Vacarme 39 / cahier

La Terre, basculante. Le Monde, en soi. L’Est, à l’Ouest. La Mer, concave : quatre lectures de textes qui décrivent le vertige créé par la sphéricité du monde. Quatre expériences littéraires, où l’on se perd autant que l’on se repère, comme des révolutions sensibles au terme desquelles l’espace se rejoint et offre le désir fugace de disparaître.

Prouver que la Terre est ronde est parfois affaire de littérature. L’idée m’en est soudain venue au détour de quelques pages de Coma de Pierre Guyotat, puis elle a continué son chemin, sans discipline, comme un fil qui fait des nœuds à mesure qu’il se tisse. Une tout autre pelote s’en est formée : écrire la sphéricité de la Terre, me dis-je bientôt, ce peut être donner de l’espace au désir fou de disparaître — sans très bien démêler encore ce que j’entendais par-là. Faut-il donc poser que le monde est rond pour expérimenter ce qui relèverait d’une disparition dans l’écriture ? J’en étais là de mes divagations, bien en peine de replier l’un sur l’autre les deux bords du tissu, que je laissai ballant et dont je livre ici, en l’état, quelques pans.

Guyotat, Coma

« Je travaille sous le Soleil qui ne bouge pas et sur cette Terre qui bascule, qui roule, je le sens — je veux alors donner, dans la langue de ce qui devient un livre, la sensation de cette rotation. Je la vis, je la vois beaucoup en rêve : la courbure de la Terre, je suis placé de telle façon et dans des lieux tels que je vois la courbure de la Terre (...) la planète sans fin, le monde sans fin : les espaces extraterrestres sont compris dans l’espace de la Terre elle-même. Dans ces songes, alors, je vois donc la courbure de la Terre, au bout d’un champ cultivé : les sillons du semeur épousent la courbure, non de la colline, mais de la Terre. »

Si Coma va et vient entre l’enfance et l’aujourd’hui, Guyotat ne l’écrit guère qu’au présent. La langue y est épaisse et contractée en matière, elle fait comme une peau ou une écorce. L’espace de la phrase ne laisse plus aucun vide, presque plus un souffle de vent. Le ciel au-dessus d’elle s’est comme rabattu sur la terre, recousu par l’écriture à son point d’horizon. Sur la courbure physique de la Terre, le ciel s’ourle en continu, dans une contiguïté infinie de l’espace et du temps.

Guyotat écrivant rêve la courbure de la Terre, tourne à sa surface et confond ses sillons d’écriture à cette courbe. La suite du passage ne mentionne plus le rêve. Écrivant éveillé, il se fait à présent « axe central de la Terre. Mon existence d’humble laboureurde la langue est fichée dans cet axe, dans l’axe de ce mouvement, plus grandiose que le seul mouvement humain : le mouvement planétaire : le roulement de la planète, avec son soleil et ses astres : ainsi échapper même à la sensation de la mort. Le fixe, dans la sphère, n’est plus le point mais l’axe, ligne créatrice et organisatrice du mouvement. »

La sphère, plus loin, jusqu’au bout du texte même, opèrera sur le sujet d’autres métamorphoses. Texte courbure, « moi » axe... poursuite des disparitions. La position sur la Terre de celui qui écrit, se précisant, revêt un autre aspect : elle est à l’épissure de la nuit et du jour. À cette jonction mouvante, sur le fuseau qui départage la Terre en un hémisphère éveillé et l’autre rêvant, l’homme qui écrit a pris ses quartiers, veilleur à l’interface, ligne de continuité entre les deux hémisphères. D’avoir compris la gravitation universelle, écrit Guyotat, l’a conduit enfant à cette découverte : « D’autres, humains, animaux, veillent, pendant que je dors, de l’autre côté de la Terre ; c’est-à-dire qu’une humanité veille sur celle qui dort, et celle qui dort rêve de celle qui ne dort pas. »

À la jonction du jour et de la nuit, le déplacement dans l’espace devient passage d’hier à aujourd’hui : « La pensée de l’Histoire me vient alors, enfant, du lendemain, du partage, par la nuit, d’hier et d’aujourd’hui : la nuit est la rumination du futur. » Ce qu’une fois dit, il s’agira de remonter le temps — d’inverser le mouvement. Qui n’a rêvé un jour de reculer à l’infini sur les fuseaux horaires ? Écrivant fiché entre nuit et jour, l’écrivain inverse le temps jusqu’à l’origine de toute matière. C’est la ruine remise debout, le vin redevenu raisin, l’homme redevenu poisson. « Depuis qu’enfant on me montre, à sa découverte, un cœlacanthe, poisson fossile, notre ancêtre alors, je vois, longtemps, le commencement de la vie humaine, sous la forme d’un poisson qui saute hors de l’eau, sur la plage, et qui s’y débrouille, avec ses organes sous-marins : quelques minutes, avant qu’un autre bondisse à côté, et tienne plus longtemps. » Il paraît qu’après un terrible accident le traumatisme est parfois si violent qu’on peut se remettre à battre des tempes, là où demeurent, organe fantôme, les branchies du poisson qu’on fut au commencement.{}« En face de mon lit, un homme adulte, pâle, aux yeux gros, le crâne brillant, mange son repas sur sa tablette. Je suis devant un fond d’eau, de lac, et c’est une larve amphibienne que j’ai devant moi. »

Coma, récit autobiographique d’une violente dépression, est l’expérience d’une déprise de soi. Bel orgueil d’artiste, dira-t-on, que ce moi tout-puissant qui s’exhausse à mesure qu’il joue sa désintégration. C’est possible. Guyotat se maintient sur le fil, et je veux bien ajouter foi à ses expériences : le désir qui les porte me les rend réelles. Dans son mouvement, concomitant, de révolution spatiale et d’involution temporelle — « crise d’hypermatérialité », écrit Guyotat — le sujet tente de se mettre « hors d’atteinte » de son moi pour faire revivre à ses côtés des moi révolus arrachés au passé. Au fil du récit s’expérimente un moi révolutionné, inversé, démultiplié, nomadisant. « Ou bien c’est la fusion avec le monde, ma disparition dans tout ce qui me touche. » Se transformer en langue, c’est se faire l’objet du partage : manger et être mangé, dit Guyotat. N’être que langue, énoncé. « Tu es la tâche, pas un élève à la ronde », écrit Kafka.

Conrad, Lord Jim

« Rien ne peut m’atteindre (...) Je n’en vaux pas la peine, dit-il, dans le dernier sursaut de son orgueil souverain. »

Jim est un mystère. Son désir de reconstruction après la catastrophe passe par l’éradication de soi. Sa désaffection est un orgueil : le fol espoir qu’en disparaissant en quelque point du globe il finira par recouvrir de son moi toute la Terre, vaste monde fini, si glorieux d’avoir rabattu l’infini dans sa sphère. « Petit à petit le jour s’alluma, comme une flamme dans un globe de verre. »

Jim est le jouet d’une malédiction qui lui vient d’avant même son irréparable faute (par lâcheté, ou absence à soi, Jim a sauté d’un navire chargé de huit cents pèlerins qui menaçait naufrage, ruinant à la seconde tous ses rêves d’exploits et de grandeur) : malédiction d’être en tout point du globe rattrapé par les fantômes qui lui rappellent sa défaillance et le chassent plus loin. Pour Jim, nul endroit ne s’offre à la disparition. « Vous découvrirez bientôt que la terre n’est pas assez grande pour vous », lui dit Marlow, le narrateur. Mais Marlow dit aussi à son auditoire, auquel il rapporte l’histoire de Jim : « Mon seul désir était de le faire disparaître ; ce serait pour le monde extérieur comme s’il n’avait jamais existé. »

La catastrophe de Jim est sans point d’origine. Elle est là de tout temps, dans la toujours même et infinie répétition de l’espace. Ce qui a eu lieu a toujours eu lieu, déjà vu, déjà chu : « C’était comme si j’avais déjà vécu, entendu, vu, tout cela vingt fois déjà. » De Jim, on lit au début du roman : « Son incognito — qui était aussi percé qu’un tamis — ne visait pas à dissimuler une personne, mais un fait. Lorsque celui-ci traversait le masque, il quittait sans délai le port où il se trouvait et partait pour un autre, généralement plus loin vers l’est [...] Sa retraite le poussait toujours plus loin vers le soleil levant, et le fait le suivait, comme par hasard, mais inexorablement. »

Longtemps, toutefois, Jim croira trouver une sûre retraite aux antipodes. Remontant le fleuve jusqu’au territoire de Patusan, lieu fictif quelque part en Indonésie ou en Malaisie, Jim se sauvera pour un temps hors du monde. Jim, disparu à l’Est — qui pour peu qu’on le déborde un peu plus vers l’Est se mue (magie de la sphéricité) en Ouest —, se donne dès lors l’illusion d’être maître de sa révolution : il se fait lui-même soleil et gouverneur des astres, point fixe moteur du mouvement de la Terre. « Le soleil qui, de ses rayons intenses, réduit la terre aux dimensions d’une petite boule de poussière en mouvement, avait sombré derrière la forêt, et la lumière diffuse du ciel d’opale semblait nous enfermer dans un univers sans ombres et sans clarté, dans l’illusion d’une grandeur calme et pensive. » (Jim, quelques phrases plus tôt, est décrit les yeux baissés sur une motte de boue qu’il réduit en poussière du bout de son pied.) « Puis la ronde de la sphère terrestre amena doucement la nuit sur Patusan et tout sembla immobile. »

Qui du soleil ou de la Terre gravite autour de l’autre ? Tout Lord Jim joue d’une hésitation non résolue entre les deux. Paradoxe de la gravitation universelle : son savoir est tenu de s’imposer contre la perception même des choses, qui lui est contraire. L’indécision du mouvement subsiste dans le récit, par quoi la question de la disparition ne se résoudra pas. Quand Marlow s’éloigne du rivage où il a laissé Jim qu’il ne reverra plus, il le voit disparaître comme un point blanc dans la nuit. C’est en cela, exactement, que Lord Jimme confond : qui dira qui de moi ou de Jim s’absente de l’autre ?

Kafka, Le Disparu (L’Amérique)

« L’Amérique a inversé les directions : elle a mis son Orient à l’ouest, comme si la Terre était devenue ronde précisément en Amérique. Son Ouest est la frange de l’Est. (Ce n’est pas l’Inde, comme le croyait Haudricourt, qui fait l’intermédiaire entre l’Orient et l’Occident, c’est l’Amérique qui fait pivot et mécanisme d’inversion). » (Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux)

La sphéricité terrestre, dans Le Disparu, surgit au détour d’une erreur cartographique. Karl Rossmann, chassé en terre américaine pour une faute qu’il a commise en Europe, reçoit de son oncle une lettre qui le condamne à poursuivre son exil : « Tenez, je vous donne encore un billet de troisième pour San Francisco. C’est moi qui ai décidé que vous partiriez là-bas, d’abord parce que dans l’Est les possibilités de gagner votre vie sont bien meilleures, et ensuite parce qu’ici votre oncle est mêlé à tout ce qui pourrait vous concerner et qu’il faut absolument éviter que vous vous rencontriez. » Kafka place San Francisco à l’Est sur le globe. J’ai plaisir à croire qu’il le fait exprès. Je me garderai bien, d’ailleurs, de lui donner tort, si je considère deux règles, qui ressortissent l’une et l’autre à la géographie de la sphère et au mouvement kafkaïen : 1. tout Ouest est toujours à l’Est d’un point donné et vice-versa. 2. s’écarter d’un point en telle direction, c’est aussi bien s’en rapprocher en sens contraire : la distance qui nous en sépare se réduit à mesure qu’elle augmente, en deux mouvements concomitants, et deux points contigus sont tout autant séparés par la plus grande distance possible. Kafka ne se lasse pas de ce vertige géographique : « Comment un jeune homme peut-il se résoudre à prendre son cheval et se rendre au village voisin, sans craindre que — incidents malheureux mis à part — le temps de la vie habituelle, heureuse, ne suffise pas, loin s’en faudrait, à une telle chevauchée ? »

Pour fuir au bout du monde là où sur terre l’Est égale l’Ouest, Kafka crée l’Amérique. Chaînon terrestre qui longtemps manqua pour établir la continuité sphérique, l’Amérique, pivot de la Terre, postule l’inversion des directions éprouvée par Colomb sur les mers, et que Rossmann, homme-cheval, indien du grand Ouest condamné à nomadiser, poursuivra sur terre. Il disparaîtra en Amérique, dans une indécidable avancée-recul. Le périple de Karl Rossmann dans l’Ouest américain aura rejoint en sens inverse celui du Jim de Conrad : une disparition sans fin à l’Est du globe — et moi lisant qui le suis dans un lieu impossible. Fuite heureuse, cauchemar du surplace, qui peut en décider ?

Poe, Le Canard en ballon

Une poignée d’inventeurs anglais épris d’aventure entreprennent la traversée de la Manche dans la montgolfière qu’ils ont construite (nous sommes dans ce XIXe siècle où la conquête du ciel en est à ses balbutiements). Poussés par un vent favorable, ils forment soudain ce projet fou : faire cap vers l’Ouest et rejoindre par mer l’Amérique. Dans le journal tenu lors de leur équipée, on lit cette note, suivie du commentaire savant de l’auteur :

« Nota. — A une hauteur de 25 000 pieds, le ciel apparaît presque noir, et les étoiles se voient distinctement ; pendant que la mer, au lieu de paraître convexe, comme on pourrait le supposer, semble absolument et entièrement concave (1).

(1). Monsieur Ainsworth n’a pas essayé de se rendre compte de ce phénomène, dont l’explication est cependant bien simple. Une ligne abaissée perpendiculairement sur la surface de la terre (ou de la mer) d’une hauteur de 2 5000 pieds, formerait la perpendiculaire d’un triangle rectangle, dont la base s’étendrait de l’angle droit à l’horizon, et l’hypoténuse de l’horizon au ballon. Mais les 25 000 pieds de hauteur sont peu de chose ou presque rien relativement à l’étendue de la perspective. En d’autres termes, la base et l’hypoténuse du triangle supposé seraient si longues, comparées avec la perpendiculaire, qu’elles pourraient être regardées comme presque parallèles. De cette façon, l’horizon de l’aéronaute devrait lui apparaître de niveau avec la nacelle. Mais comme le point, situé immédiatement au-dessous de lui, paraît et est en effet à une grande distance, il lui semble naturellement à une grande distance au-dessous de l’horizon. De là l’impression de concavité, et cette impression durera jusqu’à ce que l’élévation se trouve dans une telle proportion avec l’étendue de l’horizon, que le parallélisme apparent de la base et de l’hypoténuse disparaisse, — alors la réelle convexité de la terre deviendra sensible. — E.A.P. »

La même stupéfaction du regard, tout aussi promptement résolue par son explication rationnelle, figure dans un autre récit de voyage en ballon relaté par Poe, Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall. Pfaall, avant peu, aura la chance de voir la concavité se résoudre et la courbure de la Terre se dessiner miraculeusement sous ses yeux. Bientôt, il verra aussi l’ombre épaisse de la nuit manger l’Ouest à ses bords. Il est vrai que, pour jouir d’un tel spectacle, il aura dû prendre un peu plus de hauteur. Pfaall a compris qu’on ne peut jamais disparaître sur la surface maudite de la Terre. Dont acte : pour fuir son passé, il filera droit vers la lune.