« Les Sourds en Colère, c’est du 100% sourd. »

C’est l’un des points qui les distingue dans le paysage associatif : toutes les associations nées dans les années 1970 et 1980 croient au contraire dans les vertus de la « mixité » et de l’échange, et rassemblent des sourds et des entendants, des professionnels et des parents. Cette homogénéité revendiquée ne prétend pas dissimuler des expériences singulières. Sophie n’est pas née sourde ; Bachir est fils d’entendants ; chez Delphine, on est sourd depuis plusieurs générations. Trajectoires diverses ; question de « chance ».

signer

Delphine : Moi ? Ma mère était enceinte, et je signais déjà. (Rires) Mes parents sont sourds. C’est ma langue maternelle. Et puis un jour, j’ai dû aller à l’école, où il était interdit de signer.

Bachir : Delphine a de la chance._Mes parents ne sont pas sourds. Enfin, moi, au moins, je suis à l’aise avec les entendants... (Rires) Je blague. J’ai commencé à signer à quatre ans. J’ai deux frères sourds, ce qui n’est tout de même pas mal...

Sophie : Je suis devenue sourde à sept ans. On m’a mise dans une école oraliste. Puis je suis allée à Chambéry, à l’Institut national des jeunes sourds. Là, j’ai pu rencontrer des sourds et signer. Mais dans ma famille, j’étais obligée de lire sur les lèvres. Chez moi, ma langue était donc proscrite, la surdité était considérée comme une honte. Il fallait que je coupe les liens avec ma famille pour me forger une identité claire et trouver ma place.

sourds professionnels

Sophie : Je suis professeur de langue des signes dans une association : l’Académie de langue des signes. Je donne des cours à des entendants... (Rires) Mais il y a aussi des sourds... enfin, il y a plus d’entendants.

Delphine (Rires) : Tu n’as pas honte !

Sophie : Ils commencent, maintenant, à faire une sélection parmi les entendants. Toute personne qui a besoin d’apprendre la langue des signes, parce qu’elle est en contact avec des sourds, pour des raisons familiales ou professionnelles, a la priorité. Bon, c’est un boulot un peu idiot. Les cours de langue des signes sont tout de même plus importants pour les sourds que pour les entendants. Particulièrement pour les sourds oralistes.

Delphine : Je travaille dans un établissement de sourds...

Bachir : Non ; pour sourds... (Rires)

Delphine : 80 % de l’équipe appartient au monde médical. Au début, c’était vraiment dur. Je voulais démissionner. Et puis j’ai réfléchi : les enfants ont besoin d’information. Si je veux être une vraie
militante, il faut aussi que je sois en contact avec cette réalité. Même si c’est une forme de sacrifice.

Bachir : Je travaille avec des enfants sourds de moins de cinq ans.Je vois aussi leurs parents, mais je ne leur donne pas de cours. J’ai un deuxième boulot, très difficile, avec des jeunes adolescents - entre quatorze et vingt ans - qui ont des problèmes mentaux, en plus de leur surdité. Je suis leur professeur de langue des signes. Dans le premier boulot, ça va, parce qu’on est trois sourds professionnels et trois entendants professionnels : il y a un équilibre. Mais dans l’autre, c’est tous les jours la guerre. Ils sont en train de m’épuiser, de me casser les os. J’ai envie d’être heureux aussi, de me reposer un peu. Là, je n’en peux plus.

Sourds en Colère

Delphine : Au départ, mes parents étaient furieux. Ils me disaient : « Tu perds ton temps ! Les entendants seront toujours majoritaires. » Mais petit à petit, ils ont compris la nécessité de revendiquer des droits pour les sourds et l’idée d’une identité sourde. Il faut que je vous raconte une histoire. J’avais quatre ans, je suis entrée à l’école, et il a fallu que je mette des appareils. Les psychiatres ont convoqué mes parents et leur ont dit : « Si Delphine vous voit sans appareil, elle ne pourra pas faire de progrès. » Eh bien ! ma mère est allée acheter des appareils. Bien sûr, après, elle les a rangés. On a rediscuté de cette histoire. J’ai dit à ma mère que ce n’était pas de sa faute. Mais c’était dur.

Bachir : Moi, mes parents comprennent que je revendique, mais enfin, ils ne disent rien. Ils ont des petites réserves sur la violence, mais ça va. Ils sont Arabes. Déjà, il y a cette différence.

Delphine : Moi, j’ai eu plus de problèmes, en fait, parce que je suis dans une famille de sourds de quatre générations. On est trente, tous sourds, des cousins jusqu’au grand-père. Mais j’étais la première à être vraiment activiste : jusqu’alors, les problèmes rencontrés par les sourds avaient été vécus comme une sorte de fatalité. Maintenant, la famille a fait des progrès là-dessus...

Sophie : Quand je suis entrée à Sourds en Colère, mes parents me disaient que je devenais complètement agressive, violente. Déjà, ils ne comprennent pas l’idée de communauté sourde, alors Sourds en Colère... Je ne suis pas heureuse avec ma famille, il n’y a pas de communication. C’est tout. Avec les sourds, je suis bien.