S’inquiéter devant chaque image entretien avec Georges Didi-Huberman

On ne sait pas ce que peut une image. Certaines rendent complètement idiots, d’autres semblent éveiller à la vie de l’esprit, laissant passer comme un souffle qui meut la pensée et l’oblige à en interroger les puissances de lumière et de trouble. Certaines encore consolent en permettant de s’y reconnaître, mais d’autres saisissent d’effroi, obligent à détourner le regard et à parler d’autre chose. Parfois ce sont les mêmes images qui remplissent ces fonctions à tour de rôle, selon les moments, selon aussi celui qui sait ou non les regarder. Apparaît alors bien vaine toute posture qui prétend connaître a priori la vérité universelle de l’image, en dénoncer le simulacre, la transgression, la capture, l’enfermement narcissique, ou en louer l’incarnation, la beauté, le sublime, la valeur justificatrice de l’existence, le nœud vital du réel et du symbolique, écrasant dans chaque cas la singularité de chaque image sous le savoir pré-donné. Il est tentant alors d’affirmer, à l’inverse, qu’il n’y a pas d’image en général (seulement des sculptures, des peintures, des films, des photographies, des images mentales, chacune relevant de sa propre explication...) : position ascétique, mais frustrante, dès lors que nous vivons dans une civilisation où les cloisonnements entre les registres d’images, ou entre ceux-ci et le discours, sont de plus en plus artificiels. A quoi bon l’histoire de l’art si elle nous apprend pas aussi (d’abord ?) à voir le réel d’aujourd’hui, à en lire les images comme à se laisser saisir par ce qui, en elles, passe notre pouvoir de voir et de lire ?

Nous avons rencontré Georges Didi-Huberman pour qu’il nous aide à échapper à cette double-pince. Son œuvre en effet, du Quattrocento à Hantaï ou Penone (ou l’inverse), de Charcot à Deleuze et Foucault, de Panofsky à Warburg, de la beauté angélique aux photogrammes de la Shoah, témoigne de ce double souci : souligner combien nous ne savons pas ce que peut une image, et ne pas renoncer à articuler ce que certaines images singulières peuvent nous enseigner au delà d’elles-mêmes, à travers les siècles comme les disciplines. C’est pourquoi cette œuvre en devenir excède tous les registres. C’est, à la suite de Walter Benjamin et Aby Warburg, une histoire de l’art étrangement intempestive, faite de fantômes, de survivants, de passages et de déplacements. C’est une philosophie de l’imagequi, traversant tous les savoirs, s’inquiète des prétentions du concept à faire trop bon compte des images singulières, au nom de leur vérité essentielle. C’est une psychanalyse de l’image qui s’avance, au risque de brouiller ses distinctions cardinales, jusqu’en cette zone obscure où image et symbole, santé et folie deviennent indiscernables. C’est encore une poétique de l’image qui, à la suite de Baudelaire, Bataille ou Blanchot, exige d’apprendre d’abord à voir et à décrire, mais en ayant l’œil sur la part du dehors — invisible, illisible, mais jamais entièrement indicible. A l’horizon, c’est peut-être aussi d’une politique de l’image qu’il s’agit, qui prenne enfin celle-ci au sérieux, c’est-à-dire en tremblant, comme pour mieux respecter et se laisser hanter par les gestes qui l’ont produite ou inspirée, pour dresser un barrage fragile contre les « monstres » qu’engendre, outre le « sommeil de la raison », l’indifférence aux images du réel et à leur part tragique.

Nous lui avons demandé comment il avait pu en venir à élaborer un projet à la fois aussi prométhéen et aussi modeste, puisque se remettant chaque fois en cause. Il nous a parlé héritage et choix de vie, bifurcations et reprises, honnêteté et peur, à partir d’un travail sans relâche. Une leçon de sagesse, avec et sans images.

Quand et comment avez-vous décidé de devenir historien de l’art ? Est-ce d’abord un attrait pour l’art lui-même ? Et si oui, pour quel art en particulier, pour quels artistes ? D’emblée pour Giotto, l’Angelico et le Quattrocento ? Ou autant pour l’art moderne et contemporain, votre rapport à l’histoire de l’art vous permettant de multiplier les renvois les plus inattendus, par exemple entre Fra Angelico et Pollock ou entre Penone et Léonard de Vinci ?

Je suis enfant de peintre. Je passais des heures dans l’atelier. Je regardais les tableaux en train de se faire. Je faisais l’assistant, je lavais les pinceaux. Très tôt, j’ai aimé discuter du travail, du processus, de comment s’enchaînent les problèmes dans un tableau. Il y avait aussi une forte charge érotique dans cet atelier (les catalogues de dessins, Ingres ou Bellmer, Les Larmes d’Éros de Georges Bataille...). Je faisais de l’auto-stop pour aller voir les galeries d’art contemporain à Paris et quelques ateliers de sculpteurs. Adolescent, je travaillais souvent au Musée d’Art moderne de Saint-Étienne, aidant à la documentation, assistant aux accrochages d’exposition ou m’essayant à des visites commentées — toujours très vives — avec un public généralement suspicieux devant l’art depuis Cézanne. Donc, l’élément natif, si l’on peut dire, c’est l’art contemporain, c’est-à-dire l’art de chaque instant présent, l’art en tant que question toujours en train de se poser. Je ne suis entré dans l’art médiéval et renaissant que lorsque j’en ai eu l’expérience concrète, lors des quatre ou cinq ans que j’ai passés, bien plus tard, en Italie. Mais, là encore, devant les « taches » de Fra Angelico, par exemple, les questions comment c’est fait ? comment se pose le problème ? venaient en avant des questions qui a fait cela ? ou qu’est-ce que ça veut dire ? C’est pourquoi j’ai l’impression d’avoir plus appris des artistes eux-mêmes — avec qui le dialogue n’a jamais cessé — que des historiens.

Depuis cette expérience en propre que vous avez de certaines œuvres d’art, pouvez-vous spécifier la place que vous essayez de tenir ? À la fois dans le champ de l’histoire de l’art et dans celui de l’esthétique, puisque vous soutenez vos analyses par un croisement des savoirs (philosophie, psychanalyse, poétique, anthropologie...) ?

Mais, cette place, je suis évidemment le dernier à être capable de la situer, d’en définir le statut... Il vaudrait mieux s’interroger sur la nécessité du déplacement que sur la légitimité de la « place ». Je pourrais, sans doute, évoquer telle ou telle expérience concrète : les nombreuses difficultés — voire les polémiques — avec le milieu universitaire français, les sentiments fréquents de malentendu avec le monde anglo-saxon, l’extraordinaire réception en milieu allemand, le dialogue ouvert avec philosophes et littéraires, le non-dialogue avec trop d’historiens pourtant proches de mes préoccupations... Au-delà des controverses personnelles, il s’agit tout simplement, je crois, d’un problème global d’histoire intellectuelle : quelle est la place que l’on veut accorder à la pensée philosophique, à l’interrogation psychanalytique, voire au souci poétique dans ce champ disciplinaire que l’on nomme les sciences humaines aujourd’hui ? Je crois tout simplement qu’il est impossible de parler sérieusement des images, de dire quelque chose sur l’art, sans articuler notre expérience à ces trois choses : une façon de poser les questions, une façon de mettre en jeu le désir — de sentir, de voir, de connaître — et une façon d’écrire tout cela. L’histoire de l’art n’existe pas complètement sans une position théorique, une position psychologique et une position poétique sur l’objet avec lequel elle travaille.

Pouvez-vous préciser l’importance qu’a pour vous la notion d’expérience ? Assez exactement comme chez Benjamin, mais aussi comme chez Foucault, elle semble pour vous à la fois fondamentale et peu définie, relevant tantôt de l’expérience au sens le plus commun (voir une image), tantôt de l’expérience phénoménologique (celle qui nous « tombe dessus »), tantôt encore de l’expérience intérieure ou de ces expériences-limites recherchées par Bataille ou Blanchot. Bref, ça veut dire quoi, pour vous, « faire l’expérience d’une image » ?

Je vais vous prendre au mot : je dirai que l’expérience d’une image c’est exactement tout ce que vous venez de dire, mais en une seule fois, en une seule expérience... C’est une expérience commune puisque voir une image fait partie de nos gestes les plus quotidiens : je feuillette un livre d’histoire et, là-dedans, il y a des images, dont certaines me sont nouvelles et d’autres déjà connues. Tout à coup, mon expérience devient « phénoménologique » au sens que vous suggérez : une image que je croyais déjà connaître — par exemple l’image du soldat allemand qui abat à bout portant une mère qui serre son enfant dans les bras — me saute au visage, me tient dans sa cruauté, ouvre en moi un mystère nouveau, une inquiétude majeure, qui est d’abord l’inquiétude du contact entre cette image et le réel, du contact entre image et corps, image et histoire, image et politique...

Dès lors que cette image n’est plus regardée comme une imagerie stéréotypée, une vignette d’illustration collée dans le livre ou une simple « icône de l’horreur », mais comme une situation visuelle singulière, elle devient cette expérience-limite, cette expérience intérieure dont parlait Georges Bataille. Ce n’est pas un hasard si Bataille lui-même reconnaissait aux images le pouvoir non pas de nous consoler mais, au contraire, de nous inquiéter, de nous « ouvrir », de nous faire « saigner intérieurement », comme il disait. Tous mes choix d’objets ont été rendus nécessaires par une expérience de ce type, une expérience ouvrante : imprévue (irréductible à un programme de recherche) et inquiétante (irréductible à un savoir ou à un système). L’expérience demande, bien sûr, à être étayée, contextualisée, historicisée, théorisée. Mais je sais pertinemment qu’au bout du compte l’image demeurera l’irréductible devant moi : ni le savoir (comme le pensent beaucoup d’historiens) ni le concept (comme le pensent beaucoup de philosophes) ne la saisiront tout à fait, ne la subsumeront, ne la résoudront ou ne la rédimeront. L’image est une passante. Nous devons suivre son mouvement, autant que possible, mais nous devons également accepter de ne jamais la posséder tout à fait. Cela veut dire aussi qu’une image — pas n’importe quelle image, sans doute, je ne parle que de ces images que je dirais fécondes — est inépuisable. Et c’est aussi en cela que l’image fait aujourd’hui partie de notre rapport à l’expérience (souvent pour le pire, c’est-à-dire pour le leurre, quelquefois pour le meilleur, c’est-à-dire pour la remise en jeu du réel, par-delà tous les discours catastrophistes sur la destruction de l’expérience et le simulacre généralisé).

À la fin de votre petit livre sur James Turrell, L’Homme qui marchait dans la couleur, vous prêtez, sans doute à la fois justement et généreusement, une vraie leçon de morale à Platon : « Laisser brisée devant chaque œuvre la façon de penser qui était la nôtre juste avant d’avoir posé notre regard sur elle. » Il y a toutefois une énigme. Est-ce à dire que toute pensée est d’avance brisée et que l’image réelle n’est là que pour en dévoiler la brisure ou la fêlure immémoriale ?

À vrai dire je ne me souviens plus de cette phrase et, surtout, de son contexte. Mais bon, je vous fais confiance. Il s’agissait, sans doute, de dire que l’image n’est pas réductible au concept (l’iconologie panofskienne, la tendance néo-kantienne de l’histoire de l’art structuraliste ont tenté cette réduction). Mais il ne s’agissait pas pour autant de dire que l’image serait le creuset d’une irrationalité « sacrée », innommable, sublime, ou que sais-je encore. On n’avance pas en opposant à toute force le sensible et l’intelligible. On n’avance pas plus en cherchant une solution abstraite d’intégration du sensible à l’intelligible, comme voulut le faire Kant avec ce fameux « schématisme transcendental » qui apaise tant d’inquiétudes devant le monde de l’expérience... Évoquons, justement, une expérience : je regarde un tableau de Hantaï ; puis je comprends combien la distinction entre moulage et modulation — distinction que l’on trouve chez Gilbert Simondon, puis chez Deleuze — peut être féconde pour interroger la méthode inventée par ce peintre ; mais bientôt je m’aperçois que le tableau de Hantaï fait bouger cette distinction, la déconstruit en quelque sorte puisque les « moulages » du peintre sont ici capables de « moduler » aussi dans la couleur. Tel est donc le rythme de cette approche : le concept m’aide à regarder, puis le regard m’aide, réciproquement, à critiquer, à modifier, à faire bifurquer le concept. Je ne travaille que sur des singularités (je n’ai rien à dire de général sur « l’art », « la beauté », etc.) dans la mesure où les singularités ont cette puissance théorique de modifier nos idées préconçues, donc de solliciter la pensée d’une façon non axiomatique : d’une façon heuristique.

J’ajouterai encore ceci : mon usage de la philosophie est aussi nécessaire qu’impertinent. Pourquoi impertinent ? Mon problème n’a jamais été de me situer dans l’histoire des systèmes esthétiques, par exemple. Je ne discute pas un texte philosophique pour déterminer sa valeur de vérité générale ; j’utilise un texte philosophique pour discuter une image particulière. S’il est vrai que, même armée de concepts, l’image laisse notre pensée « brisée devant chaque œuvre », alors il faut convenir que l’explication philosophique ne donne qu’une partie des moyens capables d’affronter l’image. Je donne une importance capitale au fait que beaucoup de textes fondamentaux sur l’art ont été écrits par des poètes, des écrivains (cela va, en France, de Diderot à Baudelaire, des frères Goncourt à Genet, de Proust à Beckett). Voilà pourquoi le texte sur Turrell auquel vous faites référence ne relève pas de l’explication philosophique, mais de la fable philosophique, ce qui est bien différent. Longtemps, avant de commencer un texte sur une image, je relisais Baudelaire, comme pour ¬essayer de trouver dans sa langue poétique, dans ses « fusées » somptueuses, l’énergie littéraire de décrire — ne ¬serait-ce que décrire — une image. Dans ma bibliothèque, aujourd’hui encore, je place juste à côté de la philosophie une section de textes que je nomme, par référence à Georges Bataille, « hétérologiques » : elle comprend les auteurs qui me sont, sans doute, les plus chers, et qui sont tout à la fois de grands penseurs et des philosophes non académiques (Bataille pour commencer, mais aussi Baudelaire, Benjamin, Eisenstein, Carl Einstein, Maurice Blanchot et quelques autres). Seule une écriture poétique peut produire de la pensée en la laissant « brisée devant chaque œuvre ».

Permettez-moi de vous poser la question un peu brutalement : quel est votre rapport réel à la politique ? C’est une question brutale mais pas du tout ironique, parce qu’il semble que vous entreteniez un rapport extrêmement subtil, mais du même coup peu lisible au premier coup d’œil, à la chose publique et à la question des rapports sociaux en général. D’un côté, en effet, à la différence de la plupart des historiens de l’art disons « classiques », il semble que tout votre travail soit en grande partie déterminé par des motifs éminemment politiques : depuis vos premiers ouvrages sur les hystériques ou l’imaginaire médiéval de la peste jusqu’à vos travaux plus récents sur les images de la Shoah. Mais, d’un autre côté, il semble que vous vous arrêtiez toujours aux frontières de l’engagement, à la fois pour des motifs à la Foucault — ne pas s’emparer de la parole et de l’image de ceux qui souffrent ou agissent — et pour des motifs plus « indicibles ». Pouvez-vous nous en dire davantage sur cet apparent « indicible » ?

À question brutale, réponse un peu brutale, d’abord : on ne s’engage avec efficacité que là où l’on travaille véritablement, c’est-à-dire là où il est possible, grâce à ce travail même, d’intervenir efficacement dans un champ donné. Je me sens assez peu apte — je n’essaie pas de me justifier, je constate ma limite — à signer des pétitions sur des dossiers dont je n’ai qu’une connaissance de seconde main, ou à m’engager sur des questions politiques concrètes et complexes touchant le Kosovo, par exemple. Mais j’aurai sans doute quelque chose à dire sur la Pietà du Kosovo photographiée en 1990 par Georges Mérillon, dans la mesure où c’est une image sur laquelle je fournis actuellement un certain travail. Puis, ce que j’aurai à dire sera publié, donc public, et m’obligera, bien sûr, à prendre position sur une matière éminemment politique, puisque l’image de Mérillon relève directement des usages politiques actuels de l’iconographie de la souffrance. Mais je me sens bien incapable d’avoir un avis « autorisé » — un intellectuel s’autorisant de parler publiquement, il « autorise » ce qu’il dit — sur toutes les questions de notre actualité. On habitue les élites intellectuelles, par exemple dans les concours d’entrée du type École Normale Supérieure, à dire quelque chose d’intelligent sur tout, à avoir un avis sur tout, même ce que l’on connaît mal. Je n’ai ni cette formation ni cette capacité.

Pour mieux vous répondre, il faudrait, en fait, remonter un peu plus haut. Regarder une image est un acte contemplatif. On fait cela dans une archive, dans un musée, dans une bibliothèque, dans un atelier d’artiste, dans sa chambre. J’ai l’impression d’avoir passé mon enfance dans un monde d’images, c’est-à-dire, en gros, dans un monde coupé de l’action. En mai 1968 j’avais quinze ans, tous mes amis proches occupaient le lycée, défilaient dans la rue, et moi je regardais tristement les choses de ma fenêtre, sans un mot, essayant de me faire une idée. Il y avait dans cet écart, je crois, de la peur, tout simplement. Les images peuvent nous mettre à l’écart de l’action, mais elles nous placent directement au centre de la peur. Ou tout au moins elles soulignent, dessinent, accentuent la peur. Je vous ai parlé de l’atelier de mon père : un lieu pour l’art, pour la beauté, pour la consolation et pour la dimension érotique des images. Mais cela ne fut que la moitié de l’expérience. L’autre moitié — qui « brisait » littéralement la première — se trouvait dans la bibliothèque maternelle : et c’étaient toutes les images de la guerre, les images des camps que j’ai vues et revues dans la difficulté à comprendre, dans une propédeutique de l’horreur historique, dans l’inverse absolu de toute beauté, dans l’inconsolable et la dimension endeuillée des images.

Cette tension, me semble-t-il, ouvre déjà dans l’image la dimension du politique. Ce que j’ai appelé l’expérience ouvrante, l’inquiétude du contact entre l’image et le réel, n’est autre, pour finir, qu’une accession à la dimension politique des images, tout au moins à leur dimension historique : leur rôle de témoignage, voire d’instrument, dans les grandes violences politiques. J’ai mis longtemps à comprendre cela. Lisant Devant le temps, une amie (une philosophe) m’a fait remarquer que mon commentaire sur Benjamin avait « oublié » le célèbre passage sur la destruction des horloges par les révolutionnaires, alors que je décris — assez autobiographiquement, d’ailleurs — l’enfant baudelairien qui casse méthodiquement la montre familiale, tout seul dans sa chambre. J’ai donc été surpris lorsqu’un autre ami (un cinéaste) m’a parlé de Devant l’image comme d’un livre politique. J’ai compris depuis longtemps à quel point la structure épistémologique du champ « histoire de l’art » — apparemment si loin des questions sociales les plus brûlantes — ne pouvait se penser qu’en relation avec les bouleversements historiques du XXe siècle : si notre façon de regarder l’art aujourd’hui dépend en grande partie du travail magistral d’Erwin Panofsky, il faut alors comprendre qu’elle dépend d’un penseur qui a été exilé par le nazisme et qui a émigré dans le monde anglo-saxon, avec tout ce que cela comporte d’arrachements et de renoncements (à commencer par le renoncement à la langue maternelle)...

S’il faut, maintenant, remonter depuis les adaptations et les refoulements panofskiens vers les intuitions plus géniales — et plus psychotiques — d’Aby Warburg, il faut comprendre comment celui-ci, en bouleversant nos modèles de temporalité et en creusant la mémoire inconsciente des images, a fini par inventer une discipline nouvelle, l’iconologie politique, telle qu’on la voit à l’œuvre dans ses études de 1918-1920 sur les gravures de propagande à l’époque de Luther ou dans les dernières planches de son atlas Mnemosyne consacrées au Concordat de 1929, à la théocratie pontificale et à l’antisémitisme. Les meilleurs disciples allemands de Warburg ont, à Hambourg ou ailleurs, donné toute son importance à une telle analyse politique des images : je pense notamment à Martin Warnke, à Horst Bredekamp, à Michael Diers, à Charlotte Schoell-Glass, à Gerhard Wolf ou, différemment, à Sigried Weigel. Il est évident, par ailleurs, que des penseurs tels que Bertolt Brecht, Walter Benjamin ou Carl Einstein — sans oublier Adorno et, plus tard, Guy Debord, Chris Marker ou Jean-Luc Godard — ont joué un rôle décisif dans cette approche politique de l’image.

Tout le monde semble d’accord, aujourd’hui, pour dire que l’image est au cœur de notre culture, c’est-à-dire, aussi bien, de nos barbaries ou, en tout cas, de nos appareils politiques. Réfléchir sur les images ne va donc pas sans une prise de conscience de cette situation, et c’est la raison pour laquelle, plus j’avance, plus le Goya des Désastres de la guerre — mais ce Goya-là doit se penser aussi avec celui de la Maison du sourd — prend d’importance, et plus les artistes contemporains qui pensent la question de l’histoire retiennent mon attention, que ce soit Sigmar Polke ou Robert Morris, Alfredo Jaar ou Pascal Convert, Sophie Ristelhueber ou Harun Farocki. Les images constituent, aujourd’hui plus qu’autrefois, des outils politiques considérables. Leur efficacité semble de plus en plus immédiate. Il faut donc, de toute urgence, développer un regard critique sur les images : attitude qui n’est ni d’acceptation béate, ni de refus obstiné (je pense à la polémique suscitée par Images malgré tout). Encore une fois, il faut travailler dans la dimension concrète des singularités.

Il n’y a pas d’ontologie à faire sur ce qu’est « l’image ». Dire « l’image », c’est penser, quoi qu’on fasse, de façon métaphysique. Il n’y a que des images, il n’y a que chaque image comprise dans sa relation avec les autres. Si l’on veut bien reprendre la réflexion de Lacan — adressée à Heidegger — selon laquelle « la métaphysique n’a jamais rien été et ne saurait se prolonger qu’à s’occuper de boucher le trou de la politique », alors on dira, pour ce qui nous concerne, qu’une image peut fonctionner, selon sa valeur d’usage, alternativement comme un bouche-trou métaphysique et comme un trou politique dans la texture des discours en usage dans la société. L’iconographie sulpicienne du XIXe siècle est un bouche-trou métaphysique dans l’histoire (celle de la Commune, notamment), tandis que les Désastres de Goya sont un trou politique dans la culture de son temps (voilà pourquoi le recueil de ses gravures n’a jamais pu être publié du vivant de l’artiste).

Il y a peut-être, dans toute image, un double aspect ou, mieux, un double régime (j’emploie ce mot dans un sens fonctionnel et non pas épocal, comme le fait Rancière) : bouche-trou et trou, voile et déchirure dans le voile, sublimation et désublimation. Il s’agit, à chaque fois, d’interroger dans l’image ce qui fait refoulement et ce qui fait retour du refoulé ou, autrement dit, ce qui résulte des pouvoirs de l’imaginaire et ce qui surgit de l’effraction du réel.

Vous êtes l’un des historiens de l’art, même l’un des savants en général, les plus profus que l’on connaisse. Comment écrivez-vous ? Avec plusieurs textes sur le métier en parallèle (comme pour votre Fra Angelico et Devant l’image), l’un servant de contrepoint à l’autre ? Ou toujours l’un après l’autre ? Et suivant un projet d’ensemble ? Ou plutôt selon des sollicitations et des commandes hétérogènes ? Ou encore suivant une subtile dialectique entre les deux ? Mais comment alors dialectiser un projet de pensée et d’écriture ?

Je ne suis profus qu’au regard d’une situation actuelle — voilà un sujet politique par excellence, me semble-t-il — qui est globalement faite pour censurer, ralentir, canaliser, divertir ou frustrer le libre exercice de la pensée et du savoir. Ce qui est en jeu ici, c’est la structure même de l’appareil universitaire en tant que monde du travail. Vous êtes un jeune chercheur ? Tout est fait pour vous empêcher de travailler : on vous ferme porte après porte, on ne vous publie pas, on vous fait attendre, on vous astreint à des tâches annexes contre la vague promesse d’avoir un poste... Vous êtes un vieux chercheur ? Tout est fait aussi pour vous empêcher de travailler : on vous donne des pseudo-pouvoirs, des tâches administratives, on vous propose de siéger à des jurys, on vous invite à des colloques, on vous fait lire des manuscrits, on vous invite à former des commissions contre la vague promesse de trouver un poste pour vos étudiants... Et ainsi de suite. Ma première réponse à votre question, ce sera donc : premièrement, j’écris profus parce que j’ai profusément de choses à dire (mes projets de livres dépassent déraisonnablement la durée normale de la vie d’un homme). Deuxièmement, j’écris profus parce que j’ai du temps pour le faire. Comment je m’y prends ? J’ai d’abord la chance de travailler dans une institution, l’École des hautes études en sciences sociales, qui a pour vocation d’enseigner la recherche (le tout étant de savoir si cette vocation peut résister à l’appareil universitaire dont je parlais). Ensuite, j’ai fait d’un malheur institutionnel — trois échecs à l’habilitation — une condition de liberté intellectuelle. J’ai suivi le conseil de Gilles Deleuze : choisir entre le pouvoir et la puissance. Beaucoup veulent avoir les deux, mais ce n’est pas possible jusqu’au bout. Je n’ai de pouvoir sur personne, me semble-t-il (or, le pouvoir prend beaucoup de temps). Je n’ai personne à juger. Je n’ai pas de voiture, pas de téléphone portable. Je déteste les interminables correspondances électroniques. Je n’organise rien, je ne dirige rien. Je me contente de donner ce que je fais le moins mal ou, disons, ce que je fais avec le plus de plaisir. Je sais dire non, même aux propositions « prestigieuses », comme on dit, lorsque je cours le risque de me disperser.

La profusion vient de deux choses : construction et plaisir. J’ai développé, comme tout le monde, ma petite méthode personnelle (basée sur des fiches écrites à la main) dont la seule vertu est la simplicité, la mobilité, la possibilité de travailler simultanément dans l’ordre du savoir (vertu de patience) et dans l’ordre de l’association libre (vertu d’impertinence, de jeu). Un texte est toujours la résultante ou le montage de ces deux dimensions dans un même rythme. Je parle de rythme parce que l’histoire de l’art est d’abord une discipline littéraire. Tout commence avec un exercice de description, d’ekphrasis. Tout est affaire de style, donc de mise en rythme du matériau. Je travaille simultanément, en effet, sur différents genres littéraires : il y a des grands projets qui s’étendent sur de nombreuses années, il y a des textes brefs qui sont comme des « fusées », des formes intermédiaires, etc. Le tout est d’avoir son temps à soi, c’est-à-dire sa liberté de bifurquer pour un développement nouveau ou de prendre beaucoup plus de temps que prévu sur une question qui semblait d’abord mineure. J’essaie de dire à tous les étudiants avec lesquels je discute que la question fondamentale est celle, non pas de la « carrière », mais de la construction — c’est une lutte, évidemment — des conditions de notre liberté. Question politique, donc : comment construire la possibilité concrète d’un gai savoir ?

Une question impromptue : vos notes en bas de page, par leur caractère prolifique et foisonnant (on pense tout particulièrement à L’Image survivante, livre duquel vous dites avoir ôté plus de deux cents pages de notes alors qu’il y en a encore 677...) et par la multiplicité des registres qu’elles mobilisent, finissent par prendre, au moins pour les lecteurs naïfs que nous sommes, un statut extrêmement énigmatique. Quel est donc votre rapport aux notes en bas de page ? Est-ce un moyen d’accepter le jeu de l’érudition parce qu’il n’y en a pas d’autre, parce que la plus simple honnêteté y oblige ? Ou au contraire de le surjouer à toute fin d’en faire autre chose ? Est-ce encore une manière d’asseoir et de protéger par le savoir le plus autorisé les pensées les plus hétérodoxes ? Ou au contraire de faire digresser le savoir jusque dans des zones où on l’attend le moins ? Ou encore de ponctuer vos textes à la manière d’un Spinoza produisant des scolies censées commenter ses propositions mais impliquant, en fait, un tout autre registre de pensée ? Ou tout cela en même temps ? Ou encore autre chose ?

Votre question montre, justement, que vous n’êtes pas un lecteur naïf. Peut-être, en revanche, puisque vous êtes philosophe, vous ne pratiquez pas vraiment la littérature érudite que produit naturellement une discipline comme l’histoire de l’art. Les notes proliférantes sont un trait typique de l’histoire de l’art allemande : dans les Gesammelte Schriften de Warburg, il y a beaucoup plus de notes que de texte, ainsi que dans un livre comme Idea de Panofsky. S’il y avait tant de notes dans L’Image survivante, c’est que ce livre était une émanation de l’outil offert par Warburg lui-même à son lecteur, à savoir — outre ses propres textes publiés, ses interminables notes et ses myriades de manuscrits inédits — sa bibliothèque, sa bibliothèque magique... Mes notes ont d’abord fonctionné dans le mimétisme du savoir rhizomatique proposé par Warburg. Mais il est vrai que, bien souvent, les notes en bas de page fonctionnent en histoire de l’art comme les bouche-trous d’une absence de problématisation, comme si le savant refusait de trancher, d’assumer un point de vue. Le grand historien de l’art viennois Julius von Schlosser disait en substance que l’histoire de l’art est une discipline philologique qui doit utiliser son savoir pour poser des questions philosophiques. Il y a de la lenteur et de la note en bas de page dans toute activité philologique, il y a du risque et une certaine énergie du texte — c’est très clair depuis Nietzsche — dans toute activité philosophique. Il faut donc savoir combiner les deux.

Sans doute avez-vous raison lorsque vous évoquez la note en bas de page comme une sorte de moyen civilisé pour faire passer une idée un peu nouvelle, de façon à « protéger par le savoir le plus autorisé les pensées les plus hétérodoxes ». C’est l’attitude qui consiste à dire : je vous propose cette surprenante hypothèse, non parce que je ne sais pas mais, justement, parce que je sais. En même temps, tout cela est beaucoup moins compliqué, beaucoup moins paranoïaque que vous ne le suggérez. La note en bas de page, c’est, tout simplement, l’honnêteté, comme vous dites, dans la transmission du savoir. C’est la possibilité donnée au lecteur de refaire le chemin pour son compte, c’est-à-dire pour d’éventuelles divergences dans l’appréciation des sources. Étudiant, j’étais ébloui par la beauté de l’écriture chez Michel Foucault, la fluidité de sa pensée, l’impossibilité où je me trouvais de couper un raisonnement, de citer seulement un bout. Puis j’ai voulu refaire certains chemins de sa pensée et je me suis trouvé bien embêté lorsqu’il écrivait « Esquirol dit ceci », sans mentionner il le dit et même comment il le dit exactement. Un texte sans notes est, en un sens, beaucoup plus autoritaire — voire moins généreux, mais, là, je ne parle plus de Foucault — qu’un texte avec des notes en bas de page.

La grande erreur serait, ici, de postuler que la théorie est une fin dont le savoir ne serait qu’un moyen. Il y a des savoirs bouche-trous, bien sûr : c’est la métaphysique portative du savant positiviste, en quelque sorte. Il croit que l’exactitude va fonder la vérité de ce qu’il dit. Mais d’autres stratégies de connaissance sont évidemment possibles : le savoir ouvert, le gai savoir, porte en lui-même une extraordinaire capacité d’invention et de subversion théoriques. Le savoir — rappelez-vous l’érudition impressionnante de Walter Benjamin ou de Georges Bataille — sait creuser des trous dans le conformisme des théories toutes faites. Comme vous le dites fort bien, la note érudite a une fonction de ponctuation, de scolie et, surtout, de digression. On voit dans les notes comment une pensée se construit, comment s’effectue le montage théorique lui-même. On voit dans les notes un champ de possibilités, une arborescence sur quoi le texte lui-même, en général plus narratif, plus orienté, refuse de s’arrêter.

Une dernière question. Vous définissez, dans Devant l’image, le monde des images comme l’ensemble des « apories » qui se posent au monde du savoir. De ce point de vue, vous est-il déjà arrivé de connaître des images qui vous saisissaient sans qu’il vous soit pourtant possible d’y articuler le moindre discours ? Des images qui n’ont produit chez vous que des intuitions prégnantes mais vides, ou des textes impubliables ? Autrement dit, vos lecteurs ne connaissent en un sens que l’histoire de vos tours de force... Y a-t-il une histoire plus souterraine ou plus inavouable de vos échecs ? Cette question prenant aussi un sens tout particulier par rapport à l’une de vos thèses centrales selon laquelle l’image est d’abord « ce qui résiste au discours » ? Avez-vous donc connu des résistances absolues ou imprenables ?

C’est une très belle question, mais comment y répondre si je vous prends au mot ? Dire qu’une image est d’abord « ce qui résiste au discours » revient à dire qu’il ne faut justement pas s’arrêter à ce « d’abord ». Toute question, affirmait Bataille, est une question de temps, d’emploi du temps. Je dirai donc que les images qui m’ont « saisi », comme vous le dites avec justesse, ne l’ont fait qu’à créer un moment de mutité dans mes discours préexistants. Une image forte, c’est d’abord une image qui interloque (quand je dis « forte », cela ne veut pas dire « violemment spectaculaire », bien sûr : une jeune fille au turban de Vermeer qui se tourne doucement vers vous interloque d’abord, elle aussi, toutes vos possibilités de discourir sur la peinture). Mais on ne peut pas s’arrêter à ce moment de mutité, sauf à développer une théorie de l’indicible que je qualifierai de paresse métaphysique. On ne peut pas non plus s’en remettre au seul monde du discours : faire cela — pratique courante des philosophes qui discourent sur l’art — nous livre au risque d’illustrer notre discours avec des images, et non de confronter notre parole avec ces images.

Écrire sur les images, c’est d’abord écrire. C’est articuler malgré tout ce qui apparaît d’abord comme une expérience de l’inarticulable. C’est écrire l’inarticulable même, ou à partir de lui, en le préservant, en sachant écrire qu’on le préserve. C’est aller chercher toute son énergie dans l’écriture elle-même, c’est ouvrir les possibilités poétiques et philosophiques de tirer quelque chose — une parole, un texte, un style particulier qui rendrait compte de cette image particulière — à partir d’une mutité première. Il faut, pour cela, une sorte de courage : courage de regarder, regarder encore, courage d’écrire, écrire malgré tout. Il va sans dire que les images d’Auschwitz sur lesquelles j’ai travaillé ont constitué pendant de nombreuses années cet « imprenable » ou « indicible » dont vous parlez. Je m’en sortais en préférant regarder ailleurs et m’exclamer che bello ! devant les splendeurs de la Renaissance italienne. Il a fallu l’insistance de Clément Chéroux, l’organisateur de l’exposition Mémoire des camps, pour me donner le courage d’affronter ces images, et d’abord de leur consacrer du temps (cela supposait d’abandonner tous mes objets de compétence et de plaisir habituels pour une période indéfinie et sans aucune garantie de résultat). Ce que j’en ai articulé ne constitue évidemment qu’une contribution partielle à leur connaissance. Ces images gardent tout leur pouvoir de nous interloquer encore, c’est-à-dire de susciter de nouvelles façons de parler et de penser.

Je vous ai dit tout à l’heure ma réserve à l’égard de toute ontologie de l’image. Il n’y a donc pas d’images qui, en soi, nous laisseraient muets, impuissants. Une image sur laquelle on ne peut rien dire, c’est en général une image qu’on n’a pas pris le temps — mais ce temps est long, il demande du courage, je le répète — de regarder attentivement. De se réinquiéter à chaque fois.

[bibliographie sommaire]

Georges Didi-Hubermann a publié plus d’une trentaine d’ouvrages, dont Fra Angelico. Dissemblance et figuration (Flammarion, 1990), Devant l’image (Minuit, 1990), L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg (Minuit, 2002), ou, sur la question des photogrammes arrachés à l’enfer de la Shoah, Images malgré tout (Minuit, 2003). Signalons aussi un ouvrage collectif sur l’ensemble de sa pensée chez Minuit (avec Laurent Zimmerman et Arnaud Zykner) : Penser par les images : Autour des travaux de G. Didi-Huberman (éd. Cécile Defaut). Signalons encore, pour l’année 2006 : Le danseur des solitudes (Minuit), et à paraître à l’automne : Ex-voto. Image, organe, temps (Bayard), L’image ouverte (Gallimard), et la republication chez Christian Bourgois du Mémorandum de la peste.