l’énigme bolivarienne

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Perçu comme un épouvantail ou un modèle, le « socialisme du XXIe siècle » prôné par Chávez demeure surtout un indécidable mélange où la dynamique de participation populaire le dispute à la tradition d’autoritarisme militaire. Hybride dont, il est vrai, la manne pétrolière facilite jusqu’ici la viabilité, mais ne clarifie pas l’avenir.

La « révolution bolivarienne » suscite bien des controverses : mouvement de transformation sociale démocratique et progressiste ou escroquerie populiste marquée par l’arbitraire et un autoritarisme incompétent ? Le chavisme est entre autres choses l’expression de la crise politique du bipartidisme corrompu qui a gouverné le Venezuela entre 1958 et 1998, et de l’énorme dette accumulée par un pays pourtant plus riche que nombre de ses voisins. Démocratiquement élu (et plusieurs fois relégitimé par les urnes en sept ans d’existence), le gouvernement bolivarien a survécu à un coup d’État en avril 2002, à une virulente grève patronale et pétrolière durant l’hiver 2002-2003, à un référendum révocatoire en août 2004 et aux manoeuvres permanentes d’agression politique et diplomatique de Washington. S’il n’est pas question d’accepter les diverses manipulations de la propagande anti-chaviste des deux côtés de l’Atlantique, on n’est pas obligé pour autant de nourrir trop d’illusions lyriques sur une « révolution » dont la force réelle, vu le rayonnement charismatique de son leader et l’indigence de l’opposition, cache une faiblesse latente et des contradictions assez substantielles.

Chávez est-il de gauche ?

Cette question peut paraître provocatrice, mais la trajectoire idéologique du lieutenant-colonel vénézuélien est suffisamment confuse pour que l’interrogation soit pertinente. Dans sa jeunesse, Chávez a subi l’influence du petit milieu communiste de sa province de Barinas, sans pour autant jamais se compromettre dans une militance active. Dans les années 1970 et 1980, il a participé aux contacts entre divers cercles de jeunes officiers et les secteurs de la gauche radicale vénézuélienne qui pratiquaient une forme d’entrisme dans l’armée. Enfin, c’est à la tête d’une coalition de petits partis de gauche alliés à son propre mouvement, le MVR (Mouvement pour la Ve République), qu’il a accédé au pouvoir fin 1998 et qu’il gouverne depuis. Nombre de hauts fonctionnaires du gouvernement bolivarien, comme le ministre des Relations extérieures Alí Rodríguez, proviennent d’ailleurs de la guérilla des années 1960, ou de la gauche socialiste qui lui a succédé, comme le vice-président José Vicente Rangel.

Reste que le bagage politico-idéologique de Chávez est d’un éclectisme parfois troublant. Dans les années 1990, il se laissa séduire par le nationalisme anti-impérialiste exacerbé de Norberto Ceresole, un idéologue argentin antisémite et proche des militaires d’extrême-droite « carapintadas », qui prônait un nasséro-péronisme autoritaire et « post-démocratique » fondé sur la pyramide caudillo-armée-peuple. Sans doute lassé des frasques idéologiques de son conseiller, Chávez finit par l’expulser du Venezuela en 1999 [1]. Au début de son mandat, le président vénézuélien invoquait à tout bout de champ L’Oracle du guerrier, un manuel de sagesse new ageà la Paulo Coelho écrit par l’Argentin Lucas Estrella. Citation-type de cet ouvrage mémorable : « Guerrier, quand tu gagnes une bataille, ne perds pas de temps à rengainer ton épée, parce que de nouvelles batailles t’attendent dès demain. » Ce n’est que lorsqu’on lui suggéra que son livre de chevet était en fait une apologie codée du style de vie gay qu’il le mit au rebut. Dernièrement, Chávez s’est employé à faire partager à ses collaborateurs son enthousiasme pour Les Misérables, de Victor Hugo, qu’il considère comme l’une des sources de son « socialisme du XXIe siècle ». Jadis admirateur déclaré de la troisième voie de Tony Blair, qu’il voue maintenant aux gémonies, il profite souvent de ses visites à l’étranger pour multiplier les professions de foi les plus hétéroclites, se déclarant volontiers castriste à Cuba, maoïste en Chine ou admirateur du livre vert de Kadhafi en Libye.

L’idée du « socialisme du XXIe siècle », lancée à brûle-pourpoint fin 2004, a elle aussi de quoi laisser perplexe. Six mois avant de la sortir de son chapeau, Chávez expliquait à l’intellectuel marxiste anglo-pakistanais Tariq Ali, qui l’interrogeait pour le Guardian de Londres : « Je ne crois pas aux postulats dogmatiques de la révolution marxiste. Je ne crois pas que nous soyons en train de vivre une période de révolutions prolétariennes. Tout cela doit être révisé, la réalité le démontre chaque jour. Notre objectif, dans le Venezuela d’aujourd’hui, peut-il être l’abolition de la propriété privée ou une société sans classes ? Je ne le crois pas. » Quand on lui demande de définir sa vision, Chávez explique qu’il ne croit plus possible d’humaniser le capitalisme, comme il le pensait jadis, mais que son socialisme sera débarrassé des vices bureaucratiques, des dogmatismes idéologiques et des erreurs du passé, et que son appel est avant tout une « invitation au débat [...] y compris avec les chefs d’entreprise » (dont on ne sait pas très bien quelle sera la place dans ce système, mais qui n’ont apparemment pas à craindre d’expropriation massive). Le socialisme selon Chávez est « avant tout une éthique », « l’amour du prochain », la « solidarité avec nos frères ». Le premier socialiste fut Jésus-Christ ; Judas, qui a vendu le Christ pour trente deniers, « est le premier capitaliste » ; Bolívar, défenseur de la liberté et de l’égalité, aurait été socialiste s’il avait vécu plus longtemps. Bref le socialisme c’est l’altruisme, le capitalisme c’est l’égoïsme.

la gauche vénézuélienne est-elle chaviste ?

En l’absence d’un corps de doctrine élaboré, il est parfois difficile de discerner, parmi les différentes sensibilités de la gauche chaviste, ce qui rassemble autour du projet bolivarien les communistes orthodoxes du PCV, qui n’ont pas vraiment digéré la chute du mur de Berlin, les divers sociaux-démocrates repeints aux couleurs bolivariennes, les populistes radicaux de l’UPV (Union du Peuple Vénézuélien) liés à la figure haute en couleurs de la pasionaria Lina Ron, animatrice d’un célèbre programme de radio chaviste, les activistes qu’exalte la mythologie guévariste [2], les militants issus des luttes sociales des années 1990 [3], les courants de la gauche syndicale porteurs de traditions d’autonomie ouvrière datant des années 1980 (en particulier au sein du pôle industriel guyanais), les adeptes de la participation populaire et de l’économie sociale, etc. Au sein du principal véhicule politique du processus bolivarien, le MVR, se côtoient orphelins de la gauche radicale et vieux renards de la politique traditionnelle opportunément convertis à la rhétorique révolutionnaire. Caractérisé par une structure organisationnelle tout à la fois ectoplasmique et très verticale, ce parti constitue une commode plate-forme électorale et professionnelle pour les centaines de militaires reconvertis en entrepreneurs publics ou privés qui peuplent aujourd’hui l’appareil d’État.

Face au chavisme, il existe aussi une gauche anti-chaviste. C’est le cas des réformistes du MAS [4], entrés en opposition après un peu plus d’un an de participation au gouvernement, mais aussi des marxistes-léninistes de Bandera Roja, qui contrôlent des secteurs substantiels du mouvement étudiant et prêtent leur service d’ordre musclé aux manifestations de l’opposition. Ce qu’on ne sait guère à l’étranger, c’est qu’une bonne partie des plus éminents intellectuels marxistes vénézuéliens ayant participé aux luttes armées et civiles des années 1960, 1970 et 1980 dénoncent de façon parfois virulente un régime qu’ils considèrent comme une vaste escroquerie idéologique. C’est le cas de Domingo Alberto Rangel, historien renommé et ancien dirigeant du MIR (Mouvement de la Gauche révolutionnaire), de l’ex-leader guérillero Douglas Bravo et de dizaines de leurs homologues.

De fait, le chavisme a un problème avec les intellectuels. La majorité des figures les plus prestigieuses ou les plus qualifiées de la culture vénézuélienne semblent assez hostile au régime, à l’exception de quelques personnalités isolées comme l’écrivain Luis Britto García, le journaliste Eleazar Diaz Rangel, l’historien Vladimir Acosta et les intellectuels regroupés autour de la revue Questión (liée au Monde diplomatique). Fait symptomatique, les deux principaux « théoriciens » du processus bolivarien et du « socialisme du XXIe siècle » ne sont pas vénézuéliens : Heinz Dieterich, universitaire allemand résidant au Mexique, et Martha Harnecker, philosophe marxiste d’origine chilienne vivant à La Havane et très liée au régime castriste. D’autres clercs progressistes, comme l’historienne Margarita López Maya, assument une position plus « anti anti-chaviste » que proprement chaviste. Sans manifester de grand enthousiasme à l’égard de la figure de Hugo Chávez — et encore moins l’obséquiosité de rigueur dans certains cercles bolivariens —, ces intellectuels ne veulent en aucune manière être associés à une opposition qu’ils considèrent - pour l’essentiel à juste titre - comme largement factieuse, classiste et raciste. Ils appuient la dynamique populaire et les réformes qu’ils considèrent comme positives, tout en manifestant à l’occasion leur refus des dérives autoritaires, réelles ou possibles, du chavisme.

les paradoxes de la participation

Qu’en est-il de cette « participation populaire » tant vantée par les partisans du régime et ses sympathisants étrangers ? Constamment baladés de manifestation de masse en comité de quartier et de coopérative ouvrière en radio alternative (et légitimement enthousiasmés par la chaleur humaine du peuple chaviste), ces derniers ont parfois tendance à en surestimer l’ampleur ou la profondeur. Il s’agit d’une dynamique bien réelle qui concerne, sous une forme ou une autre, plusieurs centaines de milliers de personnes, mais qui recouvre une gamme assez complexe et variée de pratiques sociales. Cela va des expériences autogestionnaires les plus en pointe (très minoritaires mais significatives, comme le projet de « cogestion révolutionnaire » de l’usine d’aluminium ALCASA à Ciudad Guayana) jusqu’à la simple mobilisation clientéliste de type péroniste, en passant par toute une frange intermédiaire de pratiques d’auto-organisation populaire liées aux fameuses « missions » sociales bolivariennes (comités de gestion des terres urbaines, comités de santé, etc.). Ces pratiques sont souvent des formes politiquement encadrées d’autogestion de la misère, condimentées par quelques subsides gouvernementaux et par la participation plus ou moins active des bénéficiaires à la mise en oeuvre sur le terrain de programmes de type assistantiel.

Il semble que les activités impulsées par les « noyaux de développement endogènes » — dont la présence est surtout significative en zone rurale [5] — ne soient pas très différentes des micro-projets de développement (agricole, éco-touristique, etc.) promus dans d’autres pays de la région par les ONG internationales, voire la Banque mondiale. Simplement, au Venezuela, elles sont subventionnées par l’État et passées au vernis révolutionnaire. Quant à la forte impulsion donnée au secteur coopératif, elle recouvre parfois des pratiques assez douteuses. Aujourd’hui, dans les quelques 70 000 coopératives (contre seulement 762 en 1998), à côté d’authentiques projets d’économie sociale de nombreuses fleurs de serre vivent sous perfusion financière de l’État. Plus grave, nombre de coopératives sont créées ad hoc par des entrepreneurs bien en cour auprès des potentats chavistes locaux et visent essentiellement l’obtention de subsides gouvernementaux ou d’exonérations fiscales, la légalisation de formes de sous-traitance sauvage et la flexibilisation de la main d’oeuvre. Ce phénomène est assez fréquent pour que des syndicalistes chavistes le déplorent ouvertement.

Les structures de participation politique se heurtent au même type de difficultés. De l’aveu même des militants bolivariens, les Conseils locaux de Planification, censés impliquer les citoyens dans la gestion municipale, ont totalement échoué face à la résistance de la bureaucratie municipale chaviste, qui ne souhaite guère que ses administrés mettent le nez dans ses affaires (parfois illégales et juteuses). Le gouvernement vient de dégager un milliard de dollars pour faciliter le fonctionnement d’une nouvelle structure conçue pour être plus proche de la population, les Conseils communaux de Planification. Il est également question d’introduire à Caracas une version du « budget participatif » inventé par la municipalité du Parti des Travailleurs brésiliens à Porto Alegre. Cette initiative aura sans doute quelque mal à se concrétiser dans le cadre d’une structure municipale assez baroque, avec deux maires chavistes (dont un ancien policier soupçonné d’avoir appartenu à un escadron de la mort anti-délinquants) dont les juridictions sont enchevêtrées et qui se détestent cordialement, au point que Chávez a décidé de les faire chapeauter par un général censé « coordonner l’action municipale ». À quoi il faut ajouter que la culture politique du MVR est assez éloignée de celle du PT brésilien. Le niveau de corruption est beaucoup plus élevé au sein du mouvement bolivarien qu’au sein du parti de Lula, mais si l’on n’en entend guère parler à l’extérieur c’est que le MVR ne connaît ni commission d’enquête parlementaire, ni élection directe des instances dirigeantes du parti, ni débat militant entre courants, ni épuration interne.

L’élément le plus paradoxal de cette dynamique de participation, c’est bien entendu le rôle du caudillo lui-même. Chávez n’est ni Kim Il Sung, ni Staline, ni même Castro, et le rapport affectif intense qu’une bonne partie des secteurs populaires entretiennent avec lui est « plus érotique que religieux », comme le fait remarquer Roland Denis, et n’exclut pas la critique ou l’irrévérence occasionnelles. Plus que d’un culte de la personnalité institutionnalisé (il n’y a pratiquement pas de portraits publics de Chávez au Venezuela), il s’agit d’une co-identification enracinée au plus profond de l’ethos populaire et à laquelle concourent gestualité, registre émotionnel, mode d’expression verbale, phénotype et corporéité. Il y aurait beaucoup à en dire, mais je me contenterai d’en signaler trois aspects :

  • Vu l’inefficacité et la médiocrité politique, humaine et gestionnaire patentes d’une bonne partie du personnel gouvernemental bolivarien, le mythe médiéval du bon roi et de ses mauvais ministres est universel au sein du chavisme populaire de base (« Chávez est mal entouré, il ne connaît pas la vérité, on lui ment, etc. »).
  • Chávez prétend être tout à la fois Perón et Evita, Fidel et le Che, pouvoir et contrepouvoir symbolique, chef du gouvernement et recours des humiliés et des offensés contre les abus de la puissance publique. Certains, à gauche, s’en émerveillent et y voient la principale vertu du président vénézuélien. On peut aussi considérer que, vu la forte tendance au contournement des mécanismes institutionnels et à l’improvisation brouillonne qu’encourage le régime bolivarien, il s’agit d’un facteur de confusion supplémentaire.
  • Il existe une curieuse contradiction performative au coeur du discours chaviste, un double bind de type « je t’ordonne d’être libre » : « Le Chef [c’est ainsi que beaucoup l’appellent au sein du peuple] nous ordonne d’être participativos et protagónicos [6] ». On commence déjà à percevoir, dans certaines manifestations de la base chaviste, frustrée contre les autorités locales ou nationales, les effets de cette « injonction paradoxale ».

un « socialisme » sans politique sociale ?

Selon les statistiques du gouvernement lui-même, la pauvreté a augmenté de 17,8% entre 1999 et 2004. Pourtant, fin 2005, l’Institut national de Statistiques (INE) annonçait une baisse drastique de la pauvreté : de 53,1% à 38,5%. Même en tenant compte de la forte croissance du PIB (plus de 9%) et des effets collatéraux des missions bolivariennes — dont certaines sont associées à des aides monétaires aux ménages défavorisés —, une baisse de 14 points en un an est matériellement impossible, de l’avis des spécialistes qui ajoutent toutefois qu’il est peu probable que l’INE ait inventé ces chiffres alléchants : il s’est contenté de « cuisiner » les données, pratique qui n’est évidemment pas une exclusivité du chavisme. Il est ainsi aisé de faire sortir du chômage les centaines de milliers de personnes qui reçoivent une modeste bourse en échange de leur participation aux missions éducatives de niveau primaire et secondaire. Ce que ne démentent pas les documents officiels, c’est qu’en sept ans la majorité parlementaire bolivarienne a été incapable de légiférer sur les retraites et l’assurance maladie, provoquant une forte baisse du taux de couverture sociale [7], aggravée par la manifeste augmentation du poids du secteur informel dans l’économie vénézuélienne.

Si les statistiques du gouvernement sont à prendre avec des pincettes, les extrapolations catastrophistes de l’opposition, qui prophétise à peu près tous les mois l’apocalypse sociale pour demain, ne sont guère plus crédibles. Faute d’enquête sérieuse et exhaustive — que personne ne semble avoir le désir ou les moyens de mener —, deux conclusions provisoires, d’apparence contradictoire, s’imposent :

  1. En l’absence d’une modification profonde de la structure productive et du fonctionnement de l’État, il est très peu probable qu’on assiste à une réduction durable de la pauvreté et de la marginalité socio-économique au Venezuela. Pour l’instant, la « révolution bolivarienne » offre aux secteurs populaires plus de « reconnaissance » que de réelle « redistribution ».
  2. Pour une mère célibataire au chômage, par exemple, l’accès aux consultations et aux médicaments gratuits dans un dispensaire médical de la mission Barrio Adentro (« Au coeur du quartier »), l’éventuelle obtention d’une bourse de rattrapage éducatif de la mission Robinson et le fait que l’école bolivarienne du quartier garde ses enfants toute la journée en leur offrant diverses activités socio-éducatives et trois repas équilibrés par jour au lieu de les renvoyer au foyer ou à la rue en début d’après-midi ne peut pas ne pas se traduire par une nette amélioration de son niveau de « développement humain ».

Vu des quartiers chics de l’est de Caracas, où les enfants de la bourgeoisie fréquentent des écoles privées exclusives, mangent plus qu’à leur faim et passent leurs vacances dans des stations balnéaires de luxe ou à Disneyland, il est facile d’accuser le gouvernement de pratiquer un clientélisme pétrolier sans vergogne. Pour des millions de Vénézuéliens déshérités, les missions bolivariennes signifient que l’État les prend enfin en compte et les soustrait à l’invisibilité sociale. Reste qu’il est à la fois pertinent et légitime de s’interroger sur l’avenir à moyen et long terme de ces programmes, sur leur articulation institutionnelle en une politique sociale d’ensemble cohérente et sur leur éventuelle évaluation, vu le caractère totalement opaque et discrétionnaire de leur financement, d’ailleurs déploré par certains chavistes éminents. L’absence de débat sérieux sur les politiques publiques ne facilite pas les choses. Ainsi les centres de soins primaires de Barrio Adentro, où travaillent plus de 15 000 médecins cubains, sont très contestés par l’opposition pour des raisons essentiellement idéologiques, alors que leur talon d’Achille est en fait leur articulation avec le reste du système de santé, en particulier avec les hôpitaux publics, qui sont dans un état souvent catastrophique.

le festin pétrolier

Bien entendu, avec un baril à 60 dollars (contre 7 dollars au début du mandat de Chávez), beaucoup, sinon tout, dépend du pétrole. Pour Enzo Del Búfalo, un économiste marxiste critique du régime, la politique économique de Chávez « n’a aucune cohérence. Il s’agit essentiellement d’administrer la rente pétrolière en fonction d’objectifs purement politiques et sans guère prêter attention [...] aux exigences de transformation » [8]. D’après lui, la dynamique de désindustrialisation amorcée dans les années 1990 a continué sous Chávez : « L’objectif numéro un est d’utiliser l’industrie pétrolière comme une source de revenus fiscaux et d’essayer de maximiser ces revenus pour financer des dépenses croissantes, mal organisées, caractérisées par un énorme gaspillage et une très faible efficacité, mais par une forte rentabilité politique. [...] Le Venezuela est de nouveau un pays pratiquement monoexportateur, et les industries nationales de base (publiques), qui pesaient d’un poids non négligeable, ne représentent plus qu’un part minime des exportations ». De fait, au premier semestre 2005, les exportations pétrolières représentaient 85,3% du total des exportations vénézuéliennes (secteur public et secteur privé), contre 68,7% en 1998 [9]. Un autre indicateur inquiétant est l’augmentation des importations alimentaires. « En tant que pays pétrolier, explique Del Búfalo, le Venezuela a toujours été dépendant des importations dans le domaine alimentaire. Dans les années 1970 et 1980 cela avait un peu changé, mais à partir de 1990 les modestes avancées du secteur agricole ont été laminées par une ouverture néolibérale extrêmement radicale. Sous Chávez, cette dynamique s’est approfondie [...] : le Venezuela était autosuffisant en matière de production avicole ; aujourd’hui, il importe de nouveau des poulets. [...] D’un côté, on détruit la grande et la moyenne industrie, y compris parfois la petite, par le biais d’importations précipitées et politiquement motivées, de l’autre, [...] on propose comme forme d’économie endogène l’installation de poulaillers verticaux dans les immeubles d’habitation. »

Un autre économiste de gauche, Armando Cordova, pourtant plus proche du gouvernement, rejoint l’analyse de Del Búfalo : « Toute la politique économique du gouvernement se fonde sur la dépense publique financée par la rente pétrolière et sur un niveau d’endettement extérieur élevé, ce n’est pas le bon chemin. [...] On parle de développement endogène, j’ai consulté les documents du gouvernement à ce sujet [...], il n’y a aucune clarté. [...] Chaque ministère travaille dans son coin ; je ne vois aucune coordination entre les politiques agricole, industrielle, touristique, commerciale, etc [...] ». On peut aussi citer les propos amers de Victor Poleo, expert pétrolier issu de La Causa Radical [10], qui a pourtant défendu pied à pied la révolution bolivarienne et la reconquête de l’entreprise publique pétrolière PDVSA au moment les plus critiques des années 2002 et 2003 : « Le Venezuela est un pays de fabulateurs. Chávez est le premier de ces fabulateurs, et ce qui nous fait fabuler, c’est le pétrole. »

Depuis le sommet des Amériques de Mar del Plata en novembre 2005, Chávez est à l’apogée de sa popularité en Amérique Latine, tant à cause de sa virulente rhétorique anti-Bush que de sa diplomatie de Père Noël pétrolier. Caracas vend du combustible bon marché aux petits pays des Antilles, achète des bons de la dette argentine et équatorienne (986 et 25 millions de dollars US respectivement), signe des contrats avantageux avec Brasilia et Buenos Aires et surfe sur la vague de défiance continentale à l’égard de la politique américaine. Cela ne veut pas dire que le « modèle » bolivarien, largement lié à la prospérité rentière et à la matrice militaire du régime, ait des chances de faire école. Même Evo Morales, grand ami et admirateur de Chávez mais tributaire d’une dynamique socio-politique assez différente, ne semble guère avoir l’intention de l’imiter ailleurs que sur le plan rhétorique. Or il ne faut pas confondre discours et réalité : le Venezuela n’a pas de querelle avec le FMI, paye sa dette rubis sur l’ongle et entretient les meilleures relations du monde avec des multinationales comme Chevron Texaco. L’ambassadeur vénézuélien à Washington, Bernardo Alvarez, l’expliquait tout récemment avec candeur : « Nos relations avec les entreprises américaines sont excellentes. En un an, nous sommes passé de 16e à 13e partenaire commercial des États-Unis. Et nous sommes leur deuxième partenaire au niveau latino-américain. » Signalons pour conclure qu’alors que Chávez s’est « offert » des polémiques sanglantes — en jouant souvent la provocation — avec toute une série de mandataires latino-américains considérés comme proches de Washington, tels le président mexicain Vicente Fox ou le péruvien Alejandro Toledo, il n’a jamais déclenché de confrontation verbale ou d’escalade diplomatique majeures avec le président colombien Alvaro Uribe, pourtant le plus solide allié de Bush dans la région. De fait, malgré des tensions récurrentes et inévitables [11], Caracas entretient des relations plutôt sereines avec Bogota. Il est vrai que le Venezuela est le premier marché de l’industrie colombienne, et qu’un projet commun d’oléoduc vers le Pacifique est susceptible d’aplanir bien des aspérités idéologiques.

vers 2021 ?

S’il est clair que les contradictions internes du régime ne manqueront pas de s’accentuer, créant parfois des foyers de conflit difficiles à gérer pour le pouvoir, il est peu probable que se concrétise le scénario caressé par la gauche radicale chaviste, celui d’une « révolution dans la révolution » : un vaste débordement populaire balayant la bureaucratie, la corruption généralisée et la « droite infiltrée au sein du processus ». Sauf imprévu majeur, Chávez sera probablement réélu pour six ans en décembre 2006, même si l’abstention croissante [12], reflet de l’usure du régime, ne lui permettra pas d’obtenir les dix millions de voix — sur 16,5 millions d’électeurs — que la propagande officielle prétend rassembler sur son nom. Il est moins certain que la société vénézuélienne se plie de bonne grâce à son désir publiquement annoncé de se perpétuer au pouvoir jusqu’en 2021, voire jusqu’en 2030, alors qu’aucun mécanisme constitutionnel ne l’y autorise pour l’instant. En attendant, il est difficile de sortir de l’impression que la « révolution » fait du sur-place. Peut-on envisager une relance démocratique du processus bolivarien susceptible de le faire échapper à l’entropie bureaucratique et à la myopie rentière ? Cela supposerait une lutte formalisée juridiquement contre la corruption, une institutionnalisation cohérente des mécanismes de participation populaire, une profonde réforme de l’administration de l’État (au lieu de la multiplication chaotique d’appareils para-étatiques d’intervention d’urgence) et un début de concrétisation de la stratégie verbale de développement économique diversifié et soutenable prônée par le régime. Bref, comme me le confiait en novembre 2005 un chauffeur de taxi de Caracas qui se compte au nombre croissant — selon toutes les enquêtes — des « ni-ni » (ni avec le gouvernement, ni avec l’opposition) : « Le président ? Qu’il parle moins et qu’il travaille plus ».

Notes

[1Ceresole est mort à Buenos Aires en 2003.

[2Souvent liés à des expériences d’autodéfense populaire armée, comme les Tupamaros ou la Coordinadora Simón Bolivar, dont le bastion est le quartier emblématique du 23 de Enero, à l’ouest de la capitale.

[3C’est le cas du Mouvement du 13 avril, lié à Roland Denis, ex vice-ministre de la Planification et dissident interne du chavisme, influencé par les thèses de Toni Negri.

[4Movimiento al Socialismo, fondé en 1971 par des dissidents du Parti communiste et précurseur latino-américain de l’eurocommunisme.

[5Plus de 80% de la population vit en zone urbaine.

[6Tels sont les deux adjectifs qui définissent constitutionnellement la démocratie bolivarienne.

[7Passée de 69,9% en 2000 à 57% en 2004. Un travailleur sur 4 n’est pas couvert dans le secteur de l’économie formelle, 8 sur 10 dans le secteur informel (qui occuperait entre 45% et 70% de la force de travail, selon les sources et les méthodes de calcul).

[8Interview, Brecha, Montevideo, 30-09-2005.

[9Interview, La Razón, Caracas, 11-12-2005.

[10Mouvement de gauche lié au « nouveau syndicalisme » ouvrier des années 1980. Sa scission en 1997 a donné naissance au PPT (Patria para Todos), parti membre du gouvernement. Une minorité a conservé le nom d’origine et intègre l’opposition.

[11Essentiellement liées aux acteurs du conflit armé colombien et aux infiltrations et ingérences frontalières mutuelles, ainsi qu’à la rivalité symbolique et géopolitique traditionnelle entre les deux pays.

[1275% aux législatives de décembre 2005, où l’opposition s’est désistée et le chavisme n’a engrangé que 2,5 millions de voix.