Vacarme 07 / attentions

Tenir debout : aléas entretien avec Alain Buffard

Dans la première image de Good Boy, vous vous présentez nu, faites un tour sur vous-même, dans un sens, dans l’autre, puis une histoire, des histoires se déplient, vous traversent, composant votre solo, marqué par des ruptures de rythme, des passages subtils d’un plan à un autre, et toujours en équilibre sur des bords en perpétuel et imprévisible déplacement. Comment cela travaille-t-il à travers votre danse ?

Avant de commencer, j’avais les images d’empilements de slips, j’avais les talons, qui, eux, viennent d’une image de rue à Istanbul : des petites filles qui jouaient à se faire des talons avec des boîtes de cigarettes. Et je voulais travailler sur une verticalité autre : il y a vraiment le plan horizontal, qui est très clair sur la première séquence au sol (la partie au sol étant la seule qui soit vraiment écrite), et le plan vertical, et sur la première séquence, je voulais trouver comment tenir debout. Je peux résumer le spectacle avec cette première minute, où la question est aussi celle de la mise à nu, qui n’est pas pour moi réductible à la nudité. La nudité, c’est un genre, dans la peinture, dans la pub. Là il s’agit d’autre chose. Une mise à nu, c’est une manière de se montrer, je dirais presque de s’offrir, où il n’y a strictement rien d’autre que ma présence, que le corps qui est le mien, traversé d’un certain nombre de choses, dans mon boulot de danseur, dans mon existence, en ce qui l’altère et la transforme, comment je négocie mes bientôt quarante ans, les modifications physiques... Faire ça, c’était : « Bon, vous avez bien vu, maintenant je vais faire quelque chose de ça. » En même temps, il y a un côté rituel aussi pour moi dans le fait de faire un tour sur moi-même dans un sens et dans l’autre : Istanbul, encore, avec le travail que j’ai fait avec des derviches pendant plusieurs années, et aussi celui que j’ai mené avec Halprin aux USA. Pendant trois semaines, j’ai travaillé nu tout le temps, avec des gens très différents, et ce rapport à la nudité, dans la nature, que j’ai éprouvé pour la première fois, danser, ou simplement marcher nu dans une forêt, c’est un truc assez étonnant. Au départ, pour le travail, beaucoup de choses sont venues de là, des sensations de la peau, avec les brindilles, avec l’écorce, la peau étant vraiment comme un élément premier d’information dans le contact avec le monde. Je ne sentais pas la peau comme un contenant, mais comme un transmetteur. Je me sentais traversé par les choses. Il y avait quelque chose d’assez extraordinaire aux États-Unis, en Californie, c’était le changement de temps et de température quasiment tous les quarts d’heure ; cela influençait l’état de danse tout le temps, et ça aussi, c’était une expérience complètement nouvelle. En travaillant Good Boy, en zonant nu dans le studio, j’ai traversé des étapes d’écorces très différentes ; et là, il me semble évident que les superpositions de couches..., même s’il y a aussi autre chose, évoquent l’idée de l’empêchement du mouvement, de la protection, du sain et du sauf... Je crois que l’élément moteur et premier pour moi c’était la peau. Et d’ailleurs, tondre, rendre quasi glabre le corps, m’a permis de le rendre statuaire, simple objet, et en même temps de le sortir des catégories de la sexualité, pour en faire une surface ouverte aux circulations et à la polymorphie du sexuel.

Je parlais du côté rituel, et là encore, je pense à Halprin, au fait qu’elle parle non de « public », mais de « témoins ». Ça a changé mon rapport au monde, et bien sûr le fait d’être sur un plateau : qu’y fait-on, quelle que soit l’histoire que l’on a à défendre par ailleurs ? Alors la première minute de cette mise à nu, c’était une demande d’être présent, tout simplement, et ça marche ou ça casse. À la Ménagerie de Verre, j’ai senti qu’il y avait d’un coup une enveloppe globale avec le public ; c’était à la fois la découverte de cet homme, mais aussi du dispositif plastique, avec les petites lumières, le choix des quatre points dans l’espace, le sol, le mur. Tout était posé là à la fois, comme un tableau, ou une photo, comme un moment qui pouvait s’ouvrir à toutes sortes de choses ; et ce dispositif constituait pour moi la mesure de la tension que je provoquais pour ceux qui étaient là. Après, chacun, individuellement, décide ou non de s’embarquer.

C’est-à-dire que les spectateurs n’étaient pas là pour simplement « voir quelque chose », mais pour entrer dans certains trajets sensibles ?

Oui, il y a toute une part qui est non visible. Ce qui m’intéresse le plus aujourd’hui, c’est comment transformer des volumes et des tensions à l’intérieur d’un corps sans que ce corps apparemment ne bouge, même s’il bouge beaucoup à l’intérieur. Par exemple, dans la partie au sol, quand je fais un tour de corps complet, il y a des choses anatomiques très simples, comme le fait que je sois alors obligé de relâcher les sphincters. Bien sûr ce n’est pas quelque chose que l’on voie, mais c’est perceptible. Il s’agit de choses qu’un danseur peut traverser dans un travail de préparation, mais qui sont rarement mises sur un plateau. Pour moi, c’est du même ressort que le travail du bassin, ou de ce qui se passe avec les talons quand je suis debout : apparemment, je ne fais pas grand-chose, mais en même temps, on perçoit tout à fait ce dont il s’agit. Encore une fois, la question est : comment tenir debout ? Et, en l’occurrence, je ne tiens pas debout, sur ces putains de talons, qui de toutes façons, même si je les contrôle au début, vont se casser la gueule... Et ça, chaque fois que je le fais, c’est différent... D’autres parcours, d’autres histoires, d’autres rapports au public. Parce qu’évidemment, il y a des histoires, et des méta-histoires, même si ce n’est pas du tout de l’ordre de la narration. Je ne suis pas forcément non plus traversé par une image : je suis uniquement préoccupé de parcours anatomiques, en sachant que je peux provoquer plutôt ça que ça, si mon bassin est un peu plus décalé, ça change du tout au tout, ce sera plus ou moins arrogant, plus ou moins cabaret..., c’est ce qui me paraît incroyable, avec un rien, je peux vraiment faire basculer d’un univers à un autre. C’est ce rien qui m’intéresse, que l’on rencontre tous les jours dans la rue, dans les relations en général : dans ce qui fait que vous aurez un mouvement d’empathie pour telle personne parce que sa façon de bouger vous aura touché... Travailler là-dessus m’intéresse beaucoup aujourd’hui, mais ça vient avec l’âge... Je n’ai plus envie de faire des prouesses techniques. J’aime bien ce que dit Didi-Huberman sur la question du visible, pour arriver à l’idée très freudienne de figurabilité : comment s’y prendre pour rendre visibles certains fantômes qui n’existent pas ? La danse, plus que tout autre medium, offre une très grande possibilité pour ça, et c’est dans cette direction que j’ai envie de travailler.

Vous revenez à la danse avec un solo. Qu’est-ce qui se joue là pour vous ?

Le solo, ça peut être soit quelque chose de l’ordre du manifeste formel, soit le réservoir d’autre chose. On ne le considère pas généralement comme un exercice chorégraphique à part entière, et pourtant, bizarrement, la plupart des pièces historiques vraiment importantes sont des solos... C’est un exercice difficile, qui demande un engagement très fort, on se trouve complètement seul, sans regard extérieur, quasiment jusqu’à la fin. On est obligé de trouver un système de parole à soi, boomerang, pour tout simplement se mettre debout, commencer à bouger. Si vous faites, mettons, de la sculpture, c’est extérieur. Là, vous avez affaire à une histoire personnelle, aux fragilités, aux cassures imminentes, vous traversez des états de corps ; pour moi, c’est alors qu’on peut parler en termes de composition. Évidemment, la composition, c’est aussi des rapports de lignes, de couleurs ; mais traduire sensiblement des sensations que vous traversez, partir de toutes ces couches pour les transformer, et que ça devienne transmissible, partageable en tout cas, au-delà du côté un peu autobiographique, c’est ce que je cherchais avec le solo. C’est aussi ce que je souhaite faire avec d’autres personnes, et qui me manque dans la danse aujourd’hui ; quand je vois certaines formes, comme Pina, c’est déjà beaucoup trop codifié, même s’il y a des choses qui vous parlent, qui sont universelles. Mais ça reste extrêmement formel, et il y a même, dans son dernier spectacle, cette espèce de lavage perpétuel, pour uniformiser...

Dans cette pièce, il n’y a donc pas de clôture, ce n’est pas un univers fermé, bordé, pour que chacun reste dans sa case...

Oui, les choses se déplacent sans cesse, et je crois que cela passe par des formes qui ouvrent des espaces, des sens possibles en s’appuyant sur des systèmes de répétitions. Je pense par exemple à la pièce de Keersmaker, Faces... J’ai composé les choses en un travail très séquentiel : passer du bébé couches-culottes au reptile, ou au vieux qui va bientôt crever, je traverse effectivement tout ça en l’espace de cinq minutes. De la même manière que les talons, c’est une figure très connotée drag queen ; or jouer ça autrement, pas du tout façon drag queen justement, mais avec des micro-mouvements, c’est effectivement passer ailleurs, proposer autre chose, qui ne s’appuie pas sur les parois habituelles des genres. D’ailleurs, des tas de gens ne se sont pas rendu compte que c’était des boîtes de médicaments, ces talons... Là aussi, la frontière, les passages, avec aussi ces musiques des années 1970, que très peu de gens connaissent, et qui tombent dans le mille d’un certain nombre de questionnements sur la représentation de l’identité sexuelle aujourd’hui. Les transitions entre les choses, c’est, je crois, l’essentiel du travail en danse ; pouvoir passer d’un état à l’autre, d’un faire à un non-faire, d’une simple manipulation des choses à un mouvement, ou passer d’un mouvement à une marche ; simplement pouvoir marcher sur un plateau, voilà pour moi l’état absolu de la danse... Et la marche, c’est un devenir. Il y a un texte où Michaux dit qu’un seul muscle ne suffit pas pour marcher, et il dit aussi, très proche de Deleuze avec son devenir-animal, devenir-plante, etc., que les danseurs rêvent d’être le poisson qui nage, etc.. En effet, c’est la question du danseur, cette transformation de soi, métaphorique, ou sensorielle, ou organique, quelque chose en tout cas qui excède le mouvement, la composition... Le fait en tout cas d’avoir remonté Satisfyin’lover, de Paxton, ça a été important : trouver autre chose, une voie différente par rapport à la danse française, qui est toujours empêtrée dans des considérations d’écriture. J’ai essayé, et ça a été de plus en plus loin chaque fois que je reprenais Good Boy, d’aller au plus près de l’évidement, de pousser l’absence de composition jusqu’à ce point qui permet de se désencombrer de la gangue formelle : c’est-à-dire que, quel que soit le mouvement, si je laissais agir sans faire obstacle, ça fait, pour moi et pour l’autre. Il s’agit aussi des polarités — et d’ailleurs je suis comme ça, il y a toujours deux fils de tension, je peux être très calme et très violent — présentes pas nécessairement comme des opposés, mais comme des parcours possibles : l’enfance et l’âge adulte ou la vieillesse, le masculin, le féminin... Peut-être est-ce plus facile pour un homosexuel de dire ça, de penser en termes non d’identités mais de parcours... Et puis aussi, il m’importe de trouver comment faire place aux accidents, et aujourd’hui, à partir du solo, où je ne suis qu’une danse en devenir, ça passerait par un travail avec des hommes, car il y aurait là, pour moi, davantage d’étendues inconnues. En fait, mon retour à la danse, c’est une histoire de réconciliation... et je pense à cette expression qui me plongeait, enfant, dans la perplexité : « d’homme à homme ». Je me demandais ce que cela pouvait bien vouloir dire... « de soi à soi » ? Bon, c’était une énigme... Il m’a fallu longtemps pour être traversé par les choses. Et je pense à cette expression, très à la mode il y a quelques années, « acte de résistance ». Aujourd’hui, je suis de plus en plus touché par les gens qui, par le simple fait de continuer à faire, résistent ; quand je vois, mettons, Compay Segundo, ou Louise Bourgeois, de jeunes nonagénaires, c’est vraiment exemplaire, ça me fait très plaisir... Et en danse, parce que pour le public, et dans la tête des danseurs quelquefois, c’est une histoire de jolies personnes, de corps jeunes et vigoureux, il y a très peu de gens qui résistent, à tous les points de vue : qui résistent physiquement, et je le vois, j’ai quarante ans, je suis très vite fatigué, ça sera de pire en pire, et il faut faire avec ça. Alors tenir debout, en un déséquilibre avec lequel on compose sans cesse... et le plaisir de trouver des choses nouvelles, des appuis inconnus. S’il y a une chose qui m’intéresse à travers le corps et dans le medium danse, c’est une multiplicité qui est le seul véritable potentiel, ouvert, de transformations.