Vacarme 34 / desseins

le refus

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Le Rassemblement Algérien des Femmes Démocrates (RAFD) a été créé en 1993, en pleine guerre civile algérienne. Il se définit comme une « association de femmes issues d’horizons divers, rassemblées pour créer un cadre de lutte pour les droits des femmes et surtout de résistance à l’intégrisme et au terrorisme ». Sa création fut strictement liée au contexte de violence imposée à l’époque par le FIS et les groupes armés islamistes. C’était une réaction de femmes. « On tue l’Algérie, on tue nos enfants, nous ne pouvons pas rester sans rien faire ». « Il ne faut pas baisser les bras », l’expression revenait sans cesse, dit Zazi Sadou, membre fondatrice et militante du RAFD. Rafd veut dire refus. « Nous l’avons pensé en arabe ; ensuite seulement nous avons trouvé le sigle, qui décrit bien notre identité ». Quelques-unes des femmes qui l’ont créé étaient des militantes associatives mais la grande majorité n’avait jamais eu d’activité politique ; beaucoup étaient des femmes au foyer, beaucoup venaient de zones rurales. Leur première action a été d’aller manifester devant le siège de la présidence de la République habillées de cibles. À l’époque des centaines d’Algériens étaient tués chaque jour, les journalistes étant les premiers visés ; cette occupation de la rue par des femmes a immédiatement suscité un élan de soutien, tous marquant le « courage » de l’initiative — « les femmes de l’Algérie sont ses hommes », écrivait un journaliste. Mais l’objectif du groupe était bien plus direct. Sa stratégie était double : occuper le terrain et témoigner, le tout en s’adressant délibérément aux femmes. « Nous avions décidé de nous rendre visible. » « Nous voulions que les femmes s’expriment. » Ce double objectif constitue encore aujourd’hui la colonne vertébrale de son intervention. En pratique, dit Zazi Sadou, « 80% de nos forces sont consacrées à occuper le terrain, malgré les menaces, pour faire entendre nos voix. Par exemple, chaque fois qu’il y avait un attentat, nous appelions immédiatement à une mani-festation. » L’autre ressort de son action est le témoignage, moyen de donner la parole aux victimes, mais aussi une place aux femmes. Depuis sept ans, le RAFD rend chaque année hommage, parfois de façon posthume, à des femme anonymes qui se sont distinguées par leur action de résistance en leur décernant le « Prix de la résistance des femmes contre l’intégrisme et contre l’oubli ». Ce moment très médiatisé permet de donner la parole à des femmes de tous milieux, souvent originaires de villages éloignés de la capitale, et donne de la profondeur à un engagement vécu comme collectif. « On met du temps à les dénicher mais on n’a aucun mal à les convaincre de prendre la parole. » Une autre action de l’association consiste en un travail de « plaidoyer » : des analyses des manuels scolaires y font ressortir le traitement des questions de mixité et d’égalité à l’école ; la production de films et de livres permet de mettre en relief le rôle des femmes dans la société. « Créer des liens, donner à voir qu’on peut s’en sortir. » Tous ces objets sont nés sur le terrain : « Il fallait tout le temps être en invention, sans cesse réinventer nos stratégies. »

Le RAFD se définit donc clairement comme « une ONG de femmes féministes, animée par une vision féministe de la politique et un objectif d’égalité des droits » — et ce sans aspirer aucunement au pouvoir : parce qu’il est aujourd’hui une garantie d’efficacité, le non gouvernemental est un choix et « cela durera sans doute très longtemps comme ça ». Il n’en a pas moins largement participé au débat des années 90 sur la Constitution algérienne, attirant tout particulièrement l’attention sur la séparation de la religion et de l’État et, autre question qui intéresse les femmes, au combat contre le Code de la famille, dont la révision toute récente n’est que « poudre aux yeux ». Malgré quelques correctifs on continue sur le fond de « sacraliser les relations hommes-femmes » et de refuser le principe de l’égalité : la question de la polygamie reste intouchée et les aménagements relatifs à la tutelle des enfants restent du bricolage. Et le contexte actuel de négation des violences commises pendant la guerre civile (l’amnistie toute récente des terroristes) renforce le déni de la situation faite aux femmes, en contribuant encore à brouiller le jeu politique.

Dans l’échange avec les « féministes musulmanes » cet objectif d’égalité des droits fait office de clivage, plus que la revendication, ou non, d’une pratique religieuse. Dans les pays musulmans, différentes stratégies sont mises en place par les femmes pour améliorer leur condition ; Zazi Sadou en distingue trois, pour simplifier. Certains groupes revendiquent la laïcité et refusent d’avoir à se justifier au plan religieux. D’autres travaillent à la conciliation de leurs objectifs d’égalité avec la religion — on peut y inclure les femmes théologiennes qui poussent à ce que les femmes donnent leur propre lecture du Coran. Mais certaines femmes s’approprient, « usurpent », les termes de l’anti-sexisme, alors même qu’elles conservent des positions patriarcales sur les questions de droit (héritage, tutelle des enfants, nom du mari, etc.) Chez elles le religieux domine la pensée politique, et rien ne vient s’opposer aux stratégies politico-religieuses d’enfermement des femmes. Le RAFD a une attitude laïque (« on a l’école pour faire progresser la société »), mais travaille avec les femmes qui œuvrent à la réforme de l’islam. « Il n’y a pas nécessairement de clivage entre « féministes laïques » et « féministes pratiquantes ». Plein de filles chez nous sont les deux. Ce qui nous unit c’est la question du droit, de la justice et de la démocratie : avoir le droit de nous exprimer sur les questions qui concernent l’intérêt de la cité. À chaque occasion de ce type on s’est exprimées. Et quand on ne l’a pas fait, les gens nous ont interpellées. Pour nous c’est ça le ciment. » « Ce n’est pas une stratégie opportuniste, on travaille avec le réel. »

La solidarité internationale entre femmes par ailleurs fondamentale. Le RAFD appartient au réseau de solidarité « Femmes sous lois musulmanes » (RSLM), présente sur tous les continents et qui permet de mettre en lien les femmes, de mutualiser les expériences, d’organiser des rencontres, ou de lancer des alertes internationales, comme celles qui ont sauvé Sarah Balabaghan, Taslima Nasreen ou Leïla Zana, ou ont permis aux femmes canadiennes de résister à la mise en place de tribunaux d’arbitrage islamique. « Cette solidarité est indispensable, avant tout parce qu’elle sauve des milliers de vies. » « Il ne faut jamais sous-estimer un combat, même isolé. » Les alertes fonctionnent sur des principes simples. Elles sont construites avec les femmes des pays concernés ; celles-ci ne sont jamais considérées comme des victimes, mais comme des défenseurs des droits humains : s’il faut les sortir de ces situations, c’est qu’elles sont porteuses de progrès. Le RSLM produit aussi de l’expertise : il a mené sur des questions concernant le mariage, le divorce ou l’héritage, l’analyse comparée des décisions de justice et de la jurisprudence dans une dizaine de pays, révélant des disparités qui révèlent le poids des forces politiques sur l’usage des textes religieux ; Zazi Sadou a participé en mai 2005 à une commission d’experts internationaux réunis pour tenter d’« évaluer les conséquences du fondamentalisme sur les droits humains » (Montréal) et à une autre sur les questions d’arbitrage religieux en droit de la famille (Ottawa). C’est un complément précieux à l’influence des campagnes internationales menées par les Nations unies sur la condition des femmes, dont le premier effet est d’obliger les États à mettre leur législation en accord avec les conventions — mais avec les limites que l’on connaît (50% des États, dans ce domaine, omettent de se conformer aux règles auxquelles ils ont adhéré). Et un contrepoids à l’abandon des grandes ONG internationales. « Le pire c’est l’isolement. » Longtemps, en effet, le combat du RAFD est resté incompris, sa position anti-intégriste radicale ayant été perçue comme une adhésion à la lutte du gouvernement algérien contre « les groupes armés ». Constituées face à la violence politique des États, et renvoyant les violences faites aux femmes au domaine privé, les grandes associations comme Amnesty International ou Human Rights Watch les ont de fait exclues de leur champ. « Mais les violences faites aux femmes ne doivent pas être considérées comme un fait privé. » Aujourd’hui, après dix ans d’affrontement et de travail avec les ONG internationales des droits de l’homme, l’échange commence pourtant à porter ses fruits. « Il est de leur devoir d’identifier aussi les violences portées par des groupes distincts des États. On ne peut pas renvoyer la protection du droit des femmes à la responsabilité de leurs États. »