Vacarme 35 / lignes

économie politique

Sur la nécessité d’un luxe

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L’économie politique n’est pas toujours une leçon de rareté. Il peut être au contraire parfaitement raisonnable de réclamer le beurre et l’argent du beurre. Le beurre, c’est-à-dire une condition salariale solide. Et l’argent du beurre, parce que celle-ci a des effets macroéconomiques vertueux. On avait fini par accepter l’idée selon laquelle la quantité de richesses produites conditionne la générosité des droits concédés aux salariés, et par accepter d’en rabattre, comme on jette du lest, quand la croissance marque le pas. C’est pourtant l’inverse qui est vrai : la protection sociale est une condition de la croissance, que la précarité compromet. Démonstration.

Comment oser défendre l’extension des droits des salariés aujourd’hui ? Comment, face aux offensives de déconstruction du droit du travail de la droite au pouvoir — le CPE en tête —, peut-on légitimement revendiquer non pas le statu quo, mais bien l’augmentation des droits associés à la condition de salarié ? C’est pourtant bien le véritable enjeu d’aujourd’hui : la défense des acquis sociaux fait désormais figure de posture conservatrice au sens propre du terme et n’est ni payante politiquement, ni suffisamment justifiée économiquement.

Face aux multiples diagnostics d’une insuffisante flexibilité du marché du travail, spécifiquement en France, l’application programmée par les uns, entamée par les autres, d’une déréglementation dudit marché, c’est-à-dire au fond le détricotage du droit du travail lentement et péniblement construit depuis le XIXe siècle, il faut donc répondre autrement.

Commençons par déplacer l’argument. En fait, le marché du travail ne manque guère de flexibilité. Ou plutôt, ce qui manque le plus à nos économies européennes, ce n’est pas tant la flexibilité du travail que les gains de productivité.

En premier lieu, la recherche d’une flexibilisation accrue du marché du travail vue comme seule voie d’amélioration de la rencontre entre offre et demande, c’est-à-dire comme fer de lance incontournable de la lutte contre le chômage, mérite d’être discutée. La France ne se distingue pas par une faible proportion de contrats de travail temporaire : ses 12,3% sont bien supérieurs aux 5,7% britanniques ou aux 9,8% danois, même si la Suède ou l’Espagne apparaissent nettement plus engagées dans cette voie avec respectivement 15,1% et 30,4% de contrats temporaires en 2004 [1]. On peut certes arguer du fait que la rotation des emplois est insuffisante en soulignant que les salariés français restent plus longtemps dans leur emploi que ceux des principaux partenaires européens puisque la proportion de salariés depuis plus de dix ans dans le même emploi est de 43,7%, bien supérieure donc aux cas britannique (29%) ou même suédois (39,9%). Mais la perspective peut être inversée : cette proportion témoigne au fond de l’importance des baby boomers sur le marché du travail français et de la persistance du modèle d’emploi des années 1970 pour ces seules générations-là — les autres catégories, tout particulièrement les jeunes (mais aussi les femmes), connaissent une flexibilité accrue. En d’autres termes, rien ne garantit qu’une flexibilisation du marché du travail changerait fondamentalement la donne ; plus probablement elle accroîtrait la flexibilité du travail déjà le plus flexibilisé...

Reste que les conditions réglementaires du marché du travail français semblent nettement plus contraignantes qu’ailleurs. En témoigne la brève durée moyenne d’essai à l’embauche, argument dont se targue le gouvernement pour défendre le CPE : 1,5 mois contre 10,5 au Danemark ou 12 au Royaume Uni. Plus largement, les conditions de licenciement, de rémunération et d’indemnisation sont plus encadrées légalement et donc moins propices à l’assouplissement, ce qui constituerait le fameux « carcan » derrière lequel les représentants des employeurs s’abritent pour justifier la faible création d’emplois. Mais, la corrélation entre flexibilité du marché du travail et emploi n’est pas si évidente : certes les plus bas taux de chômage des jeunes s’observent dans les économies faisant preuve d’une faible rigueur réglementaire — au Royaume-Uni, en Irlande et même au Danemark —, mais l’inverse n’est pas aussi tranché : le Portugal par exemple a beau imposer des réglementations plus rigides que celles qui prévalent en France, le taux de chômage des jeunes y est sensiblement plus faible, 15,3% contre 22,4% en 2004 [2]. Surtout l’exemple danois se distingue indiscutablement des cas britanniques et irlandais au sens où la relative « légèreté » réglementaire est associée à un niveau de suivi et de services aux chômeurs très poussé. C’est donc davantage l’architecture d’ensemble des dispositifs législatifs, de protection sociale et de suivi des chômeurs qui a du sens : l’alternative entre un modèle de faible intervention à l’anglo-saxonne et un modèle plus contraignant pour tous, les salariés et les employeurs n’est pas si caricaturale qu’il n’y paraît, à condition de préciser que chacun des deux peut s’avérer efficient en termes strictement économiques si son architecture est cohérente. Enfin, les diverses mesures de flexibilisation mises en œuvre depuis trente ans — multiplication des emplois précaires, fin de l’autorisation administrative de licenciement, développement du temps partiel, création de contrats de travail pour partie dérogatoires aux réglementations s’appliquant aux CDI, etc. — n’ont pas empêché le maintien d’un chômage très élevé et peuvent donc être interprétées comme une preuve de l’inanité d’une politique vouée à la seule flexibilité du travail. C’est donc par une approche macroéconomique qu’il faut en passer, donc non plus en termes de flexibilité mais en termes de croissance.

Le différentiel de croissance aujourd’hui important entre l’Union Européenne et les Etats-Unis s’explique — entre autres — par une situation originale : dans les années 1990, pour la première fois depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, les gains de productivité en Europe deviennent inférieurs à ceux enregistrés aux Etats-Unis. Or, flexibilité ne rime pas ici avec gains de productivité : les économies garantissant des réglementations sourcilleuses ne subissent pas nécessairement en retour un affaiblissement relatif de leur productivité, tandis que les marchés les moins réglementés ne sont pas tout à coup récompensés par une efficacité du travail plus élevée. En témoigne la situation britannique. En somme, la quête à tout prix d’une plus grande flexibilité (en réduisant les indemnités de licenciement ou en annulant le statut de contrat de travail à durée indéterminée et les clauses protectrices du salarié qui y sont associées) oublie l’essentiel : la croissance économique, qui doit être recherchée, non pas en soi et par idéologie productiviste ou nationaliste, mais parce qu’elle ouvre des marges de manœuvre irremplaçables pour défendre un système de protection sociale élevée.

Dès lors, si la flexibilité est seulement un moyen pour atteindre cette croissance, les gains de productivité en sont un autre, plus essentiel. Aurait-on oublié que la phase de croissance la plus soutenue depuis deux siècles reposait sur un compromis, qualifié souvent de fordiste, autour des gains de productivité ? Loin de toute nostalgie inutile, il s’agit aujourd’hui de défendre une perspective de croissance fondée sur les gains de productivité mais adaptée à la situation présente : une « économie de la connaissance », comme on le dit désormais. L’« économie de la connaissance » repose sur une révolution en termes d’accroissement de la productivité des salariés. Or, celle-ci gagne à voir leurs droits sociaux s’étendre. Les analyses économiques des années 1990 peuvent être mobilisées pour le justifier.

Premièrement, la précarité et les restrictions aux droits du travail représentent un coût social. C’est même le plus connu. Il prend des formes multiples : du maintien dans la pauvreté malgré un emploi — ce que l’on nomme les travailleurs pauvres — à la réduction du recours aux soins dans les populations précarisées — les alertes des ONG depuis une dizaine d’années en témoignent —, en passant par l’aggravation de zones de relégation géographiques — certaines banlieues, ou certaines zones anciennement industrielles —, ou encore les difficultés de certaines familles à élever leurs enfants. En-dehors de toute considération extra-économique, par le simple poids qu’il fait porter sur toute la société, ce coût social ne peut que tirer la croissance vers le bas.

Deuxièmement, moins visible, et pourtant non négligeable, la précarité a aussi un coût plus directement économique : les phénomènes de trappe à pauvreté et de trappe à chômage sont pour beaucoup entretenus par la précarité. Ils représentent un coût économique en ce sens qu’une partie de la population active, des forces économiques mobilisables, est pour ainsi dire mise de côté. La précarité, dans un contexte de chômage de masse, renforce en outre un dysfonctionnement du marché du travail : la dévalorisation relative des diplômes et la priorité donnée aux plus diplômés y compris pour des postes ne réclamant que des qualifications faibles ou moyennes (les emplois jeunes sous le gouvernement Jospin l’ont mis en évidence), ce qui contribue à la socialisation des coûts de la formation qui n’est pas rémunérée à sa juste mesure par les salaires. Enfin, la faible mobilité géographique, voire sectorielle, de la population active française s’explique aussi en partie par la forme précaire des emplois proposés : comment prendre le risque de changer de région si l’emploi proposé n’offre aucune garantie de durée ? Joseph Stiglitz a résumé cette idée en des termes lapidaires : « l’insécurité sociale est mauvaise pour la croissance économique »3.

La précarité induit donc un coût social et économique peu discutable, seulement compensé, pour ses défenseurs, par sa plus grande flexibilité. Or, si c’est bien la croissance qui est en ligne de mire, alors une autre piste reste à défendre : celle d’une protection sociale plus poussée.

La protection sociale produit des « externalités positives », c’est-à-dire qu’elle améliore le bien-être des agents économiques sans que ces effets positifs soient véritablement pris en compte par le marché. On peut réinterpréter en ce sens la théorie du « salaire d’efficience » : faute de pouvoir connaître précisément le niveau d’effort de chaque salarié, l’employeur a intérêt économiquement à lui offrir un salaire supérieur au salaire d’équilibre (le salaire correspondant à sa productivité marginale), car ce dernier est un signal pour inciter à plus de productivité. Concrètement, il n’est pas rationnel de payer les salariés le moins possible dès lors que l’enjeu pour l’employeur est d’obtenir de lui des gains de productivité. C’est ainsi que Berit Andnor, Ministre des Affaires Sociales de Suède, justifie économiquement un haut niveau de protection sociale : « les choix que nous avons opérés obéissent également à l’impératif de croissance économique, car protection sociale et croissance sont interdépendantes. Une protection sociale généreuse requiert un taux d’emploi et une croissance élevés. Et un système de protection sociale bien conçu est lui-même générateur de croissance. (...) La sécurité encourage l’initiative et la créativité. Face aux grandes mutations de la société, les citoyens doivent pouvoir compter sur un filet de sécurité, qu’il prenne la forme d’une assurance-chômage, de possibilités de formation ou de conventions collectives » [3].

Enfin, la protection sociale participe d’une accumulation du « capital humain » qui est nécessaire, pour ne pas dire centrale dans une « économie de la connaissance ». La notion de capital humain, qui désigne l’ensemble des compétences d’un individu (ou d’un groupe) valorisables économiquement, c’est-à-dire pouvant lui permettre d’obtenir un revenu, n’a pas bonne presse — c’est peu de le dire — à gauche. Pourtant ce concept se révèle opératoire pour légitimer l’extension des droits sociaux au nom d’une croissance axée sur les gains de productivité. Le capital humain peut en effet, comme tout capital, être accumulé : par exemple améliorer le niveau de santé dentaire des individus, ou encore leur niveau de qualification, leur espérance de vie, organiser une formation tout au long de la vie active sont autant d’investissements en capital humain qui permettent de repousser les limites de la croissance économique parce qu’ils rendent le travail plus productif. Dès lors on comprend mieux pourquoi Aart Jan de Geus, Ministre des Affaires Sociales et de l’Emploi hollandais affirme : « l’économie du savoir exige de notre part un investissement constant en capital humain, tout au long de nos carrières » [4]. Nul doute que ce recours à la notion de capital humain n’est pas forcément exempt d’arrière-pensées bien plus orthodoxes (comme augmenter nettement la durée de vie active, mettre en œuvre des incitations au travail plus fortes, etc.). Il reste qu’elle permet adéquatement de faire le lien entre le rôle de la protection sociale et du droit à la formation par exemple et la croissance économique de long terme. Symétriquement, elle peut servir d’arme pour contester toute restriction des conditions de formation, toute politique de la recherche au rabais, tout penchant à ne faire porter que sur l’individu les coûts de la formation. La socialisation de ces coûts constituerait au contraire dans cette perspective un moteur de croissance tant l’accumulation de capital humain d’un individu a des effets d’entraînement sur les autres, et à l’échelle macroéconomique. Du coup, par un paradoxe étonnant, les nouveaux économistes classiques chantres du libéralisme en sont venus à donner des armes à ceux qui cherchent à promouvoir la sécurisation des emplois.

Au total, l’idée serait donc d’associer l’élévation du niveau de sécurité des salariés à l’accumulation de capital humain pour permettre cette « économie de la connaissance ». Le Sommet européen de Lisbonne de 2000, dont on a annoncé en décembre 2005 que les objectifs à l’horizon de 2010 étaient déjà devenus inaccessibles faute d’efforts suffisants, relève pour partie de cette logique : il annonçait en effet trois piliers, économique, social et environnemental. C’est le deuxième qui nous intéresse plus particulièrement ici : « en la matière, il s’agit non seulement d’investir dans l’éducation et la formation, et de mener une politique active de l’emploi [note de l’auteure : ce qui veut dire une politique visant moins à indemniser les chômeurs qu’à pousser à l’emploi] mais aussi de moderniser la protection sociale et de lutter contre l’exclusion. Il est expressément affirmé que le passage à l’économie de la connaissance doit se faire sur la base du modèle social européen, avec ses régimes de protection sociale très développés » [5].

Paradoxalement, le libéralisme économique peut ainsi nous donner les outils pour le contrer en nous permettant de justifier ce qu’il récuse : une amélioration de la condition salariale au nom même de la seule efficacité économique.

Notes

[1Données de l’OCDE, citées dans Le Monde du 7 mars 2006.

[2Données de l’OCDE, citées dans Le Monde économie du 7 février 2006.

[3L’Observateur de l’OCDE, n°248, mars 2005.

[4Ibid.

[5Suivi de la stratégie de Lisbonne, présenté par MM Delebarre et Garrigue.