Vacarme 11 / chroniques

Le chemin, c’est chaque os

par

Tentative de description d’une photo de ma sœur et de moi. Elle a cinq ans et j’en ai trois. On ne voit sur le fond noir de la forêt que son sourire et ses yeux ronds, mon front sérieux de garçonnet et le destin qui nous guette en forme de nuée blanche.

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Depuis l’été mille neuf cent cinquante-cinq, je fais un rêve épuisant dont je ne me réveille pas. Ma sœur est âgée de cinq ans, je n’en ai que trois. Elle me conduit sur le dos d’un rocher, nous allons vers la mort, à deux pas, rien ne presse. Nous avançons sans heurts, espiègles, vers la mort. Un père chenu transparent qu’il faut traverser les yeux ouverts, une clairière dans la forêt.

À l’automne précédant, couchés dans la chambre basse de l’ancienne poste de mon grand-oncle, ma sœur dans le lit de grand-mère, mon frère dans son berceau et moi dans mon petit lit, tu sais bien, ton petit lit-cage. Des cris au milieu de la nuit, les aboiements effrayés des chiens devant les flammes, à travers les persiennes le rougeoiement sautillant sur le mur des écuries de Berthe. Le hangar aux tabacs des Chanoé fume en une seule nuit, chaque feuille vierge attendant d’être écrite, pendue pour le séchage sur des portées de fil de fer silencieuses. Madame Mejdoub, fameuse clairvoyante, un sein sous chaque bras, allaitant ses jumeaux entravés sur son dos. La tête assiégée, odeur humide d’humus et de racines qu’aucun souffle de vent ne chasse du village durant plus de huit jours, plus subtile que les effluves des tourteaux d’olives pressées du moulin des Guignard. Cet encens pour la fête des morts. Larbi, tu as fait ? Sur le coup de midi éventré trois de leurs vaches. Et pleines. Voici les cornes. Boutonne ta braguette, gamin. M’hamed ! J’ai arraché le cœur... M’hamed, ce cœur, il a l’air vieux. Il fume encore, Kadidja. Kouider ! J’ai eu peur, je me suis sauvé. Merci mon fils. Dessine ta frousse !

Didier, tu viens, il faut partir. Tire les rideaux de brindilles. Pas une vache mugissante. Calfeutre la nuit, les branches, les feuilles une à une. Vapeur ouverte de plus en plus distincte, l’odeur de thé fumé des mûres, l’écorce d’amadou sur la cuisse ridée des vieilles, roulée suée et crachée aux embouts, le goût du sang caillé, la croûte au genou gauche.

Sûzel, tiens-le, si l’eau froide est salée, je n’ai pas peur. Assieds-toi devant moi, je fais marcher le cheval autour de la propriété. Le chemin, c’est chaque os son dos qui roule. Tiens-toi à sa crinière, c’est de l’herbe mouillée. C’est la houle un été. Dépêche-toi, je ne peux pas t’attendre. Ta jambe devient du caillou, ton genou et ta tête. Où veux-tu t’en aller ? À mortforêt les enfants, seules les sœurs connaissent.

Assise en amazone et me sourit comme il faut, m’encourage et me précède, m’ouvre la voie pour être à la mort avant moi. Le monde, ma sœur. Moi, ma mort, mon enfance, ma naissance au moment où je suis.

À deux pas, rien ne presse, home d’enfant dévore et passe, dans son haleine de crachin, l’ourse ouvre un seul œil.

Un lutin, jouet, enfant, deux boutons pour les prunelles, petite fière filante femme, petite bonne fillette femme, fileuse fille. Sitôt dans la mort, je serais garçon au milieu. Pour une barbe, dis moi ce que tu fais. À chaque fois, les sœurs le savent, serre ces cailloux sous ton mouchoir dans ta poche, demande-moi. Tu éternues.

Didier, ne dis rien à personne, juste si la lune regarde, je te donne un chien, un rat, un serpent. C’est cassé, tire sur le sable entre tes quatre doigts, c’est la crinière qui s’écoule et qui grince, c’est le ventre froid.

Sûzel, dis-le, si la nuit est jaune, je n’ai pas peur. La mirabelle, assise en amazone, assiette sûre, taille surprise, sa jambelette remontée derrière laquelle, à l’abri, brimbalé sur le crâne, l’échine, mon épaule droite serrée contre elle à la façon des petits.

Sûzel, nous avons les mêmes chaussures. Non, toi c’est plus foncé. Sûzel, nos gilets sont les mêmes. C’est fermé à gauche pour les garçons. Appuie-toi à mon épaule, je suis le capitaine, j’ai cinq ans.

Elle est belle, les cheveux sombres. Je suis blond, irrésolu. Je regarde sur l’autre rive, fixement.

Je suis là oh, je suis là. Non vraiment l’eau ne nous tente pas. You devil. Il fait trop froid.

Toute petite écuyère, fière croquée, sur la roche menant l’amble, le vieux rocher docile et sage, vers un brouillard fabuleux, une tache floue dans le cadre, le capuchon de cuir écarté du viseur, le mauvais fée furieux s’invitant de lui-même, vaticinant sans forme, sans couleur, au passage du rocher, sa nochette sur le dos. Miles grave têtu devant elle.

Sûzel, garde-le, j’arrête de parler entre les arbres, je n’ai pas peur.Mignonnette cuissette dégagée sur la roche plus blanche le fond sombre d’une forêt, l’ombre fantôme des plantes sans lumière, la tapisserie éteinte des feuilles détachées une à une, presque la tête inquiète d’un lapereau, sous nos pieds l’eau sombre pensante tressaillant immobile, veillant chantonnant, petite maîtresse du vieux docile à pas comptés, quel âge a la mort dans le pré, cinq ans, bille fillette, les yeux rieurs, corolle noire des cheveux renversée sur la tête, chaque fil rangé côte à côte, sage, encerclant le visage découvrant les oreilles pour le sourire, les joues, la coiffure de starlette, petite femme farfadette, petite bonne fillette, petite fille née des lignes ridées fêlures mâchures du vieux rocher.

Seul à l’entendre, le mulet, la pierre si bien menée, la gueule du pétrifié, glabre, ridé, les yeux cousus sans regard, une plante poussée sur les naseaux, cachée dans la nuée, jet de vapeur, cendre limon poussière fumée, rideau flou du côté gauche de la photo, à l’entrée dans la féerie, brume vers laquelle s’achemine le vieux rocher roué complice grimaçant au miroir de l’eau sombre.

Nous sommes trois sur le poisson de pierre, elle de cinq ans, moi de trois.