la croisade de l’enseignement

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L’histoire de l’éducation des sourds de naissance laisse un sentiment mêlé de tristesse et de rage. Elle raconte d’abord le temps perdu, entre 1880, où s’impose le principe d’une éducation exclusivement oraliste, et la fin des années 1970, où le dogme oraliste commence à être battu en brèche. Elle montre comment on a privé les sourds d’une langue qui s’était pourtant largement développée entre le XVIIIe et le XIXe siècle, c’est-à-dire aussi de leur culture et de leur histoire. Elle rappelle encore que les sourds ne sont toujours pas considérés comme des élèves comme les autres : leur prise en charge a d’abord dépendu du ministère de l’Intérieur, puis de la Santé ; jamais de l’Éducation.

une autre langue

1760{{}}L’abbé de l’Épée fonde à Paris la première école « pour les enfants sourds de toutes conditions ». Il est le premier à employer un système de signes qu’il appelle « méthodique » : ce système tente de « franciser » les signes naturellement inventés par les sourds. En 1785, l’un de ses disciples, l’abbé Sicard crée une école semblable à Bordeaux.

1791 Les écoles de Paris et de Bordeaux sont placées sous la protection de l’État. En 1795, elles disposent de 60 places chacune et passent sous la tutelle du département de l’Intérieur.

Au cours du XIXe siècle, des écoles sont créées un peu partout en France. Il en existe une vingtaine en 1820, 39 en 1844, 60 en 1880 et 70 en 1901. Deux tiers d’entre elles sont dirigées par des ecclésiastiques ou des congrégations. En 1860, avec l’annexion de la Savoie, l’école de Chambéry devient le troisième établissement d’État.

offensives oralistes

1827-1838 Se réclamant du modèle oraliste allemand et de la classification des types de surdité par Itard, l’Institution royale de Paris effectue une première espérience en faveur de l’articulation artificielle.

1850 Seconde série de tentatives institutionnelles en faveur des méthodes oralistes : articulation et lecture sur les lèvres

1861 Un rapport de l’Institut consacre la « méthode intuitive » comme la plus apte à instruire les sourds-muets et condamne la méthode oraliste. Inventée par J.—J. Valade-Gabel, cette méthode utilise l’écriture et la langue des signes.

1873 La Société Pereire lance la troi-sième offensive oraliste, contre la langue des signes, et en faveur du rattachement de l’éducation des sourds-muets au sein du ministère de l’Instruction publique. Elle crée en 1875 l’école Pereire à Rueil-Malmaison et organise en 1878, dans le cadre de l’Exposition universelle, un « Congrès universel pour l’amélioration du sort des sourds-muets ».

1879 Le ministère de l’Intérieur s’intéresse officiellement à la méthode orale. Un rapport favorable de Claveau, inspecteur général au ministère, débouche sur une expérimentation à l’Institution nationale de Bordeaux.

1880 Le Congrès de Milan proclame la supériorité de la « méthode orale pure » italienne (en fait allemande), qui préconise la lecture sur les lèvres et l’articulation. Le ministère de l’Intérieur français et les congrégations catholiques se rallient à la « méthode italienne ». Cette décision n’enterre pas pour autant l’affrontement entre partisans des méthodes oralistes et adeptes des méthodes des signes. Jusqu’en 1914, ces derniers tentent, de congrès en congrès, d’entamer le dogme oraliste. En 1914, l’enseignement est en totalité oraliste. Les enfants qui ne parviennent pas à parler sont classés comme arriérés.

police, médecine, église, famille

1882 La loi du 28 mars, relative à l’instruction obligatoire, est applicable aux sourds-muets et aux aveugles (article 4). Néanmoins elle n’est pas appliquée.

1884 Un arrêté ministériel institue un certificat pour l’enseignement des sourds-muets. Parmi les épreuves, la maîtrise de la parole articulée interdit de facto la candidature des sourds-muets.

1881-1920 La question de la tutelle ministérielle est régulièrement débattue. Toutes les tentatives de rattachement au ministère de l’Instruction publique échouent. La responsabilité des établissements d’éducation pour sourds est finalement transférée, lors de sa création en 1920, au ministère de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociales (première forme du ministère de la Santé).

1922 Création de la Fédération des Instituts de sourds et d’aveugles de France, qui rasssemble les établissements catholiques. La FISAF, bastion oraliste, se donne entre autres pour mission de penser et d’unifier les méthodes d’enseignement pour les sourds.

1965 Création de l’Association nationale des parents d’enfants déficients auditifs. Violemment oraliste, l’ANPEDA est aussi fermement laïque. Elle travaille à modifier la façon dont sont perçus des enfants sourds abandonnés à la tutelle religieuse et considérés comme des arriérés. De nombreuses associations de parents se créent dans les années qui suivent.

1975 La « loi d’orientation en faveur des handicapés » recommande l’intégration scolaire en milieu ordinaire.

le retour de la langue des signes

1976-1980 Les partisans de la langue des signes reprennent l’offensive en se réclamant du modèle bilingue américain. La revue Coup d’œil, créée en 1976, organise des stages d’apprentissage de la Langue des signes française (LSF). L’International Visual Theatre, fondé en 1977, propose des cours de LSF et publie une grammaire. L’association « Deux langues pour une éducation » (2LP) revendique la possibilité d’utiliser en classe la LSF comme première langue.

1976 Un décret ministériel autorise des candidats sourds à passer des examens pour le professorat de la LSF dans les écoles privées, puis, en 1982, dans les instituts nationaux. En 1980, l’école d’éducateurs de la rue Cassette accueille des élèves éducateurs sourds.

1980 Création d’une première classe bilingue à Paris. Elle est suivie par l’ouverture, dans toute la France, de classes spécialisées dans des établissements ordinaires de l’Éducation nationale.

1987 Une circulaire reconnaît la possibilité de mettre en place un projet éducatif bilingue.

1991 « Dans l’éducation des jeunes sourds, la liberté de choix entre une éducation bilingue — langue des signes et français — et une communication orale, est de droit. » (Loi du 18 janvier 1991)

1997 Une grande part de la prise en charge scolaire des sourds dépend toujours du ministère de la Santé et des Affaires sociales.