Vacarme 14 / chroniques

l’âne / qui sait l’effort immense

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Il pleut sans arrêt. L’eau tombe comme un rideau, mais l’âne ne bouge pas. Immobile posé sur l’herbe, dans le pré. Ses yeux bruns cerclés de clair clignent. Léger mouvement des oreilles — des oreilles magnifiques : bords de velours, cavernes feutrées, grottes aux mille coudes. L’eau ruisselle du dos vers les flancs, s’égoutte à la lisière du ventre blanc. Il me regarde, par l’encadrure de la fenêtre. Une goutte froide tombe sur mes cheveux. Je lève la tête. Au plafond une auréole emprisonnée dans l’angle des deux murs de la pièce suinte. Une seconde goutte roule le long de la trace la plus brune, s’épaissit sur un bord, à l’inclinaison de la maçonnerie. L’âne s’est retourné. L’écorce du tilleul, plus loin, luit comme un cours d’eau. Teinte bleutée jamais vue. Une toile d’araignée se tend entre deux racines, aussi opaque qu’un tulle. La seconde goutte heurte ma tête. Je recule. L’âne s’approche. Je fais un pas de côté, il se déplace encore. Je peux prendre une chaise, il ne me lâchera pas. Je regarde ses pieds si petits, son dos creusé. Me voilà assise dans la chambre, l’âne arrache une touffe d’herbe et la mâche, les yeux plissés, les lèvres presque closes, la peau des joues tendue. Ses oreilles se couchent à chaque fois qu’il se penche — ouvrant à l’air du dehors son dedans, à lui inconnu. L’auréole au plafond a constitué au fil des pluies le dessin pâle d’un visage tordu dont le menton fuit vers la suspension électrique. C’est de là que vient le bruit. Un bruit pris dans les longerons de la bâtisse, avec trop peu d’espace pour s’amplifier. Un martèlement sourd, irrégulier et pourtant frappé. Entre le heurt d’un ongle et celui d’un pas. Je lève la tête. Sous le front appuyé à la pierre, les yeux s’ouvrent sur des pupilles dissymétriques. L’une d’elle en séchant est devenue sombre, l’autre se déforme à chaque mouvement de la goutte qui gonfle au centre. Voilà maintenant qu’une cavalcade, pleine d’entraves, cogne aux parois. Une course échevelée s’ensuit, peut-être tragique ou folle. Je cherche une ouverture pour que le son s’échappe, et laisse les sabots invisibles à leur repos. Rien. Pas de fissure. Le son de l’âne est prisonnier du plâtre. Tout est encore disjoint. L’œil coule, l’autre a le regard sec. Un éclat étrange luit dans la pupille. Le plafond me regarde. Les sabots recommencent à marteler l’itinéraire indéchiffrable d’un chemin nécessaire et contraint.

Qui sait l’effort immense. L’âne, dans le pré, m’a tourné le dos. Il éclaire la pluie. La pâleur de l’intérieur de ses jambes monte en deux gants pour se joindre à sa croupe. Il soulève très doucement l’un de ses pieds et j’aperçois le cercle creux comme un nid de son sabot plein d’herbes et de terre sèche.