Vacarme 15 / processus

capitaine crochet Peter Zadek, metteur en scène

par

Cet hiver, alors que Peter Stein organisait une compétition sportive à 1200 francs la place (l’intégrale du Faust de Goethe), deux mises en scène de Peter Zadek triomphaient à Vienne et à Bobigny : Rosmersholm d’Ibsen à l’Akademietheater et Hamlet de Shakespeare à la MC 93. La coïncidence des faits trahissait ce qu’on soupçonnait depuis longtemps : chez Stein, la vanité d’un théâtre monumental en fin de course, voulant tant signifier qu’il se retrouve vide de sens, célébrant les noces de la « grande culture allemande » et de ses merveilleux sponsors (« Mercedes, c’est de la bonne voiture ») ; chez Zadek, un metteur en scène et des comédiens au sommet de leur art, un théâtre de l’épure et du minimalisme, à l’apparence si simple - un plateau vide et un container en métal, d’où descendent les personnages comme des poupées d’enfant sortent de leur boîte, ou les quelques meubles d’un banal intérieur bourgeois. Une simplicité qui dissimule un jeu de la contradiction portée à son point d’incandescence ; le chaos provocateur, le bordel organisé, le cirque shakespearien et tous les raccourcis qui servaient à décrire le théâtre de Zadek ne fonctionnent plus face à un tel processus de décantation, mais c’est comme si tout était toujours là, imbriqué dans la langue et le corps des acteurs. Il serait faux de dire que ce théâtre s’est assagi, il s’est peut-être simplement concentré. Se fiant depuis toujours à son hostilité au grand et beau décor inutile, Zadek est devenu un peu pour nous un grand-père idéal de plus (comme Regy et Brook, mais en plus remuant).

Paradoxe de voir Vacarme, revue politique, célébrer le metteur en scène qui avait refusé le théâtre militant de l’après-68 ? À l’époque où Peter Stein fondait la Schaubühne comme une sorte de commune prolétarienne et où l’on parlait de « mise en scène démocratique », Zadek racontait des histoires sur l’imagination, l’inconscient et l’irresponsabilité de l’artiste qui n’étaient guère de saison. Mais ses histoires ont au moins le mérite d’avoir toujours été les mêmes, portant le rêve d’un théâtre anarchiste et incontrôlable, de la création mondiale du Balcon de Genet en 1957 au récent choix d’Angela Winkler pour interpréter ce sale gamin d’Hamlet qui vient pourrir la vie au nouveau Danemark. Allemand à Oxford, juif en Allemagne, outsider partout, et un peu diva aussi, Peter Zadek au moins ne fait pas dans le majoritaire, ce fonds de commerce. Portrait de l’artiste.

« Ma première expérience de théâtre, c’était à l’école primaire. Je jouais le Capitaine Crochet, le vaurien, le pirate, dans ma pièce préférée, Peter Pan. Nous avons joué et répété et tout était très amusant. Et puis est venu le jour de la représentation, et lorsque le crocodile est entré sur scène et qu’est arrivé le moment où le Capitaine Crochet doit se faire bouffer par le crocodile, je suis sorti de scène et j’ai déclaré que je me refusais à être bouffé par un crocodile. Fin de la représentation. Ma première expérience de théâtre et mon premier scandale. Le Capitaine Crochet reste pour moi aujourd’hui le modèle de Shylock. »

Le souvenir remonte au milieu des années 1930. La famille de Peter Zadek, né en 1926 à Berlin (bourgeoisie juive, patrio-tisme allemand, mépris pour les juifs de l’Est : la routine), avait émigré en Angleterre dès 1933 grâce à la lucidité de son père. Il avait fallu faire croire à sa mère qu’on partait en vacances à Londres pour deux semaines et faire suivre les meubles en cachette. Suivirent l’interdiction de parler allemand à la maison,
l’école londonienne, les études à Oxford, l’entrée à la Old Vic School , la grande école anglaise de théâtre fondée après-guerre, et la première mise en scène en 1947, Salomé d’Oscar Wilde. Peter Zadek était devenu un brillant « jeune metteur en scène anglais » quand il retourna en Allemagne en 1958 pour monter une pièce à Cologne. On lui alloua une interprète qui démissionna six mois plus tard : « Monsieur Zadek, je crois que vous n’avez plus besoin de moi. » Un demi-siècle plus tard, le théâtre allemand s’est à peu près fait à l’idée que son plus brillant metteur en scène soit juif et ait gardé la citoyenneté britannique, même si Zadek ne manque jamais d’appuyer là où ça fait mal : depuis l’histoire du crocodile, il a mis en scène quatre fois Le Marchand de Venise.

Made in England

Même s’il reconnaît que le théâtre anglais n’aurait jamais pu lui offrir les conditions de travail des énormes institutions subventionnées de la RFA, Zadek ne rate pas non plus une occasion d’utiliser la référence anglaise pour rouspéter. Il refuse en général de mettre en scène des pièces allemandes, ne faisant exception que pour Wedekind (L’Éveil du printemps, Lulu ). Il cultive un goût déraisonnable pour le Boulevard anglais (Wilde, Ayckbourn, Pinter), regrettant à l’occasion que le « Boulevard allemand (Botho Strauß, Thomas Berhard) » soit trop honteux de lui-même pour parvenir au même degré de perfection. Il a imposé sur le continent L’Otage de Brendan Behan en 1961, son premier triomphe en Allemagne, et la dramaturgie un peu bordélique à l’irlandaise, qu’il a vue à l’œuvre dans sa jeunesse chez le metteur en scène Tyrone Guthrie : le mélange alcoolisé de trivialité et de romantisme, de réalisme et de chansons, de tragique et de comique, reste son monde de théâtre idéal, une sorte de propédeutique à Shakespeare, son auteur de prédilection (il l’a mis en scène plus de vingt fois).

Et les critiques de théâtre allemands restent atterrés chaque fois qu’il célèbre l’entertainment anglo-saxon et la comédie musicale. Son rêve de théâtre délibérément commercial et populaire, où tous les moyens sont bons pour faire venir dans un théâtre ceux qui n’y vont jamais (parrainage de l’équipe de foot locale, pubs à la télé, affiches « très vulgaires », groupe punk-rock sur scène), a toujours paru une faute de goût dans un pays où le fossé entre « grande culture » et divertissement a toujours pris des allures d’abîme infranchissable. Lorsqu’il écrivit un long éloge d’Evita d’Andrew Lloyd Weber, le théâtre allemand réagit avec le même silence effondré que les écrivains marxistes américains lorsque Brecht leur avait conseillé d’imiter les « effets de distanciation » d’Oklahoma et les spectacles de strip-tease de Broadway, « ces numéros pleins de rythme et d’inventivité ». Comme pour Brecht, le modèle du show musical est pour Zadek le meilleur moyen de jouer les auteurs élisabéthains dans l’esprit de ce qu’ils étaient à leur époque et de les débarrasser de la tradition littéraire et déclamatoire dont on les a affublés au cours des siècles. Mise en avant de la théâtralité du théâtre, jeux de déguisement, mélange de vulgarité et de sublime, clowns et songs, action « incohérente », autonomie des scènes semblables à des numéros de revue : Shakespeare est, comme dirait Brecht encore, ou Walter Benjamin dans son texte de 1926 sur Hamlet (« Revue ou théâtre ? »), le « matériau absolu », une machine à jouer qui n’a guère besoin de « ligne dramaturgique ». Zadek se souvient que c’est Nevil Coghill, son professeur à Oxford, et prototype de l’excentrique à l’anglaise, qui lui a fait comprendre pour la première fois le plus important : « Shakespeare, ce n’est pas de la littérature, mais du théâtre, c’est-à-dire des hommes bien vivants jouant sur une scène. »

Le style de Brême

Selon Zadek, les acteurs allemands se prennent pour des prophètes alors que les acteurs anglais savent au moins qu’ils sont des clowns ; les spectacles anglais ont traditionnellement deux entractes et trois parties, car ils racontent une histoire avec un début, un milieu et une fin, alors que les spectacles allemands ont un seul entracte, puisqu’il leur faut deux parties : la thèse et l’antithèse. « Quand je le découvris à la fin des années 1950, le théâtre allemand était occupé à impressionner le spectateur par une grande signification et une grande lourdeur, il ne visait pas à faire un effet rapide et précis, mais à faire un effet grand, large, assommant. J’avais toujours l’impression que c’était un théâtre qui voulait anéantir le spectateur, lui en imposer. Il ne voulait pas l’activer, même pas l’instruire ou l’amuser, il voulait lui en imposer. Il voulait être si bruyant et si impressionnant et si signifiant que le spectateur n’avait plus qu’à capituler. Le spectateur était chaque minute enfoncé un peu plus dans son fauteuil. » De ce tableau horrifique ne se distinguent que le souvenir du Berliner Ensemble en tournée londonienne en 1956 et une brêve rencontre avec Fritz Kortner peu de temps après. Brecht et Kortner étaient bien les seuls, écrit Zadek, qui parvenaient encore à faire le lien avec les scènes de la République de Weimar, malgré la ruine du jeu, de l’intelligence et de l’esthétique qu’avaient signifié douze ans de théâtre nazi. On ne pouvait reconstruire qu’à partir de là.

Grâce à sa rencontre avec le scénographe Wilfried Minks et à la protection autori-taire, mais infatigable du directeur du petit théâtre d’Ulm, puis de Brême, Kurt Hübner, Zadek devint dans les années 1960 le rival de Peter Palitzsch et de sa troupe de stricte obédience brechtienne basée à Stuttgart, puis dans les années 1970 le seul adversaire sérieux de Peter Stein et de l’aventure de la Schaubühne. À chaque fois, il fit figure d’antipode, moins politique et moins austère. En inventant par exemple avec Minks le « style de Brême », un équilibre parfait entre la pureté formelle des espaces scéniques et le jeu brechtien, léger et précis d’une troupe toute jeune et euphorique ; les Brigands de Schiller relookés Roy Lichtenstein ou L’Éveil du Printemps de Wedekind sous le poster adolescent d’une actrice anglaise sont les plus beaux souvenirs du théâtre allemand des années 1960, même si le metteur en scène Zadek soupire aujourd’hui avec un zeste de coquetterie : « C’était si parfait que ça en devenait ennuyeux. » La flèche recourbée sur fond orange, l’emblème très pop-art du théâtre de Brême, annonçait la couleur, le refus du vieux théâtre déclamatoire comme le plaisir ludique d’une scène qui résistait
encore aux sirènes de la dramaturgie engagée. Sous la double influence des pleins feux de Brecht et des lampes à quartz de Luciano Damiani, le décorateur de Strehler invité alors en Allemagne par Palitzsch, Minks et Zadek adoptèrent à l’époque un de leurs signes distinctifs, la clarté maximale sur la scène, mais aussi dans la salle : à la vulnérabilité des acteurs devait répondre celle des spectateurs, la destruction de tout voyeurisme.

Le « style de Brême » disparut dans les soubresauts de 1968 et Zadek accuse toujours Peter Stein d’avoir détruit sa troupe « avec son endoctrinement politique continuel » et d’avoir entraîné ses comédiens, comme Bruno Ganz et Edith Clever, à Berlin pour fonder la Schaubühne . Le décalage de Zadek par rapport aux événements culmina lorsqu’il mit en scène Sauvés d’Edward Bond à Berlin en plein été 1968 : reniement de la mise en scène par une partie des acteurs, tracts d’insultes de divers groupes gauchistes, menaces d’interdiction de l’auteur. On reprochait à Zadek d’avoir mis en scène la violence sans en montrer « la signification so-ciale » ; il répliqua que cette hystérie était un préambule à la terreur et que le reproche « d’art non politiquement orienté » rappelait la campagne nazie sur « l’art dégénéré ».

Shakespeare

Dans les années 1970, le conflit continua à distance entre l’esthétique classicisante, monumentale et explicitement militante de Stein et les mises en scène beaucoup plus chaotiques de Zadek à Bochum et à Hambourg. Ce dernier eut la satisfaction de voir Stein, malgré ses succès et ses infinies séances de préparation dramaturgique, se casser les dents sur Shakespeare qui, on avait beau dire, on avait beau faire, résistait à la dramaturgie, au militantisme, et à la perfection calculée au millimètre. « Shakespeare est un auteur qui écrivait pratiquement chaque scène pour elle-même. Et en cas de doute, il s’arrangeait pour qu’il y ait une contradiction flagrante entre deux scènes successives. Dans la première, on apprend qu’un personnage a vingt-trois ans, et dans la scène suivante, on dit que le même homme est marié depuis quinze ans, parce que Shakespeare avait justement soudain besoin d’un homme marié depuis quinze ans. Une suite de scènes où chaque scène se développe à partir de la précédente : ce genre de choses n’existait pour ainsi dire pas dans le théâtre élisabéthain. Chaque scène était comme un numéro de cirque ou de music-hall. Personne n’exigeait un déroulement cohérent de l’action ou une psychologie cohérente pour les personnages. Quand j’essaie de mettre en scène ces pièces aujourd’hui, je le fais de cette manière, comme une revue. Et encore, je ne suis même pas suffisamment brutal. » La grande trilogie shakespearienne de Zadek dans les années 1970, Lear, Othello, Hamlet, construite autour de son acteur fétiche (et mort l’an dernier) Ulrich Wildgruber, fut une telle suite de scandales et de triomphes que l’expression devint proverbiale dans la presse allemand, « le cirque shakespearien à la Zadek », et qu’on s’en raconte encore les détails aujourd’hui ; au hit-parade, citons Wildgruber-Othello version King Kong frottant son ventre bedonnant contre Eva Mattes-Desdemone en bikini : le maquillage noir déteignait sur elle et ruisselait sur sa peau. Le public de Hambourg était horrifié.

La multiplication des trouvailles au cours de répétitions qui duraient de 3 à 6 mois et partaient dans tous les sens possibles donnaient au résultat final l’aspect d’une pagaille savamment orchestrée, dont Matthias Langhoff est aujourd’hui l’unique et très brillant héritier. Si l’aspect extérieur des spectacles de Zadek a changé avec le temps, c’est qu’il tend désormais à effacer les traces du travail. Les possibilités ouvertes par les propositions de jeu et les contradictions demeurent, mais comme enfouies dans les seuls comédiens : le processus n’est plus exhibé sur le plateau. « La mise en scène du Marchand de Venise à Vienne (1988) était une représentation en costumes modernes. Pendant la période des filages, je fis apporter, sans prévenir les acteurs, des costumes Renaissance. “Les enfants, aujourd’hui on joue la pièce comme au temps de Shakespeare.” Les acteurs me connaissaient depuis longtemps et ils dirent, “ah oui, hahaha”. Et ils rirent beaucoup et commencèrent à s’habiller. Des épées, des armures et cætera. Et peu à peu, la représentation devint complètement délirante. Gert Voss jouait soudain Shylock comme un juif fou et raciste avec une longue barbe, il dansait et criait et faisait exactement tout ce qui était interdit dans cette mise en scène. Après la répétition, les acteurs trouvaient que ce serait peut-être bien de jouer la pièce comme ça. Je dis que j’allais y réfléchir. Le lendemain, j’avais fait remporter tout ça. Et néanmoins, le jeu s’était transformé, car les acteurs avaient soudain compris que derrière leurs rôles il y avait des mondes immenses auxquels nous n’avions pas touché. Quand un acteur a fait une expérience une fois, il l’a faite. Elle est intégrée au travail. »

Un ours réfléchit à ce qu’il a à faire en tant qu’ours

Pour Zadek, le travail du metteur en scène consiste à inventer pour chaque scène des situations dans lesquelles l’acteur sera bien obligé de jouer avec précision et de se concentrer sur ce qu’il a à faire sans songer à interpréter ou expliquer son texte tout en le disant. Le spectacle sera fondé sur ces strates de situations successives, expérimentées pendant les répétitions : nul besoin qu’on les reconnaisse encore, elles sont passées dans la mémoire de l’acteur, elles appartiennent désormais au jeu. L’enchevêtrement des souvenirs et de la mémoire involontaire, de la confrontation consciente à la situation donnée et des traces inconscientes des expériences passées permet de ne jamais rabattre le texte sur « une lecture », une interprétation se donnant pour vraie. Même si des choix sont faits, le jeu reste ouvert, il ne fixe rien, ni le sens de la pièce, ni l’imagination du spectateur. « Je me mets à quatre pattes et je fais l’ours. C’est ça, le théâtre. Ce n’est pas sa parodie humoristique, c’est la véritable origine du théâtre. Le théâtre a toujours à voir avec le fait de se déguiser pour se trouver soi-même. On joue pour trouver la réalité... mais quand un petit garçon dit “je suis un ours” et court à quatre pattes et grogne, il joue certes, mais au moment où il le fait, il ne réfléchit pas au fait qu’il joue, il réfléchit à ce qu’il a à faire en tant qu’ours.  »

Ce primat de la situation concrète n’est pas bien loin de l’obsession brechtienne de la fable, mais quand Zadek a co-dirigé avec Heiner Müller le Berliner Ensemble pendant deux ans, il s’est heurté à ce que déplorait déjà Brecht dans une lettre célèbre quelques jours avant sa mort : les acteurs allemands ont tendance à lancer leur réplique, non comme on fait une passe au football, mais plutôt comme s’ils offraient leur dernière chaussure : en réfléchissant bien, avant. « Quand j’étais au B.E., j’ai fait cette expérience x fois : un acteur joue sa scène et je remarque comment il a construit son affaire. Je dois donc trouver un moyen pour détruire cette construction et le faire revenir à lui-même. Mais si je lui dis ça, ça ne servirait à rien, il ne pourrait que me regarder, désemparé. C’est une erreur que font souvent les jeunes metteurs en scène, surtout ceux qui sont influencés par mon travail - ils pensent qu’on peut dire à un comédien : “Parle donc comme tu parles normalement.” Aucun être humain ne sait comment il parle normalement. Il parle, c’est tout. Dès qu’on lui dit qu’il doit parler normalement, il commence à s’imiter lui-même. Je préfère inventer une situation qui conduira le comédien à faire de lui-même ce que j’attends de lui. Je me souviens par exemple d’une scène d’Antoine et Cléopâtre qui n’a frappé personne pendant les représentations, mais qui a été monstrueusement compliquée à mettre en place. C’est la première rencontre entre Octave et ses amis romains. Je dis aux acteurs : “Octave est un jeune homme et il se conduit face à Agrippa comme un jeune homme avec un vieux professeur, avec une certaine morgue par exemple.” Et du coup, nous avons joué une scène d’école. Je fis apporter sur scène un tableau noir sur lequel Agrippa expliquait la position de Pompée à Octave et à Lepide. La scène devint très belle et très drôle. Et il y a vingt ans, je l’aurais laissée comme ça. Aujourd’hui, je préfère faire ce chemin pas à pas pour ensuite tout enlever. Un acteur qui a joué cette scène d’école garde ce tableau noir quelque part dans sa tête. Pendant la représentation, je suis peut-être le seul à y penser, mais ça suffit. Ce n’est pas la peine que le spectateur dise “haha, c’est comme à l’école”. Je trouve ça trop explicatif pour Shakespeare. Et pourtant le spectateur perçoit quelque chose de cette scène d’école sans la voir vraiment. »

À l’arrivée, il n’y a plus grand-chose sur le plateau et pourtant rien n’est univoque. Un monde nouveau s’ouvre à chaque phrase. Le spectateur songe à mille choses différentes et sèche devant ses amis après le spectacle quand ils lui demandent à quoi ressemblait ce « nouvel Hamlet ». Tout ce qu’on arrive à bredouiller, c’est que ça ressemblait à l’Hamlet de Shakespeare, pas à celui d’un metteur en scène qui croit être plus intelligent que l’auteur. « Dès que j’ai commencé à mettre en scène vers 21-22 ans, je pensais déjà : le metteur en scène devrait en fait être invisible. À la fin de la représentation, le spectateur devrait demander : ah bon, il y avait un metteur en scène ? »

Les choses de la vie

On ne sait si c’est la lointaine influence du théâtre anglais et de ses premiers enthousiasmes de spectateur (John Gielguld, Peggy Ashcroft, Laurence Olivier), mais Zadek a toujours mis en avant ses comédiens, refusant de plus en plus le « théâtre de metteur en scène ». Tout jeune, après-guerre, il avait bien fait un pèlerinage à Paris pour rencontrer son idole Edward Gordon Craig, mais rétrospectivement il se souvient d’un vieillard autoritaire, dont l’obsession de la forme parfaite était aussi mêlée à d’inquiétants propos pro-nazis et aux éternelles insultes contre that vulgar fellow (entendez : ce juif) Max Reinhardt. Zadek a tendance à se méfier depuis de toute stylisation extrême de la représentation, de toute cette « manie allemande de la pureté », qui se heurte toujours au théâtre à la présence obstiné de ces êtres humains, trop humains et fatalement imparfaits, les comédiens. « La grande mise en scène, belle et cohérente dans sa perfection, me tape sur les nerfs. »

Même s’il reconnaît avoir besoin d’un cadre formel et rigide, d’un collaborateur-adversaire pour parvenir à travailler, le plus souvent incarné par le scénographe Wilfried Minks et l’élégance de ses espaces scéniques, il s’intéresse surtout au jeu érotique qui s’instaure entre les acteurs sur le plateau, à leur vie mi-fictive, mi-réelle, à leurs expériences mi-conscientes, mi-inconscientes, bref à la vie dans son mouvement et dans son imperfection. Dans ses grandes mises en scènes de Tchekhov et d’Ibsen, Zadek réinvente un théâtre réaliste et psychologique qui parvient à ne tomber ni dans le naturalisme télévisuel ni dans un stanislavskisme muséographique et poussiéreux. Mais l’inconvénient est qu’il se retrouve une fois de plus en décalage par rapport au meilleur théâtre allemand du moment, celui des rescapés de la RDA et des héritiers de Heiner Müller. La stylisation extrême, non seulement de la scène, mais aussi du jeu des acteurs, l’anti-psychologisme extrême pratiqué à la Volksbühne ou à la nouvelle Schaubühne de Thomas Ostermeier et Sascha Waltz, les grandes mises en scène chorales d’Einar Schleef, le théâtre d’images, les rencontres plus séduisantes que jamais entre théâtre et danse contemporaine : l’époque est de nouveau à l’expérimentation, au bricolage et au style, ce mot abhorré par Zadek. « Pendant vingt ans, nous avons eu du style. Qui en veut encore ? », disait-il déjà au début des années 1980. Sa politique des acteurs et son intérêt de plus en plus exclusif pour l’être humain sur la scène lui donnent, encore et toujours, l’aura d’un metteur en scène obstinément anachronique, qui aggrave à l’occasion son cas en insultant ses collègues quand il les soupçonne d’utiliser leurs acteurs comme des matériaux de construction ou des super-marionnettes à la Craig. Einar Schleef est bien loin de faire du théâtre fasciste, mais, dans l’esprit de Zadek, c’est tout comme : une perfection formelle qui supprime la singularité de l’individu sur scène lui fait à peu près l’effet d’une colonne de chars. L’acteur est le dernier refuge de l’humain.

Souvenir de L’Otage de Brendan Behan : « Le vieux Pat, l’aubergiste, reste assis sur scène pratiquement pendant toute la pièce, il dit parfois quelques mots, souvent rien, et Helmut Erfurth, qui était un acteur très allemand, avait avec ça les plus grandes difficultés. Les Allemands doivent toujours avoir quelque chose à dire. Quand des acteurs allemands n’ont pas de texte à dire, ils meurent sur scène. Un jour, je lui ai mis dans les mains une boîte. La boîte avait des trous sur le côté et était ouverte vers le haut. Je lui ai donné cette chose et il la regardait. Il n’y avait rien dans la boîte et il me demanda : “Qu’est-ce que je dois faire avec ça ?” - “Eh bien, dis-je, tu as ce bizarre petit animal qui est là-dedans...” Lui : “Un bizarre petit animal ? quel animal ?” Moi : “Il y a un animal à l’intérieur, tu ne le vois pas ?” Là, il a bien regardé à l’intérieur et il m’a dit : “Mais non, Peter, je ne le vois vraiment pas.” Moi : “Regarde plus longtemps à l’intérieur.” Et ce machin devint l’occupation de toute sa soirée. Il était concentré continuellement sur l’animal qui n’existait pas et, avec ça, il a trouvé une voie pour jouer le rôle. La folie et l’absurdité de toute cette situation de guerre était soudain exprimée dans ce vieil homme qui n’arrêtait plus de jouer avec ce machin. Le public ne comprenait rien, bien sûr. Mais lui, il était occupé avec sa boîte et quelques spectateurs le regardaient - qu’est-ce qu’il fait, celui-là ? Il se passait tant de choses en même temps sur scène que beaucoup n’ont sans doute rien remarqué. Mais cet homme était occupé pour toute la représentation : il vivait. »

Le geste naturaliste, l’inflexion multiple et disparate du jeu de l’acteur, l’inconvenance des corps et des jeux érotiques, la trivialité d’êtres humains, rétifs à toute transformation en pièces de musée ou en éléments de rituels, sont des constantes du travail de Zadek qui lui ont valu bien des ennuis. Comme d’être entré par la mauvaise porte dans l’histoire de la littérature française. La première phrase du célèbre texte de Genet, Comment jouer le Balcon, est catégorique : « À Londres, au Arts Theatre , le Balcon était mal joué ». Zadek avait eu le malheur de mettre en scène un bordel, « avec des filles habillées de dentelle qui marchaient de façon répugnante », comme le raconta Genet dans une conférence de presse parisienne. Le metteur en scène avait pris le parti du naturalisme, celui de « montrer des êtres humains bien vivants dans des situations réelles » : « Genet m’avait emmené au Musée de Cluny, où il y a cette tapisserie, La Dame à la licorne. - “Qu’est-ce que vous me montrez-là ?” - “Je vous le montre, c’est tout.” Il voulait me montrer des rituels. Comme modèle de mise en scène. Nous avons ensuite marché sur le boulevard Saint-Germain, puis Genet s’est tourné vers moi et a dit : “Au revoir.” Et moi : “Mais je voulais parler avec vous du Balcon .” Lui : “nous n’avons plus rien à nous dire. Salut.” Et il a disparu. Quand je l’ai revu la fois suivante, il était assis sur scène avec un revolver. C’était à la répétition générale, il disait qu’il allait me tuer. Il se plaignait de la mise en scène réaliste, il voulait que tout soit stylisé, il ne voulait pas d’un vrai bordel, il trouvait ça trop vulgaire. On s’est insulté dans la presse et le théâtre a affiché complet tous les soirs. Logique. »

Album de famille

Zadek travaille continuellement avec les mêmes comédiens, créant un véritable groupe s’il en a les moyens lorsqu’il dirige lui-même un théâtre, comme à Bochum de 1972 à 1977 ou à Hambourg dans les années 1980, ou une sorte de troupe à géométrie variable le reste du temps. Il a dirigé Ulrich Wildgruber plus de vingt fois, Eva Mattes presque autant, et dans les années 90, Angela Winkler est devenu le centre de « la famille ». Les productions de Zadek ont le don miraculeux de regrouper sur un même plateau les plus grandes stars du théâtre allemand, tout en donnant l’impression de la cohésion la plus absolue et d’un collectif dormant depuis trente ans dans la même roulotte. Une intensité maximale d’écoute et d’observation entre les acteurs qu’il n’est pas parvenu à recréer avec la distribution française haut-de-gamme et hétéroclite de Mesure pour mesure à l’Odéon. Alors qu’on peut voir dans son dernier Ibsen viennois Gert Voss prêt à réagir à la moindre nuance d’inflexion ou au moindre mouvement microscopique d’Angela Winkler, le théâtre subventionné français n’a pu offrir que de grands acteurs faisant leurs numéros respectifs, chacun dans sa bulle, soigneusement fermée à toute variation atmosphérique. Il leur manquait sans doute la confiance absolue qui fait tomber les protections et barrières de l’habitude et du métier. Zadek est connu pour faire répéter ses acteurs pendant un temps infini, à l’abri du moindre regard extérieur, les poussant à tenter mille et mille solutions différentes. « Lorsque quelqu’un d’extérieur entre dans la salle et interrompt la répétition, ça veut dire la fin de la répétition. En pareil cas, je la déclare finie et on rentre à la maison. C’est une sorte de coitus interruptus. Une bonne répétition a un énorme pouvoir érotique, pas sexuel, érotique : une tension, une imagination, une fantaisie folle... Pendant les répétitions, les acteurs doivent pouvoir faire les choses les plus embarrassantes, se mettre tout nus, se tromper, parler à l’envers, ne rien faire du tout, être complètement stupides, tout ce qu’ils veulent. Ils doivent avoir confiance, être sûrs que personne ne se moquera d’eux et que per-sonne ne viendra les déranger... Lorsqu’on exige des acteurs ce que j’exige d’eux, c’est-à-dire de courir en tous sens comme de petits enfants dans un bac à sable, il faut que le bac à sable fonctionne. » Ce qui signifie ne pas hésiter à empoisonner la vie de tout un théâtre pour que pas une porte ne claque, pas un téléphone ne sonne pendant une répétition. Les équipes techniques sont au bord de la crise de nerfs, mais tant pis. « Quand on met en scène, il n’y a aucune limite. Comme dans le sexe, tout est permis pour parvenir à un résultat, à part le meurtre. »

À propos des relations érotico-familiales qu’il entretient avec ses comédiens en répétition, Zadek reconnaît que les distributions de ses spectacles deviennent de complexes problèmes de transferts freudiens et de projections inconscientes. Le spectateur, s’il a lu l’autobiographie du metteur en scène, ne s’étonne d’ailleurs plus des costumes années 1950 dans Lulu de Wedekind, de parcs anglais chez Tchekhov, de tourne-disques jouant des airs de Sinatra chez Shakespeare, ou de voir Rosencrantz et Guilderstern habillés en étudiants d’Oxford promotion 1945. L’association d’idées compte plus que l’explication de texte, voire que l’esthétique du spectacle. Il vaut mieux se brouiller avec son scénographe que renoncer à la nécessité impérieuse de suivre sa subjectivité, son imagination, ou un souvenir d’enfance qui ressurgit d’un coup, comme Combray se déployait dans une tasse d’infusion au tilleul. C’est l’art de la mise en scène selon Proust. « La première personne importante de ma vie, en dehors de la famille, fut une institutrice, Miss Gillett, qui était adorable et faisait une fixation sur tout ce qui était indien. Elle invitait les écoliers chez elle, pour manger indien et écouter de la musique indienne. C’était une atmosphère très indolente, un peu exotique, un peu fantastique. Dans ma tête, c’est mon premier contact avec le théâtre, bien que ce n’était pas du tout du théâtre. J’avais soudain du goût pour l’exotisme, pour des odeurs par exemple - il y avait toujours des bâtons d’encens et ce genre de choses. C’était très beau. Nous avions la permission de nous asseoir par terre. C’était ma première famille en dehors de la vraie et j’étais amoureux de Miss Gillett, notre maman à tous. Dans ma mise en scène d’Antoine et Cléopâtre en 1994 au Berliner Ensemble , les acteurs étaient tous assis par terre pendant la première scène qui se passe chez Cléopâtre en Égypte et je suis sûr que cette situation vient de la maison de Miss Gillett. Quand j’ai commencé à répéter la scène, je ne savais pas bien où je voulais aller et j’ai proposé à tout le monde de s’asseoir par terre, en cercle, pour lire la scène. Eva Mattes, ma Cléopâtre, qui aime beaucoup s’asseoir par terre, s’est assise et tout le monde s’est assis autour d’elle et on a lu. Et puis les acteurs ont commencé à jouer la scène par terre. À un moment, j’ai dit : “J’ai mal au derrière, allez chercher des coussins.” Les coussins sont arrivés et plus tard le scénographe Wilfried Minks a commencé à dire : “Allons, Peter, enlève ces horribles coussins, ils sont horriblement kitch et petit-bourgeois, tout petits, ils viennent du supermarché le plus pouilleux de la ville. Comment peux-tu mettre des coussins pareils dans cet espace sublime ?” Je me suis encore disputé avec lui peu avant la première à Vienne. Je disais : “Je suis désolé, j’ai besoin de ces coussins.” Johannes Grützke, qui s’occupait des accessoires, est arrivé avec de beaux coussins brodés et exotiques, du genre à sortir d’un bazar pour touristes de Tanger. Je les ai essayés et je les ai enlevés et j’ai repris mes petits coussins rigolos et stupides et ils sont restés dans la mise en scène et Wilfried a fait retirer son nom du programme en tant que scénographe. C’étaient les coussins sur lesquels nous écoutions de la musique indienne chez Miss Gillett, notre institutrice de la King Alfred School , et Eva-Cléopâtre était la nouvelle maman. »

Post-scriptum

Les citations de Peter Zadek sont tirées de son autobiographie, My Way , publiée en Allemagne chez Rowohlt Taschenbuch Verlag, 2000, ou de son recueil d’articles, Das wilde Ufer , Kiepenheuer & Witsch, 1994.