Vacarme 34 / motifs

de la responsabilité sociale des entreprises entretien avec Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives Économiques

L’entreprise est-elle susceptible de devenir un agent économique également respectueux des intérêts de ses fournisseurs, des conditions de travail de ses salariés et de la santé de ses clients ? Peut-on imaginer qu’elle en vienne à se soucier des droits humains et environnementaux ? Pour de nombreux observateurs, il s’agit là d’une illusion, du discours cache-misère d’un capitalisme qui, loin de se moraliser, étend sans cesse son emprise. Pourtant la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) est aujourd’hui un terrain d’activisme en pleine expansion. Souvent pragmatiques, les ONG qui s’y adonnent estiment que, face au pouvoir grandissant des multinationales, l’appel au retour d’un État régulateur risque de s’avérer vain. Aussi gagent-elles qu’en visant les pratiques salariales, commerciales, managériales et environnementales des entreprises, il leur est possible de tirer parti des inquiétudes et des anticipations d’actionnaires anonymes et, ce faisant, de se ménager une marge de manœuvre politique. Par leur volonté d’exercer une pression sur les conseils d’administration, et non plus seulement sur les dirigeants, les activistes engagés dans la responsabilisation des entreprises prennent acte des rapports de pouvoir qui prévalent en leur sein mais aussi entre elles. Ce sont les conditions et les enjeux d’une telle stratégie qu’il s’agit de présenter ici, en montrant qu’elle oscille entre substitut et incitation à l’action gouvernementale et en constatant que son efficacité reste à mesurer.

À quel moment la notion de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) devient-elle un enjeu public ? Les acteurs non gouvernementaux ont-ils eu un rôle dans son émergence et dans l’essor de son prestige, tant auprès des États et des organisations internationales que des entreprises elles-mêmes ?

Cela fait très longtemps que les multinationales et leurs pratiques font l’objet de critiques et de campagnes militantes. En 1973 par exemple, le rôle de la multinationale américaine ITT dans la chute du gouvernement de Salvador Allende au Chili avait déjà été au cœur d’un vif débat public. Mais, depuis le début des années 90, on est passé à la vitesse supérieure. Avec notamment de puissantes actions contre les sweatshops aux États-Unis, en particulier sur les campus : en 1996, le film The Big One de Michael Moore et la campagne contre Nike illustrent ce changement de braquet. En France, il est frappant de constater que ce mouvement a beaucoup plus de mal à prendre : si l’on regarde le secteur des articles de sport dans les médias, par exemple, il est question de Nike, de Reebok et de leurs sous-traitants, mais très rarement de Décathlon et des conditions dans lesquelles les produits de cette marque sont fabriqués. Dans la foulée les multinationales, notamment dans le secteur de la grande consommation, se rendent compte de la nécessité de « faire quelque chose » : leur image de marque est, en effet, au cœur de leur « business » et risque de souffrir durablement. Dès lors les rapports, les colloques, les actions emblématiques commencent à se multiplier.

Pourriez-vous donner quelques exemples des diverses modalités d’action utilisées par les ONG pour faire progresser la RSE ?

Autour de ces questions, on rencontre deux types de « postures » : ceux qui voient le verre à moitié vide et ceux qui trouvent que le verre est déjà à moitié plein. Il y a en effet ceux qui préfèrent mettre en exergue les « bonnes pratiques » de telle ou telle entreprise, en espérant que cela aura un effet d’entraînement sur les autres. Nombre de médias économiques et la plupart des asso-ciations spécialisées regroupant des responsables « développement durable » des entreprises s’inscrivent dans cette démarche. Mais il y a aussi ceux qui préfèrent mettre l’accent sur l’écart entre les discours et les pratiques et pointent les actions qui devraient être menées par les entreprises. La pression et la menace sur l’image des entreprises apparaît alors comme la seule stratégie susceptible de les contraindre à modifier leur attitude. Pour ceux qui adoptent ce mode d’action, les entreprises les moins mauvaises sur le plan de la RSE sont en général encore très loin du compte et ne méritent guère qu’on chante leurs louanges. Alternatives Économiques se situe plutôt dans le deuxième camp, avec les organisations syndicales, les principales associations environnementalistes comme les amis de la Terre, Greenpeace et les associations de solidarité internationale...

Quelles sont les conditions particulières favorables au développement de ce type d’activisme — conditions historiques mais aussi géoculturelles ?

Cette « politisation du marché » trouve un terrain favorable dans les pays où les normes morales de comportement des acteurs individuels continuent de jouer un rôle important dans le fonctionnement de la société, ce qui est le cas, plus qu’ailleurs, des sociétés développées de tradition culturelle protestante. Ce sont aussi, souvent, des sociétés l’où on ne compte pas prioritairement sur l’État pour remettre de l’ordre et faire respecter la morale. Ce substrat permet le développement rapide et important d’un militantisme actif à l’égard des multinationales et de leurs comportements. A contrario, dans les pays de tradition catholique où on a pris de longue date l’habitude que les comportements individuels des acteurs n’entretiennent qu’un lien très lâche avec les prescriptions de la morale et où on mise surtout sur l’État et ses gendarmes pour maintenir l’ordre et la cohésion sociale, ce type d’action reste plus marginal, même s’il se développe. Le fait que la dynamique de la RSE entre en résonance avec le fond culturel anglo-saxon est un phénomène très important. Jusqu’ici toutes les tentatives pour domestiquer le capitalisme avaient échoué sur un obstacle majeur : elles n’avaient guère « pris » dans ce qui était devenu le cœur du système, à savoir les États-Unis.

Les ONG françaises vous semblent-elles avoir investi ce champ d’action ? À l’échelle européenne, dans quelle mesure les ONG participent-elles à la RSE ? Au niveau mondial, des initiatives telles que le « Global Compact », lancé par Kofi Annan en 1999 ou les « Principes directeurs à l’intention des multinationales » énoncés par l’OCDE témoignent-elles davantage des progrès réels de la RSE — globalisation de normes qui à la fois pallient l’absence et favorisent l’émergence d’une souveraineté mondiale — ou plutôt d’un processus d’encadrement destiné à laisser aux entreprises la gestion de leur « moralisation » ?

Il existe bien sûr des initiatives en France en la matière mais elles restent relativement marginales : les Français continuent de se mobiliser plus facilement contre le FMI, l’OMC ou la Commission européenne (ce qu’il faut bien sûr continuer à faire) que pour des campagnes comme par exemple Publish what you pay, qui veut amener les industries extractives à publier ce qu’elles versent aux différents États des pays où elles opèrent, ou De l’éthique sur l’étiquette, qui veut amener les distributeurs à garantir la « qualité sociale » des produits qu’ils vendent.

Au niveau mondial, le Global Compact et les principes directeurs de l’OCDE ne sont pas comparables. En particulier parce que ces derniers instituent des structures d’appel, les Points de Contact Nationaux (PCN), auprès desquelles on peut porter plainte lorsqu’une entreprise ne respecte pas les principes directeurs. Il ne s’agit certes pas d’une juridiction au sens strict, les avis des PCN dans ces litiges n’ont pas de valeur juridiquement contraignante, mais c’est bien un premier pas, encourageant, dans cette direction. Le Global Compact, de son côté, est très critiqué, notamment parce qu’il ne prévoit aucune procédure d’audit, de reporting, bref, de contrôle et de sanction, qui garantisse que les engagements pris soient effectivement respectés. Ceci dit, le fait que les Nations unies s’adressent directement aux entreprises par-dessus la tête des États constitue une innovation institutionnelle majeure et intéressante. Cette institutionnalisation de la RSE est par nature contradictoire. Elle correspond bien sûr à une volonté des firmes d’endiguer et de limiter le mouvement qui les rend de plus en plus responsables des conséquences de leurs actions. Mais, dans le même temps, elle fait entrer cette problématique dans le domaine du droit international. Comme toujours, c’est l’ampleur de la mobilisation autour de ces questions qui tranchera le fait de savoir si le verre est à moitié vide ou à moitié plein.

Que peut-on dire des différents niveaux auxquels opère l’activisme visant à majorer la RSE des entreprises ? Selon le domaine de responsabilisation visé — conditions de travail et droit syndical, pratiques financières, dangerosité du produit pour le consommateur ou pour l’environnement — le niveau d’intervention des ONG semble en effet pouvoir être local, national ou immédiatement international. Comment concilier ces différents niveaux ?

La plupart des actions que vous évoquez ont visé — et doivent rechercher — une très forte dimension internationale pour pouvoir avoir un impact sensible sur les multinationales. Mais ce n’est certes pas une raison pour attendre le messie avant de commencer à agir localement. Quand on se lance sur un sujet précis, on se rend compte en général rapidement que d’autres, dans le monde, travaillent sur les mêmes sujets vis-à-vis des mêmes multi-nationales, et de nos jours, via Internet en particulier, la coordination et l’échange d’informations sont relativement aisés. Les peuples de chaque pays ont cependant, je crois, une responsabilité particulière à l’égard de « leurs » multinationales, celles qui sont basées chez eux. En France, c’est d’abord à nous de faire le boulot vis-à-vis de Carrefour, de Total, de Renault, d’AXA...

Parallèlement, quelles sont les entreprises susceptibles d’être atteintes par ce type d’activisme ? S’agit-il seulement des firmes multinationales, parce que leur image de marque constitue pour elles un actif essentiel, ou peut-on imaginer que des PME soient elles aussi prises pour cibles, et si oui, de quelle manière ?

Les PME doivent progressivement être entraînées dans ce mouvement. C’est souvent chez elles qu’on constate les conditions de travail les plus dégradées, l’anti-syndicalisme le plus violent ou le mépris le plus poussé à l’égard de l’environnement. Mais parce qu’elles sont petites, elles sont difficiles à toucher par la mobilisation directe des ONG. À mon sens, il faut surtout miser à leur égard sur l’effet d’entraînement de l’action privilégiée sur les « gros » acteurs, en exigeant en particulier des multinationales mais aussi des acteurs publics, communes, régions, État, qu’ils conditionnent leurs achats à des clauses sociales et environnementales, et mettent en place des procédures d’audit et de contrôle pour s’assurer qu’elles soient bien respectées.

La labellisation des entreprises « socialement responsables » s’impose aujourd’hui comme un enjeu central pour le type d’activisme qui nous occupe. Il s’agit en effet de savoir qui donne le label, mais aussi qui contrôle l’adéquation entre les pratiques de l’entreprise et les exigences du label, et enfin dans quelle mesure les ONG qui promeuvent ces labels ne sont pas amenées à cautionner la communication des entreprises en la matière.

La labellisation pose évidemment toutes les questions redoutables que vous soulevez. À commencer d’ailleurs par la question de base : qu’est-ce qu’une entreprise socialement responsable ? Quant à savoir quel rôle les acteurs non gouvernementaux doivent prendre dans une telle labellisation, je ne crois pas qu’il puisse y avoir de réponse de principe général. Cela dépend en particulier de leur capacité réelle à assurer une labellisation de qualité — nombre d’acteurs en sous-estiment la difficulté — et de leur dépen-dance économique à l’égard des acteurs privés qui utilisent le label en question : quand cette labellisation assure l’essentiel de vos entrées financières et fait vivre la plupart de vos permanents, la tentation que vous soulignez peut exister. Mais, en même temps, des structures comme Max Haavelar montrent aussi qu’on peut rester exigeant dans le cadre d’un modèle économique de ce type.

On peut s’interroger sur les objectifs poursuivis par les acteurs non gouvernementaux engagés dans la RSE. S’agit-il d’une stratégie de « résistance » visant à limiter le pouvoir de nuisance du capitalisme, ou au contraire d’un engagement critique mais constructif, fondé sur la conviction que les entreprises sont susceptibles d’intégrer des préoccupations non-marchandes à leur stratégie ? S’agit-il plutôt d’un effort destiné à élargir les bases d’un « tiers secteur » capable de minimiser les contraintes marchandes sans pour autant s’inscrire dans l’orbe du secteur public ? Deuxièmement, du côté de leur propre raison d’être, les acteurs non gouvernementaux se donnent-ils pour mission de faire peur aux actionnaires et, par là, d’imposer la participation desstakeholders que sont les citoyens au gouvernement des entreprises ? Se voient-ils plutôt comme les défricheurs d’une économie « équitable » opérant à l’écart du marché et des services publics, ou, troisième possibilité, se considèrent-ils comme les promoteurs de la responsabilisation des entreprises classiques ? Enfin, l’activisme réclamant l’expansion de la RSE représente-t-il essentiellement un moyen de pression indirect sur les États afin de les inciter à prendre leurs responsabilités en imposant des normes contraignantes aux entreprises ou cherche-t-il à établir de nouveaux rapports de forces entre shareholders (actionnaires) et stakeholders (parties prenantes) qui ne se donneraient pas l’intervention publique pour fin privilégiée. Dans cette seconde éventualité, ne pourrait-on imaginer que ce soient les entreprises qui deviennent demandeuses de normes de responsabilité sociale fixées par les États ou les organisations internationales, pour conjurer la pression des ONG et exercer une pression sur leurs propres concurrents ?

À mes yeux le débat sur « sortie du capitalisme » vs. « moralisation du capitalisme » est typiquement un de ces faux débats dont la gauche française a le secret. La dynamique de la RSE, si elle va à son terme, et on en est très loin aujourd’hui, revient à obliger les dirigeants des entreprises à tenir compte des intérêts et des points de vue de toute une série de parties prenantes autres que les actionnaires lors de leurs décisions stratégiques : salariés, collectivités locales, associations environnementalistes, associations de consommateurs... Les Anglo-saxons décrivent ce mouvement comme le passage d’un « shareholder capitalism » à un « stakeholder capitalism ». C’est un jeu de mot amusant, bien qu’intraduisible en français, mais il est à mes yeux trompeur : si on est parvenu à obliger les dirigeants d’entreprises à accorder des droits politiques égaux sur l’entreprise à d’autres acteurs que les actionnaires, on n’est plus dans le capitalisme. On est dans un autre système économique. Sans pour autant avoir eu besoin d’exproprier les actionnaires, qui à mes yeux peuvent tout à fait légitimement rester une de ces parties prenantes, puisqu’ils acceptent d’avancer du capital à l’entreprise et à ce titre de prendre une partie des risques liés au succès ou non de cette entreprise. Tout cela peut sembler utopique, mais en réalité on n’en est pas si loin : nulle part les actionnaires n’ont tous les droits sur les actions des dirigeants d’entreprises, et partout ceux-ci doivent déjà se soumettre à différentes procédures vis-à-vis de différentes parties prenantes avant de fermer (ou d’ouvrir) une usine, de racheter une entreprise, de mettre sur le marché un nouveau produit... C’est surtout dans le domaine du droit qu’il reste à mettre fin officiellement à la fiction du droit de propriété exclusif des actionnaires sur l’entreprise.

Concernant les pouvoirs publics il faut bien sûr au bout du compte une régulation publique, et la RSE ne peut pas rester une affaire entre ONG et entreprises. Mais la dynamique de la RSE, de la politisation du marché, en adressant des exigences politiques directement aux entreprises, me parait avoir ceci de particulièrement intéressant dans cette perspective qu’elle peut amener les entreprises à devenir elles-mêmes demandeuses d’un telle régulation publique. Alors qu’aujourd’hui la seule demande d’une telle régulation par la « société civile » n’a guère de chances d’aboutir. À force d’être harcelées de façon légèrement différente dans chaque pays, les entreprises deviennent demandeuses d’une standardisation internationale de ce qu’on exige d’elles. De même les plus exposées d’entre elles deviennent demandeuses de règles qui s’imposeraient également à leurs concurrentes qui n’ont pas eu jusque là la faveur des médias et des ONG...

Pensez-vous que la RSE puisse encore n’être vue que comme une simple opération de contre-feu menée par les entreprises et leurs alliés institutionnels pour « apprivoiser » les contestations plus radicales de la globalisation néolibérale, ou peut-on déjà affirmer qu’investie de manière judicieuse et inventive elle est destinée à constituer, comme vous l’écrivez, « une forme de contestation populaire au cœur même du système » ?

La judicieuse question que vous posez ne peut pas être tranchée a priori. Les deux issues sont envisageables aujourd’hui. Ce qui fera la différence, c’est l’intensité de la mobilisation citoyenne que la pression sur les multinationales sera capable de susciter. J’ai déjà eu l’occasion de vous dire qu’à mon sens il y avait encore beaucoup à faire en France dans ce domaine.