Démocratiser l’expertise

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L’expertise est une pratique à l’interface de la connaissance et de la décision. La démocratiser implique de définir les enjeux de chacune de ces deux dimensions : côté connaissance, préciser les conditions qui peuvent permettre aux scientifiques de mobiliser au mieux leurs savoirs, côté décision, expliciter les procédures qui visent à prendre en considération l’avis d’experts.

Pour démocratiser l’expertise, nous défendons ici deux propositions, inspirées des travaux de Philippe Roqueplo. Des comités interdisciplinaires d’experts assurant une veille régulière sur les risques potentiels qui peuvent faire l’objet d’une décision future et la réorganisation des procédures d’expertises sur le modèle du tribunal de justice.

les sphères d’expertise

Les disciplines manifestent le découpage de la réalité en domaines d’analyse indépendants. Les questions que les politiques adressent aux experts de ces différentes disciplines sont quant à elles éminemment concrètes, et donc immédiatement pluridisciplinaires. Que ce soit la lutte contre les pluies acides ou l’identification de la transmissibilité de la maladie de la vache folle à l’homme, les questions de décision politique sont toujours plus larges que celles du scientifique face à son objet. Toute décision politique qui en appelle à la compétence de scientifiques pour avoir un avis consultatif s’affronte donc à l’existence de sphères d’expertise bien délimitées. L’expertise réclame une synthèse de savoirs disséminés alors même que ceux-ci ont été formulés de manière indépendante.

Cette difficulté est loin d’être négligeable. D’autant qu’un expert ayant accepté d’être consulté se trouve finalement obligé de répondre à la question que lui pose le politique. Les experts sont donc amenés à émettre des avis qui dépassent leur savoir, parce qu’ils doivent prendre en considération les autres dimensions de la question qui leur est adressée. Claude Gaillardin explique ainsi que « si l’on peut évaluer un risque biologique, ce qui est notre mission, il est beaucoup plus difficile de faire totalement abstraction des retombées philosophiques ou éthiques de tel ou tel projet. Ce sont des cas certes très à la marge, mais il est arrivé que l’avis de la commission à laquelle je participe soit défavorable alors que le risque biologique réel semblait très faible parce que les implications des propositions nous paraissaient, elles, contestables ». Dans ce cas, en plus de leur avis scientifique sur le risque encouru, les experts ont rendu un avis sur l’utilisation des techniques. Les sphères d’expertise doivent donc nécessairement trouver un point d’intersection, et c’est bien l’enjeu de la réponse au politique.

promouvoir un travail interdisciplinaire

Ce saut périlleux mérite sans doute d’être un peu mieux préparé au lieu de s’imposer dans l’urgence au moment même où le politique demande un avis face à une situation de crise. Philippe Roqueplo propose de mettre en place des collèges pluridisciplinaires d’experts qui s’efforcent de mettre régulièrement en commun leurs connaissances et plus encore à développer une réflexion réellement interdisciplinaire sur un sujet. Cette interdisciplinarité est loin d’être gagnée d’avance : des savoirs disséminés ne suffisent pas à établir un diagnostic d’une question, encore faut-il qu’une synthèse en soit faite. La proposition de Philippe Roqueplo a le mérite de chercher à répondre à la fois à l’exigence du politique - donner un avis sur une question concrète et complexe - et celle de l’expertise - « faire état d’une connaissance raisonnable aussi objectivement fondée que possible ». Elle rejoint l’un des rôles politiques que l’on est en matière d’exiger des scientifiques : un rôle de veille, c’est-à-dire de surveillance et d’analyse des questions susceptibles de devenir des enjeux sociaux cruciaux. Cette veille permettrait aussi de fonder les scientifiques à assurer un rôle d’alerte lorsqu’ils décèlent des risques nouveaux.

nécessité de la contre-expertise

Quant à l’expertise elle-même, comment l’assurer d’un minimum de démocratie qui garantisse sa légitimité ? Le programme nucléaire lancé en France dans les années 1970 est sans doute l’exemple le plus extrême d’une décision non démocratique, imposée politiquement et renforcée par une expertise unilatérale. Une décision qui n’a autorisé aucun discours expert contradictoire, ne serait-ce que parce que les scientifiques qui cherchaient alors à la critiquer étaient immédiatement discrédités et accusés d’incompétence. En Allemagne, par contre, les opposants au nucléaire - scientifiques, citoyens ou associations écologistes - ont eu voix au chapitre par l’intermédiaire des tribunaux des Länder. La décentralisation a permis de mettre face à face les experts justifiant le recours au nucléaire et ceux qui en appelaient à des projets alternatifs. Comme le souligne Anne Rialhe, il n’y a pas en France de tradition de contre-expertise. La centralisation n’y est sans doute pas pour rien. La collusion entre les experts consultés et les membres de l’administration du fait de leur formation commune est sans aucun doute aussi une caractéristique française qui explique la manière dont le programme nucléaire a pu être décidé et mis en œuvre.

un tribunal d’experts ?

Pourtant, la question reste ouverte : permettre au citoyen de saisir les enjeux d’une décision politique nécessite que l’expertise soit elle-même plus démocratique. Or, il n’y a aucune raison a prioride faire confiance à un expert. C’est donc dans les procédures de mobilisation des experts que se joue la légitimité démocratique de l’expertise. Bernard Manin (voir interview) et Philippe Roqueplo se rejoignent sur ce point : il s’agit de concevoir l’expertise sur le modèle des tribunaux de justice de sorte que les experts ne tiennent plus le rôle de juge, mais bien celui d’avocat qui plaide pour une solution parmi d’autres.

Cette procédure consisterait à demander à un expert de défendre un avis face à un problème. Exemple : l’enfouissement des déchets nucléaires est sans risque pour le présent et pour les générations futures ! Pour ce faire, il devrait rassembler toutes les données disponibles en faveur de cette thèse. Parallèlement, un second expert serait chargé de défendre la thèse opposée selon laquelle l’enfouissement des déchets nucléaires n’est pas la solution adaptée, qu’elle représente un risque à venir, qu’il faut y renoncer et envisager des pratiques alternatives. La procédure d’expertise consisterait alors à confronter les experts (quel que soit leur nombre) considérés comme avocats scientifiques de solutions différentes et ceci en présence des instances politiques.

le politique juge et décide

Une telle organisation a plusieurs avantages majeurs. Elle reconnaît qu’il n’y aucune raison pour que l’avis des experts soit unanime. Elle fait ainsi la part belle à l’explicitation de thèses opposées et donne une chance à des propositions alternatives d’être formulées et défendues. Elle redonne aussi à l’expert le rôle qui doit être le sien : celui d’avocat d’une solution au nom des connaissances objectives en la matière. Si, pour défendre sa thèse, il est amené à dire plus que ce que ses connaissances lui permettent, c’est-à-dire s’il est amené à énoncer ses convictions, la subjectivité de son intervention est annulée par celle de l’expert auquel il est confronté. Une telle procédure permet donc de réduire la part de subjectivité de l’expert dans la décision qui va être prise. Enfin et surtout, elle redonne aux politiques le rôle de juge entre les parties. Dans cette organisation, l’expert ne peut plus être soupçonné d’être celui qui prend la décision alors qu’il n’a pas de légitimité politique pour le faire. La décision est le fait du juge et résulte d’un véritable choix, en connaissance de cause. L’expertise ne repose alors plus sur l’avis de tel ou tel expert mais bien sur la confrontation d’avis. C’est le débat ainsi ouvert qui permet d’éclairer la décision. Le politique retrouve son rôle de décisionnaire en dernière instance et engage dans son choix sa responsabilité et sa légitimité démocratique.

transparence de l’expertise ?

L’enjeu de cette procédure d’expertise est de garantir qu’il y a effectivement confrontation des avis. Ceci implique que l’expert-avocat ne soit pas forcément nommé pour défendre la solution qu’il préconise personnellement. Cela engage surtout l’administration à prendre en charge l’organisation de cette procédure. Un débat public a sans doute plus de chance de donner lieu à une réelle confrontation et de permettre l’intervention d’arguments contradictoires. Pour autant, « est-ce que tout ce qui s’y dit doit tout de suite sortir dans la presse et être connu de tout le monde ? C’est le problème du secret de l’instruction en justice » affirme Philippe Roqueplo. Il ajoute : « Personnellement, je ne suis pas favorable à une transparence généralisée. Certes l’expertise ne doit en aucun cas, sauf exception, demeurer confidentielle. Et il faut que ceux ayant la charge de la décision soient directement témoins des débats entre experts. Mais ceci n’implique pas que tous les détails de ces débats soient toujours et obligatoirement portés à la connaissance de tout le monde. » Dès lors qu’une expertise doit analyser tous les scénarios possibles, on comprend que la publicité intégrale des débats risque de conduire soit à une médiatisation alarmiste qui crée des paniques inutiles, soit au contraire à une autocensure de la part des experts par crainte des répercussions médiatiques de leurs analyses. Cette méfiance à l’égard des médias se comprend bien quand on voit à quel point, dans la presse, les experts sont trop souvent présentés comme des autorités incontestables. En nourrissant le préjugé selon lequel les experts sont des décisionnaires cachés, les médias participent de la diabolisation du recours à l’expertise.

Pour autant, l’argument peut être retourné pour soutenir une publicité de principe des confrontations d’experts. Nul doute que c’est en se familiarisant avec ces débats que le citoyen pourra juger de la décision politique qui a été prise. Nul doute que c’est en donnant aux médias l’image d’une confrontation à plusieurs voix que l’on progressera dans la présentation des enjeux politiques de questions sociales centrales comme les épidémies ou les avancées de la biochimie. Pour être atteint, cet objectif demande un certain courage. Le courage politique de dévoiler les incertitudes qui pèsent sur certaines questions. Le courage d’affirmer que la décision politique relève bien d’un choix qui peut toujours être contesté.