains mois, la tenue de ce journal est impossible (trop d’angoisse) : d’avoir néanmoins inscrit un blanc entre deux dates permettra ensuite un travail. Ce journal n’est pas un espace de récréation personnelle, comme c’est en général le cas pour les ethnologues : c’est un outil de travail, la consignation d’une expérience. Ce n’est pas non plus un journal d’auto-analyse : l’objet de ce journal, c’est l’exploration d’un système de places par un sujet quelconque, l’ethnologue, en l’occurrence. Le troisième moment logique peut être accompli des années plus tard : la reprise de cette expérience dans une entreprise de connaissance. Car si je critique l’idéologie des Lumières — son positivisme, son progressisme et son arrogance —, je demeure une héritière avouée de son projet de connaissance cumulative.

On cite souvent votre ouvrage comme un modèle d’ethnographie et pourtant il n’a pas fait école. Pourquoi ?

Si « faire école », pour un livre, consiste à faire partie du bagage des jeunes chercheurs qui partent sur le terrain, Les Mots, la mort, les sorts et Corps pour corps (écrit avec Josée Contreras) ont fait école : en France, mais aussi aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Italie... J’en ai eu d’innombrables témoignages. De même, ces livres sont lus en France, aujourd’hui encore, par tous les étudiants de premier cycle, qu’ils se destinent à la linguistique, à l’histoire ou aux sciences humaines. La demande de mémoires de maîtrise sur ces livres ne tarit pas. Pourtant, dès la sortie des Mots, la mort, les sorts, en 1977, les professeurs titulaires de chaires le refusaient dans leur grande majorité. À la London School of Economics, où j’avais été invitée par le Département d’anthropologie, les professeurs étaient massivement hostiles au livre, et les jeunes chercheurs, enthousiastes. À Nanterre, les profs se défilaient à qui mieux mieux pour que le livre ne soit pas étudié dans leur séminaire. Auprès de mes collègues, je n’ai donc pas fait école. Et moins encore pour ce qui concerne l’ethnographie de la sorcellerie française. Les travaux qui ont suivi le mien font un grand éloge des Mots, la mort, les sorts dans la préface ; dans le corps du livre, la recherche exposée est exactement la même que si je n’avais pas écrit une ligne. Je suppose que les chercheurs sont peu pressés de se prêter aux expériences de malléabilité dont je parlais tout à l’heure. Pour les enseignants, Les Mots, la mort, les sorts est devenu un prestigieux tableau, accroché aux murs des départements d’anthropologie, et que les étudiants sont priés de regarder sans imiter. À propos de situations de ce genre, Walter Benjamin parlait d’une « incompréhension enthousiaste ».

Lorsque vous rédigez Les Mots, la mort, les sorts, vous êtes déjà psychanalyste. Que doit votre travail sur la sorcellerie à la psychanalyse ?

Je suis entrée en thérapie au moment où j’allais partir sur le terrain en Mayenne. J’ai trouvé dans l’expérience, les écrits, et le milieu analytiques un appui que mes collègues ethnologues me refusaient. Ma position sur le terrain et ce qu’elle impliquait : la dépossession et la perte de maîtrise de soi, l’acceptation du désir inconnu de l’autre, la reconnaissance d’une opacité constitutive de la communication humaine - tout cela était banal pour des analystes, insupportable pour des ethnologues. Mais leur soutien s’est arrêté là : quand j’ai commencé à dire que le désorcèlement était une « thérapie », je n’ai rencontré que fermeture dans les milieux analytiques. De même, quand, dans « Être affecté », j’ai parlé des « affects non représentés », et de leur fonction essentielle dans la cure. C’était une hérésie théorique (le freudisme n’admettant d’autre registre que celui de la représentation) et une trahison professionnelle (cela rapprochait la cure analytique de l’hypnose).

Votre travail sur la sorcellerie débouche sur l’exploration d’un champ nouveau, dont vous parlez au début de « Être affecté » : l’anthropologie des thérapies. Cet article est à la fois un texte rétrospectif sur votre expérience dans le Bocage, et un article prospectif, voire program-matique, qui appelle de ses voeux une nouvelle pratique et l’exploration d’un nouveau champ de l’ethnologie. Quelles en furent les conséquences dans la suite de votre travail ?

J’avais déjà présenté, devant plusieurs cénacles analytiques, la recherche que nous avions effectuée, Josée Contreras et moi, sur le désorcèlement comme thérapie. J’y avais rencontré cette « incompréhension enthousiaste » dont parle Benjamin : un grand intérêt pour notre travail, mais la réaffirmation ad nauseam que le désorcèlement constituait une thérapie « inférieure », entachée d’hypnose, où certes il y avait de la parole, mais pas de Logos. Vous en trouverez un exemple dans le débat qui a suivi notre exposé, à Josée Contreras et moi, sur « L’embrayeur de violence », devant le groupe de Maud Mannoni [5]. Or au même moment (les années 1983-1990), les ethnologues qui avaient à rendre compte de thérapies exotiques avaient eux-mêmes versé dans le psychanalysme. Aussi n’ont-ils eu que mépris pour ma notion des affects « non représentés ». J’ai poussé ma réflexion un peu plus loin en examinant la pensée de Max Weber sur la religion [6]. Ce papier débouche sur l’idée que l’obstacle épistémologique à vaincre, pour constituer une ethnologie des thérapies, est avant tout philosophique : une conception dualiste de l’esprit humain dont ni les sciences sociales ni la psychanalyse ne sont encore sorties. Parvenue à ce point, j’ai abandonné le problème à d’autres, plus philosophes ou plus jeunes que moi.

Vous étiez analyste en marge de toute école. Aviez-vous le sentiment de développer une méthode d’analyste particulière ?

J’ai démissionné de l’École Freudienne en 1977 à la suite du suicide d’une candidate à ce qu’on appelle « la passe ». J’ai rendu publique mon analyse de ce dispositif institutionnel complexe dans Les Temps Modernes [7] et je me suis dit que, puisque j’avais réussi à être thérapeute malgré mon appartenance à une institution totalitaire, je pouvais continuer à l’être en me passant de toute appartenance institutionnelle. Ensuite, ma pratique n’a pas changé du fait de cette démission, mais du fait que tous les thérapeutes, heureusement, modifient peu à peu leurs façons de faire. J’ai souvent proposé à des groupes d’analystes un peu marginaux que nous réfléchissions ensemble à nos innovations thérapeutiques respectives, et que nous en laissions trace dans des écrits : je voyais toute une génération de praticiens opérer autrement que les ouvrages canoniques ne disaient, et je n’aimais pas l’idée qu’il n’en resterait pas de mémoire. Le projet intéressait, mais la deuxième réunion était la dernière : personne ne voulait prendre la responsabilité de paraître désavouer Lacan ou Freud.

Moi-même, j’ai reculé devant le fait que, pour être crédible dans le milieu psychanalytique en France, il faut se jucher sur un piédestal de chef d’école, déboulonner Lacan et Freud, et avancer une théorie encore plus flamboyante. Or les monuments théoriques ne m’ont jamais intéressée. Freud m’avait fascinée dans sa période du commencement, quand il se démenait pour comprendre l’inconscient humain en s’appuyant sur les théories foireuses de son ami Fliess. Le dispositif analytique, l’association libre, l’interprétation des rêves, ce sont d’authentiques grandes découvertes. Après, dès qu’il édifie sa théorie de la sexualité, cela se gâte. Lacan a eu quelques intuitions géniales, mais pas de théorie : une pratique langagière de gourou, qui a produit un certain nombre de petits gourous arrogants et de praticiens muets de peur.

Plus de vingt ans après vos débats avec les milieux psychanalytiques, les polémiques sur le PaCS ont été l’occasion pour vous d’écrire à nouveau sur la psychanalyse, et sur la théorie davantage que sur la pratique.

À partir de 1995, les polémiques françaises sur la famille et le couple homosexuels ont jeté dans l’arène politique les théories de Claude Lévi-Strauss. Après un demi siècle d’enfouissement dans les bibliothèques universitaires, Les Structures élémentaires de la parenté étaient devenues le cheval de bataille des adversaires de l’égalité des sexualités, surtout la gauche conservatrice. Dans la presse et les commissions parlementaires, ce fut à qui citerait ce gros bouquin, que son extrême technicité ne paraissait pas programmer pour un tel destin. Outre Françoise Héritier, héritière de la chaire de Lévi-Strauss au Collège de France, les lacaniens ont brandi l’œuvre du grand anthropologue — telle du moins que Lacan l’avait rêvée. Et avec eux, des psychanalystes comme Pierre Legendre, auteur de vingt volumes d’« anthropologie dogmatique » sur l’institution du social. Lévi-Strauss a eu beau dire qu’il n’avait rien à déclarer sur la politique des sexualités, les conservateurs n’en citaient pas moins l’introduction des Structures élémentaires, quelques paragraphes de la première partie et quelques lignes de la conclusion - bref, le cadre philosophique du traité. Il y situe le point d’émergence de la culture dans la prohibition de l’inceste et dans sa conséquence, les règles de parenté et d’alliance matrimoniale. Les adversaires de l’égalité des sexualités en tiraient une mise en garde politique : si on l’instituait, « l’ordre symbolique » s’effondrerait nécessairement, ce serait la fin de la culture et le retour de l’humanité à l’état sauvage.

Mon intervention dans ce débat a consisté à montrer que Lévi-Strauss avait toujours évité de revenir sur ces quelques pages, bien qu’il n’ait pu manquer de voir, une fois l’anthropologie structurale venue à maturité, qu’en effet, il avait ouvert son oeuvre par une fiction philosophique et non une affirmation scientifique ; qu’il n’avait jamais pris la peine de répondre aux objections pertinentes d’une féministe américaine, Gayle Rubin ; ni aux contresens et aux utilisation fantaisistes de ces mêmes pages par Lacan. Du coup, ces pages dont le structuralisme n’avait aucun besoin étaient devenues, au fil des ans, une idéologie dont avaient été abreuvés des milliers de patients — parmi lesquels les hommes politiques de la gauche et leurs conseillers en sciences sociales.

Dans les années 1990, vous travaillez sur le blasphème : c’est l’engagement dans des « affaires » religieuses, l’affaire Rushdie principalement, qui vous conduit à faire une ethnologie du blasphème. Comment vous êtes-vous engagée vers cet objet ?

J’avais été très malade pendant toute une année, je n’avais rien fait d’autre que d’écouter la radio. Sur la fin de cette période, voilà qu’éclatent deux polémiques, sur le film de Scorsese, La Dernière tentation du Christ, et sur le roman de Salman Rushdie, Les Versets sataniques. J’ai pensé qu’il fallait travailler tout de suite d’une part sur les polémiques publiques comme formes de mobilisation politique, et d’autre part, plus précisément, sur celles qui portaient sur la religion. À cet égard, j’avais été frappée par la constitution de fronts communs entre religions qui s’étaient toujours détestées (les multiples confessions protestantes, l’orthodoxie russo-grecque, le catholicisme, l’islam) contre la modernité « blasphématrice ». Un groupe de chercheurs (dont Elisabeth Claverie, qui avait déjà travaillé sur les affaires de Voltaire et sur la forme générale de l’Affaire) a fréquenté mon séminaire sur le blasphème.

Dans votre article « Rushdie et compagnie », vous posez les préalables à une ethnologie du blasphème ; la structure que vous proposez repose à nouveau sur un système de places. Vous dites notamment que l’intérêt d’un tel système n’est pas de hiérarchiser les discours mais de parcourir les places en tous sens.

L’intérêt premier de ce travail était de montrer ceci : le blasphème n’apparaît que sous la forme d’une accusation de blasphème. Autrement dit : il n’y a pas de blasphèmes, mais seulement des jugements de blasphème. Et ces jugements supposent la mise en place d’un dispositif judiciaire : un corpus du droit religieux, un juge, un accusateur, un accusé. Comme vous voyez, il s’agit encore d’un système de places ! En l’occurrence, ma problématique permettait de ne pas partir, comme le faisaient les médias, de l’accusé (le« blasphémateur ») mais, tout aussi bien, de l’accusateur ; ou des concepts juridiques permettant de juger. En somme, je montrais qu’il y avait une structure là où l’on ne voyait qu’un « blasphémateur ». C’est cette structure que je proposais que l’on explore quand éclate une affaire de « blasphème », cette structure et son fonctionnement dans une histoire singulière. J’ai ainsi enseigné sur la première période de l’affaire Rushdie (avant sa condamnation par l’ayatollah Khomeini), sur l’affaire Scorsese en France, sur l’affaire de La Religieuse de Jacques Rivette. J’espère publier tout cela un jour. Auparavant, je veux terminer un petit livre, Comment la Passion vint au cinéma. Il porte sur une suite de scandales religieux dans l’Amérique de 1879 à 1897 : les Églises protestantes font interdire la représentation de la Passion dans deux théâtres commerciaux successifs ; mais non, très peu après, un spectacle à la lanterne magique sur le même sujet, avec le commentaire d’un conférencier ; ni, dès 1897, au cinéma. Le changement de medium sert de prétexte à une reculade théologique du protestantisme, qui a désormais besoin de recourir à l’évangélisation de masse - laquelle suppose qu’elle accepte l’image religieuse, et ces choses dégoûtantes que sont les salles de spectacle.

Est-ce une suite du livre que vous venez de publier, avec la collaboration de Josée Contreras, sur le Mystère de la Passion d’Oberammergau, en Bavière ?

Oui et non. Comment la Passion vint au cinéma était déjà en chantier quand j’ai été saisie par l’énorme matière qui a conduit au Christianisme et ses juifs, 1800-2000. Mais en effet, tous les gens de spectacle qui veulent commercialiser et massifier la Passion, aux USA de 1879 à 1897, ont en tête le Mystère d’Oberammergau : c’est leur référence centrale. En travaillant sur la réception de la Passion d’Oberammergau au XIXème siècle, pour ce que je croyais devoir être un chapitre de Comment la Passion vint au cinéma,j’ai réalisé qu’une histoire gravissime s’était jouée à propos de cette pièce bavaroise : celle des rapports entre les Églises chrétiennes et les juifs. C’est-à-dire : l’hostilité déclarée des Églises et de leurs fidèles à reconnaître aux juifs l’égalité civique (problème qui s’est posé, dans une grande partie de l’Europe, après les défaites napoléoniennes) ; puis les contributions propres des institutions chrétiennes au mouvement antisémite, leur action commune pour remettre les juifs sous tutelle légale. Comme vous savez, c’est, pour finir, le nazisme qui s’en est chargé en Allemagne, le fascisme en Italie et ailleurs en Europe, et le régime de Vichy en France. J’ai donc laissé en plan le petit livre sur les origines de la Passion au cinéma, et j’ai plongé dans les cinq cent pages du Christianisme et ses juifs. La Passion d’Oberammergau est devenue célèbre dans la chrétienté européenne au moment où s’achevait le processus d’émancipation civique des juifs. Jusqu’en 1930, des centaines de milliers de chrétiens de toutes confessions, de toutes conditions sociales et de toutes provenances, ont applaudi à une pièce dans laquelle les marchands du Temple, furieux que Jésus ait renversé leurs étals, complotaient avec les grands-prêtres pour faire exécuter Jésus. Ils proposaient donc à Judas une « fortune », etc. Avec l’ap-parition de Hitler dans le paysage politique, des protestants américains ont commencé à protester contre l’antisémitisme de la pièce. Et, après 1960, ils ont été suivis par d’autres protestants et des catholiques. Mais l’Église catholique allemande n’osait pas désavouer ses fidèles d’Oberammergau, et le Vatican était pris dans ses propres contradictions à propos de son passé antijuif. Le livre croise donc les deux histoires : la petite (celle d’Oberammergau et de son procès pour antisémitisme) et la grande (celle des rapports entre les Églises chrétiennes et les juifs) - chacune étant un analyseur de l’autre.

Le système de places que vous avez formalisé dans vos précédents travaux se retrouve-t-il dans ce livre ?

Oui, mais doté d’une force politique phénoménale. Notre livre traite de la place d’infamie où les Églises chrétiennes tiennent à maintenir les juifs au XIXème siècle et de la manière dont elles veulent les y remettre dès qu’ils ont réussi à la quitter. Or cette histoire est absente des travaux sur l’antisémitisme (par suite d’un préjugé laïque selon lequel les Églises n’auraient plus d’importance à l’âge industriel), comme des histoires du christianisme (par un refus de reconnaître la réalité des faits) et, cela va de soi, des déclarations de ces Églises, surtout la romaine, qui dénient leur passé antijuif. Ma décision d’abandonner Comment la Passion vint au cinéma est aussi venue d’un texte important de l’Église catholique, en 1998 : « Nous nous souvenons. Réflexion sur la Shoah ». Il préparait la chrétienté à la grande « Repentance » de l’an 2000, et c’était un extraordinaire tissu de contre-vérités : les torts des catholiques envers les juifs au cours des siècles y étaient réduits à une tête d’épingle. J’ai pensé qu’il était grand temps de s’atteler à un livre qui empêcherait l’ensevelissement de toute cette histoire.

Notes

[1Le Christianisme et ses juifs, 1800-2000, écrit en collaboration avec Josée Contreras, Paris, Seuil, 2004.

[2« Le traditionnalisme par excès de modernité » Extr. de : Archives européennes de sociologie, 1967, VIII, pp. 71-93.

[3« La segmentarité au Maghreb », « Relations de dépendance et manipulation de la violence en Kabylie », L’Homme, Tome VI (1966) et Tome VIII (1968).

[4Gradhiva, 1990, n° 8, pp. 3-10. Une coquille malencontreuse, p. 4, a fait imprimer « l’endettement » à la place de « l’entendement ».

[5« L’embrayeur de violence : quelques mécanismes thérapeutiques du désorcèlement » in : Le Moi et l’Autre - Paris, Denoël, 1985.

[6« Weber, les émotions et la religion » in Terrain 22, mars 1994, pp.93-108.

[7« Excusez-moi, je ne faisais que passer » in Les Temps modernes, 1977, n°371, pp. 2089-2103.