une définition de soi

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La formulation de l’identité transsexuelle diffère d’une association à l’autre, d’une personne à l’autre. Elle repose à la fois sur un capital commun, qui constitue l’assise de revendications majeures, et sur la mise en exergue de spécificités : prostituéE, femme, étrangerE, homme, opéréE, non opéréE, françaisE, etc., créant parfois des divergences au sein de la communauté.

Pourtant définir et imposer ses spécificités, c’est enrayer les rouages de la mécanique dominante - qui juge de ce qu’ils/elles sont et de ce qu’ils/elles peuvent devenir. L’identité des transsexuelLEs se construit à partir de chaque élément de leur vécu, chacune des résistances qu’ils/elles rencontrent. Elle dément les idées reçues, rappelle à l’expertise médicale les limites de son entendement, interroge les apparences dont elle se joue à l’occasion et qui dérangent souvent.

Lexique

En 1997, le PASTT a pris la décision de changer de nom. De Prévention, Action, Santé pour les Travestis et les Transsexuelles, il est devenu Prévention, Action, Santé, Travail pour les Transgenders. Les termes travestis et prostitution, inscrits l’un dans son nom, l’autre dans ses statuts, finissaient par devenir un véritable obstacle au quotidien : « Ce sont toujours des termes qui passent mal, vis-à-vis d’un propriétaire pour négocier le bail d’un local, ou même pour une fille membre de l’association qui fait des démarches à la mairie ou auprès d’une institution. » Mais le changement de déclinaison des initiales du groupe ne correspond pas simplement à une volonté de se soustraire aux discriminations qui entravaient son action ; il renvoie à une réflexion identitaire présente au PASTT comme dans de nombreuses associations. « Les gens ne connaissent pas bien les différences entre les travestis, les drag-queens, les transformistes, les transsexuelLEs, opérées ou non-opérées, les transgenres. » ; Camille Cabral le sait. Elle joue à l’occasion sur les mots pour convaincre un propriétaire, mais elle connaît parfaitement la définition qu’elle donne à chaque terme. En modifiant son nom, l’association n’entend changer ni d’objet, ni d’activité, ni de public. Elle précise une conception d’elle-même plus en adéquation avec l’identité du groupe et directement au service de ses revendications politiques. En effet, le terme transgender désigne à la fois travestis, transsexuelLEs, opéréEs ou non — c’est-à-dire l’ensemble des personnes que côtoie le PASTT dans sa mission de prévention — et, de fait, il s’affranchit de l’opposition « opéréE / non-opéréE » à laquelle Pascale Ourbih, vice-présidente du PASTT, estime que renvoyait implicitement l’utilisation générique de l’appellation transsexuel : « Opérés ou pas, tous les membres du PASTT revendiquent une identité commune. » En outre, il formule, en des termes qui leur conviennent, la question que pose l’identité transsexuelLE, « celle du genre, pas celle de la sexualité » : « Lorsque nous parlons de transgenre, nous parlons du genre : masculin, féminin. » Pascale ajoute : « Lorsqu’Harry Benjamin a, le premier, décrit des cas de transsexuels à partir des années 1950, il a mal fait son choix, parce qu’il a pris le sexe comme axe pour établir une terminologie qui s’est imposée par la suite. » L’association pose ainsi une première série de jalons.

Camille Cabral refuse, par ailleurs, le choix de l’ASB, l’Association du Syndrome de Benjamin : « On ne peut pas faire partie d’une association composée de militants issue d’une minorité discriminée et accepter de les désigner comme atteints d’un syndrome. C’est une conception beaucoup trop médicale des transsexuelLEs. » Certains membres de l’ASB admettent que s’auto-définir comme malade et entériner ainsi cette vision des transsexuelLEs est un problème. La dépendance au pouvoir médical, comme la soumission à ses injonctions s’en trouvent renforcées ; de même ses prérogatives de monopole du savoir. C’est pourquoi le PASTT se bat pour que la transsexualité, toujours considérée comme un trouble de l’identité sexuelle, soit — comme l’homosexualité l’a été — retirée du DSM-IV, le glossaire de l’Association Américaine de Psychiatrie, référence incontestable dans le domaine. L’association refuse ce statut de malade assigné aux transsexuelLEs depuis le début du siècle ainsi que leur sujétion à l’expertise médicale ou psychiatrique. Elle entend au contraire « éduquer » le corps médical, généralement « totalement ignorant de la problématique transsexuelle », hors des codifications psychiatriques d’usage. Cela nécessite sans doute, en premier lieu, de se soustraire à son emprise en se définissant indépendamment des arsenaux de la médecine.

De leur côté, certains membres de l’ASB reconnaissent également l’inadéquation des références que la psychiatrie leur impose. Mais ils voient aussi dans ce statut de malade — sur lequel se fonde le Droit — une base de négociation avec les pouvoirs publics afin de faciliter l’ouverture de droits. La médicalisation représente, en effet, à l’heure actuelle, la seule possibilité d’obtenir une prise en charge financière des interventions et du suivi médical — lorsque l’expertise psychiatrique a reconnu la nécessité d’un traitement.

Si, entre associations françaises, il est difficile de s’entendre sur la terminologie et sur la stratégie à adopter, hors des frontières on ne trouve pas plus de consensus. D’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre, les habitudes ne sont pas les mêmes, les termes sont utilisés différemment et désignent des réalités plus ou moins strictes.

Camille a souvent l’occasion de le vérifier. « En Amérique latine, les filles disent encore “Nous, les travestis...” alors qu’elles sont transsexuelLEs et savent parfaitement que les travestis ne sont pas des transsexuelLEs. Lors d’une conférence au Brésil, des transsexuel-LEs se levaient dans la salle pour dire “Vous savez, nous les homosexuels..., nous les gays...”. » L’enjeu que représente la terminologie n’est pas toujours appréhendé à sa juste valeur. « Elles ne sont pas encore suffisamment politisées ou bien elles ne sont pas informées, éclairées. Elles ne revendiquent ni en tant que prostituées, ni en tant que transsexuelles. Dans certains pays, ces choses-là en sont encore au début. » Dans le rapport de force dans lequel les associations se trouvent, le choix du terme est pourtant crucial. Il est impossible, par exemple, de revendiquer un changement d’état civil en tant que travesti : « Par définition, tu te retrouves dans une situation contradictoire. A priori, un homme travesti est content d’être un homme et ne veut pas changer son état civil. En revanche, en tant que transsexuelLE, tu peux revendiquer le changement d’état civil : tu vis en tant que femme, tu peux même avoir recours à la chirurgie et tu es en droit de négocier ton état civil. »

Le débat est donc ouvert, en France : « Le PASTT discute beaucoup avec le CARITIG, avec l’ASB et avec les personnes qui s’occupent des transsexuelLEs. Les gens comprennent bien qu’il faudrait arriver à une homogénéité de la terminologie. » Au niveau international, il est aussi repris par les associations : le MIT de Bologne, l’ARSI Trans à Milan, Transsexualia en Espagne, une association à Lille, une à Marseille, une autre au Portugal, d’autres encore en Angleterre, en Hollande, en Belgique, au Luxembourg, etc. Pour tous les militants, l’enjeu est majeur : parvenir à se définir d’une façon qui leur convienne ; porter et imposer cette définition de soi dans le champ politique, au sein des institutions et vis-à-vis du corps médical.

Jusqu’à présent cependant, par la force de l’habitude, c’est encore le terme de transsexuel qui s’impose dans le discours des militants et des associations en France.

Seuils et contours

Les parcours individuels révèlent les éléments au regard desquels les transsexuels se définissent.

Autour de l’opération — ce que les psychiatres appellent la réassignation hormono-chirurgicale — se cristallise beaucoup d’enjeux pour les unes comme pour les autres, d’un point de vue individuel, comme d’un point de vue politique. CertainEs parlent du « passage à l’acte » ; c’est dire que l’acte, idéalisé ou non, marque un basculement irréversible dans la vie des personnes. Pour ceux ou celles qui entament une transformation, « il représente très souvent un but ». Et c’est notamment au désir d’opération que les psychiatres entendent juger du « véritable transsexualisme » d’une personne. Mais beaucoup de transsexuelLEs ne conçoivent pas l’opération comme une nécessité. Et la position des associations est, avant tout, de refuser celle-ci comme enjeu identitaire. Pour toutes sortes de raisons : la complexité des démarches pour atteindre ce stade, les résultats aléatoires et imparfaits des interventions chirurgicales — notamment en France —, l’épreuve et le traumatisme qu’une intervention de ce type peut représenter. Mais aussi, simplement, parce que le changement physique du sexe n’est pas forcément désiré. Enfin, les associations refusent l’astreinte posée comme règle : la plupart d’entre elles revendiquent l’accès au changement d’état civil sans lien avec l’opération. « Une transsexuelle femme souhaite être semblable à toutes les femmes », pour autant tous et toutes ne veulent pas — ou ne sont pas prêts — à recourir à une opération qui modifierait leur corps de façon irrémédiable, altérerait certaines de leurs fonctions de façon irréversible — plus encore que la prise d’hormones. CertainEs transsexuellEs refusent de concéder « à la société » ce « gommage » du sexe d’origine dont parle Camille C, sans contrepartie équivalente, dans le seul but d’obtenir le droit d’être qui ils/elles sont : « Il faut savoir que le vagin des transsexuelLEs, c’est de la chirurgie esthétique, il n’y a pas de fonctionnalité. Il n’y a pas de muqueuse, il n’y a pas de clitoris — le clitoris, il est fait avec un petit bout de gland. »
« Ce qui dérange le plus la société, c’est de voir des femmes avec des organes sexuels d’hommes » et réciproquement, « c’est pour cela qu’elle n’accepte pas les transsexuelles, elle veut qu’il y ait des hommes et des femmes. » C’est la raison pour laquelle « un transsexuel en début de parcours ne peut jamais avouer à son psy qu’il ne veut pas aller jusque là s’il espère obtenir son changement d’état civil ». L’état « transitoire » n’est acceptable que parce qu’il ne doit pas durer. L’opération est là pour rétablir l’ordre des choses.

Les règles établies sont simples. Elles soumettent les transsexuelLEs qui souhaitent se faire opérer à un véritable parcours du combattant, souvent décevant in fine. Tandis qu’elles renvoient systématiquement ceux/celles qui ne le souhaitent pas à un processus d’exclusion. L’identité transsexuelLe qui cherche à s’imposer est nécessairement transgressive.

Passer

En face de transsexuelLEs des médecins sont capables de dire « faites moi voir vos mains ». Il faut alors montrer ses mains, ses pieds... « Ah, vous n’êtes pas tellement... ». Vous n’êtes pas tellement... Féminine ? S’il s’agit d’une transsexuelLE femme. Masculin ? S’il s’agit d’un transsexuelLE homme. Derrière ces interrogations se tient l’idée préconçue qu’unE transsexuelLE se reconnaît à l’œil nu. La différence des sexes, une fois de plus, viendrait au secours du médecin pour lui permettre de distinguer le vrai du faux. Joëlle Grégorie de l’ASB insiste pourtant : « Ce n’est pas simplement le sexe qui pose un problème, c’est tout le corps qui ne va pas. » L’autorité médicale ne devrait pas s’y tromper : unE transsexuelLe n’est pas d’abord « un homme dans un corps de femme » ou « une femme dans un corps d’homme ».

L’apparence est, cependant, au quotidien, un enjeu de taille pour les transsexuelLEs. Dans la revue trimestrielle de l’ASB, L’Identitaire, Joëlle prodigue quelques conseils pratiques, « l’idée première étant de se fondre dans la foule, de passer inaperçu/e et de ne pas être montré/e du doigt », ce qu’elle appelle, non sans humour, les 3B : Bon sens, Bon goût & Bien-être. D’une association à l’autre, le sujet s’impose. Pour Camille, la définition de la « crédibilité », c’est « passer » dans n’importe quel lieu public. « Il y a ceux qui passent et ceux qui ne passent pas. » « Vous allez mieux comprendre, si je vous explique avec des pourcentages : 100 %, ce n’est pas une question de beauté, c’est quand tu es dans la rue, quand tu es dans le métro, quand tu parles avec un garçon, quand tu rencontres une bande de jeunes, dans toutes les situations, tu passes. Moi, par exemple je dirais que je suis à 80 % : la plupart du temps je passe, mais il y a des fois, je ne passe pas. Si je parle avec tes parents peut être eux ne verront rien, mais si je parle avec une cousine à toi, si elle est plus observatrice, elle, elle va voir quelque chose qui l’intrigue. Et peut être va-t-elle poser une question. Je suis tout à fait consciente que je n’ai pas une crédibilité à 100 %. J’ai commencé les hormones très tard. Et puis, le physique joue aussi. » Certaines personnes naissent avec un physique plus ambigu : « Quand tu as un menton petit. Quand tu n’as aucun poil, etc. » « Il y a des femmes qui sont moins femmes que les autres. Toi, si on te compare à Claudia Schiffer, tu es plus masculine. Si Claudia se compare à Naomie, elles sont différentes. » De la même façon, « certains transsexuels ont plus de points faibles que d’autres. Ils n’en sont pas moins transsexuelLEs mais se font traiter de travelo dans la rue, de pédé... » .

La crébibilité intervient dans la négociation de tous les jours avec « la société », avec les médecins, etc. Une crédibilité totale tend à faire disparaître une visibilité obligatoire, ouvre un espace de libre-arbitre, renvoie la négociation dans le cadre de la vie privée. L’identité n’est pas changée mais la négociation est éventuellement déplacée.

Et si la chirurgie permettait d’obtenir véritablement le corps souhaité ? « Si d’ici dans vingt, cinquante ou cent ans, on imagine que les techniques permettent d’accéder à une extraordinaire perfection et que j’obtienne un appareil génital comme le tien, la possibilité de procréer, que je puisse avoir des orgasmes avec ce sexe et passer à 100 %, est-ce que cela effacerait tout ce qui est transsexuelle ? Non, parce que tu es toujours transsexuelle. Mon corps, c’est du mâle. Je serai toujours transsexuelle. Je suis née avec un chromosome X et un chromosome Y et je resterai XY. Mais, le confort et les potentiels que la femme a, je voudrais en bénéficier aussi. Le plaisir sexuel en tant que femme, la maternité, je les veux, mais en tant que transsexuelle. »

Camille ajoute : « Pourquoi je mets des prothèses, pourquoi j’ai des cheveux comme ça, pourquoi je fais des peelings, des épilations ? C’est pour ressembler à 100 % à une femme. Sans nier que je suis transsexuelle. Notre fierté en tant que transsexuelle, c’est d’accepter notre transsexualité. Notre objectif en tant que transsexuelle, c’est d’être toujours plus féminine. » Pascale renchérit : « La fierté des transsexuelles, c’est d’avoir été au bout de ce que nous pensons. ça n’est pas d’avoir mis un beau rouge à lèvres, mais c’est, malgré toutes les pressions sociales, de ne pas avoir renoncé, c’est d’avoir tenu bon. »

Il y a cinquante ans, les progrès techniques de la médecine ont favorisé l’émergence de revendications transsexuelLEs. Désormais, ils doivent leur offrir un confort de plus en plus grand. Mais l’identité transsexuelLE cherche cependant à s’affirmer indépendamment de la médecine comme de ses techniques. Quand on est né biologiquement homme ou femme, alors qu’on est femme ou homme, cette identité est d’abord dans l’histoire commune de résistance et de lutte pour imposer ce qu’on est.